- Oui, parce que vous me le devez bien ! Ou la mémoire de Votre Majesté serait-elle sujette à éclipses ?

Elle faisait allusion à plusieurs « services » discrets qu'elle lui avait rendus auprès de princes étrangers où, sans que sa main fine eût laissé la moindre trace, certaines dispositions avaient changé d'orientation. En même temps, son regard bleu, toujours aussi lumineux, observait l’effet de ses paroles sur le visage du roi.

- … j'ajoute, continua-t-elle, que « mon » fils au récent siège de Béthune a fait preuve d’une telle bravoure - on pourrait sans exagérer parler de témérité - que le prince Eugène l’a embrassé et lui a dit qu’il aurait aimé avoir un fils tel que lui ! Apparemment vous n’êtes pas du même avis ! Mais cela ne m’étonne pas de vous !

Elle s’était levée brusquement et, sans saluer, se dirigeait vers la porte, laissant derrière elle le sillage bleu de sa traîne. Dans laquelle le roi manqua de se prendre les pieds en s’élançant derrière elle :

- Non, ne pars pas, pria-t-il en retrouvant les intonations intimes d’autrefois. Tu sais que, même si nos relations ne sont plus ce qu’elles étaient, tu garderas toujours une place dans mon cœur et que je ne supporterais pas de ne plus te voir… malgré ton fichu caractère ! Quant à « notre » fils, il va recevoir l’ordre de revenir ici et je pense que tu seras contente de moi !

Les larmes de colère qu’Aurore s’efforçait de retenir se changèrent en autant d’étincelles joyeuses tandis qu’Auguste laissait ses lèvres s'attarder un instant sur sa main.

- Merci ! dit-elle seulement.

Au mois de mai 1711 c’était chose faite et Mme de Koenigsmark pouvait écrire à Schulembourg :

« Le roi a enfin reconnu le comte de Saxe par une récognition signée de sa main à tous les collèges de Dresde, et communiquée au Conseil privé, au Conseil de cabinet et à la Régence. Il lui donne avec cela un comté de dix mille écus de revenus. Jugez, Monsieur, combien j’ai eu de bonheur dans mon voyage à Dresde !… »

Quant au jeune homme, partagé entre la joie de se nommer à présent Maurice de Saxe et la peine réelle qu’il ressentait de ne pouvoir épouser Rosette, il repartit à francs étriers pour la Flandre, courut à Bruxelles embrasser la toute jeune femme parvenue presque à son terme et rejoignit Schulembourg dont les troupes renforçaient celles du duc de Marlborough au siège de Tournai. C’était la ville de ses amours et il aurait cent fois préféré en investir une autre. Elle tomba après vingt-trois jours et les vainqueurs purent pénétrer dans une cité d’où fuyaient les habitants. Maurice eut une pensée pour M. Dubosan, le père de Rosette, mais n’eut pas le loisir de le rechercher : un courrier de Bruxelles le rejoignait pour lui apprendre qu’il était père d’une petite fille.

La victoire étant acquise, Schulembourg lui accorda une brève permission et il put galoper jusqu’à Bruxelles embrasser la mère et l’enfant que l’on nomma Julie et qu’il reconnut sur l’heure. Après quoi il prit des dispositions pour assurer l’existence de sa petite famille et repartit à Tournai en promettant de revenir dès que possible :

- Si l’on m’a ôté le droit de t’épouser, personne ne peut m'ôter celui de t’aimer aussi longtemps que je vivrai.

Il était sincère mais, quand il put revenir à nouveau, la jeune mère et l'enfant avaient disparu. Dubosan avait fini par retrouver la trace de sa fille et tout ce que Maurice put apprendre c’est qu’il les avait fait entrer dans un couvent dont elles ne sortiraient jamais plus. Mais quel couvent ? Il y en avait une quantité en Flandre. Et le pauvre amoureux eut beau effectuer des recherches, il ne trouva rien. Dubosan qu'il ne retrouva pas non plus y avait veillé… Et puis il y avait la guerre toujours présente et Maurice se jeta dans ses bras comme dans ceux d’une maîtresse… Elle seule pouvait apaiser son chagrin !

Seulement, elle s'éteignait en Flandre et le jeune comte de Saxe alla passer quelques jours auprès de sa mère à Quedlinburg. Il ignorait le rôle occulte qu’elle avait joué dans l’éloignement de Rosette. En outre, elle possédait depuis sa plus tendre enfance l’art de l’éblouir par sa beauté et son élégance. Sans doute partagée entre son couvent et les « relations d’affaires » qu’elle entretenait avec Auguste le Fort avait-elle été une mère à éclipses mais, lorsqu’ils étaient ensemble, tous deux partageaient des moments de tendresse qui effaçaient un peu les trop longues absences auxquelles tante Amélie s’efforçait de pallier…

De son côté, Aurore goûtait intensément ce bonheur dont elle savait qu’il ne durerait pas. Elle mesurait avec un étonnement un peu effrayé la fuite si incroyablement rapide des jours et ce qu’ils emportaient avec eux. Sa correspondance avec Charlotte Berckhoff, chez qui elle s’était rendue deux fois, jalonnait le temps écoulé.

La dernière fois qu'elle était allée à Celle, c’était en 1705, après la mort de Georges-Guillaume qui avait laissé la duchesse Eléonore dans un grand embarras. Son affreux gendre s’était hâté de mettre la main sur le duché qui devait revenir au fils de Sophie-Dorothée en dépit du fait que le duc avait institué sa fille légataire universelle. La mère avait même été chassée de son palais qu’elle avait quitté avec une dignité exemplaire et sans une larme pour se retirer dans son domaine de Wienhauser qui était bien à elle et où elle avait eu la prudence de faire transporter, dès l’agonie de son époux, ses meubles et ses objets les plus chers. Quant à ses bijoux elle les avait envoyés à sa fille. Une joie cependant lui était venue de France : de la façon du monde la plus inattendue, Louis XIV lui restituait le domaine d’Olbreuse resté longtemps en déshérence. Elle avait aussi pris la précaution d’envoyer en Hollande une somme de cent mille thalers, ainsi qu’elle l’avait confié à Aurore quand celle-ci était allée la voir avec Charlotte.

Les trois femmes avaient même effectué ensemble le voyage d’Ahlden. O combien douloureux pour cette mère à qui l’on avait retiré le droit d’approcher sa fille. Elles avaient dû se contenter d’attendre au bord du chemin que vienne l’heure de la promenade quotidienne. Spectacle torturant pour Eléonore et cruel pour ses amies ! Elles avaient vu passer, dans un carrosse vitré enveloppé de cavaliers armés, une raide statue noire coiffée d’une haute fontange et littéralement couverte de diamants sous une écharpe de dentelle noire. Très pâle, Sophie-Dorothée ne regardait rien, ne voyait rien !

Par un valet sensible à l’or, la duchesse avait réussi à savoir que sa fille s'habillait de la sorte pour la promenade et ensuite soupait seule, dans la petite salle à manger d’Ahlden blanchie à la chaux, en robe de cour à grands volants de moire noire, hiératique et muette. Sa « cour » avait augmenté avec son statut d’héritière : une première dame d’honneur lui présentait la serviette, la seconde essayait les plats, cependant que plusieurs valets assuraient le service sous les yeux de verre d’un ours empaillé. Elle ne parlait à personne mais, parfois, elle ébauchait un sourire et ses lèvres remuaient sans émettre un son, comme si elle s'adressait à une invisible présence assise de l’autre côté de la table. Elle était alors plus parée que jamais… Pourtant elle n’était pas folle. Simplement brisée, comme on avait pu s’en rendre compte quand, un incendie s’étant déclaré au château, elle était restée assise, sa cassette à bijoux sur les genoux, refusant de s’éloigner du brasier sans un ordre du gouverneur, indifférente aux flammes si proches…

Les enfants de la prisonnière n’avaient pas non plus réussi à l’approcher. Et son fils avait tâté de la prison pour avoir voulu forcer les barrages. Quant à sa fille Sophie-Dorothée, aussi ravissante qu'elle, en dépit de son mariage avec Frédéric-Guillaume de Prusse qui l'avait faite reine1, elle n'avait pas mieux réussi malgré son statut de souveraine étrangère. Elle et son frère devaient se contenter de haïr leur père… En effet, la mort de l’Electeur Ernest-Auguste en 1706 avait donné tous pouvoirs à « Groin de cochon » pour savourer à son aise la plus cruelle des vengeances…

Tout cela, Aurore le conservait dans son cœur. Elle en parlait de temps en temps avec son fils et avec Nicolas toujours fidèle au poste. Le jeune homme appréciait le chevalier servant de sa mère, heureux qu’il y ait auprès d’elle cet amour silencieux et constant. Ce qui ne l’empêcha pas de s’ennuyer ferme au bout de quelques semaines. Les offices, les psaumes et les harangues des pasteurs l’assommaient. En outre, voir souvent sa mère dans la grande robe noire qu’il jugeait sinistre le révulsait.

Il en était à ne plus savoir que faire en dépit des parties de chasse avec Nicolas quand son père le rappela à Dresde afin de prendre sa part dans l’interminable guerre du Nord contre la Suède qui avait eu de si fâcheux résultats et risquait d’en avoir plus encore : le tsar Pierre préparait sournoisement un envahissement de la Pologne. Et Maurice retrouva la vie des camps avec délices. Au siège de Stralsund - et alors qu’il n’avait pas quinze ans ! - il souleva l’admiration d’Auguste en passant une rivière à la nage, son pistolet entre les dents et sous le feu des canons, et plus tard encore à Pennemünde. Le résultat fut que le roi de Pologne qui commençait à aimer ce gamin héroïque l’autorisa à lever, en son nom, un régiment de cavalerie. Des chevaux, enfin ! Et le grade de colonel par-dessus le marché. Le rêve !

Fou de joie, Maurice passa les premiers mois de 1712 à recruter ses hommes, nommer ses officiers et choisir ses chevaux, tellement content qu’il en négligea les fêtes du Carnaval, qui à Dresde revêtaient toujours une splendeur et une gaieté égalant presque celles de Venise. Au grand dépit de quelques jolies femmes sensibles à la carrure et au charme du jeune colonel.