N’osant passer outre, Schulembourg eut un soupir de regret et pourvut Maurice d’un nouveau précepteur, M. de Stöterrogen, un Allemand sévère auprès duquel la vie ne fut guère moins rude que dans un couvent. Cependant le général n’abandonnait pas son protégé qui put, grâce à lui, assister à la bataille de Malplaquet où, simple spectateur, il ne résista pas à l’envie de s’en mêler et de telle façon que le prince Eugène le remarqua. D’où l’invitation au souper de Lille et ces quelques mots lorsque Maurice vint le saluer :

- Jeune homme, apprenez à ne pas confondre la témérité avec la valeur !

Ce compliment à rebours n’en signifiait pas moins que le grand homme l’avait remarqué et Maurice pensa que ce repas était le meilleur qu’il eût mangé de sa vie. Mais une autre surprise l’attendait.

Hôte fastueux, le prince Eugène aimait distraire ses invités en faisant appel à des artistes, chanteurs, danseurs, comédiens, mais il avait été impossible d’en trouver dans une ville qui venait de soutenir un siège long et pénible. Alors il eut l’idée de faire présenter les plus beaux ouvrages sortis des mains habiles des dentellières lilloises. Une théorie de jeunes filles fit donc son entrée après les desserts, portant des corbeilles plates où, sur fond de satin aux couleurs différentes, de véritables merveilles étaient disposées artistement. Elles vinrent les présenter d’abord au prince et à ses généraux puis firent le tour de la société… Elles étaient plus ou moins jolies mais la plus jeune d’entre elles frappa au cœur le fils d’Aurore.

Elle était brune, ravissante et fragile, avec d’immenses yeux clairs et des joues roses où s’attardaient les rondeurs d’une enfance encore proche puisqu’elle n’avait que douze ans mais, formée précocement, elle avait la grâce émouvante d’une fleur à peine entrouverte. Elle s’appelait Rosette Dubosan, originaire de Tournai où son père vivait avec ses trois filles et son fils. La mère était morte un an plus tôt mais elle avait eu le temps de terminer la parure de dentelles - évaluée à deux mille écus ! - que présentait l’adolescente.

Quand celle-ci eut achevé son tour de salle, Maurice n’y tint plus et courut après elle. Il la rejoignit dans une galerie qui lui parut un peu obscure après les lumières du festin.

- Mademoiselle, Mademoiselle ! Un mot s’il vous plaît ?

Elle se retourna, surprise, mais, spontanément, sourit à ce grand et beau garçon qui semblait tellement ému :

- Vous désirez acheter des dentelles, Monsieur ? Son Altesse le prince de Savoie a bien voulu retenir celles-ci mais il y en a d’autres chez ma tante.

- Vous habitez chez votre tante ?

- Oui, afin d’apprendre le métier. Ma mère est morte l’an passé et ne peut plus s’en charger. Mais ma tante est la meilleure dentellière de Lille et je vais vous donner son adresse si vous voulez l’honorer d’une visite…

Dieu qu’elle était jolie ! Oubliant ce que Jean d'Alençon et Schulembourg lui avaient appris concernant sa conduite envers les femmes, Maurice déclara tout de go :

- C’est vous que je veux parce que vous êtes la plus belle fille que j’aie jamais rencontrée. Donnez-moi un baiser !

Avant qu'elle ait pu répliquer, il l’avait prise dans ses bras mais la corbeille, passée au cou de la jeune fille par un ruban de satin, le gênait, il la fit sauter en l’air d’un coup de poing et resserra son étreinte dans un style que n’eût pas désavoué son père.

N’ayant jamais approché une femme il n’avait aucune expérience en la matière et donc improvisa mais il avait apparemment de qui tenir car ce coup d’essai fut un coup de maître : Rosette fondit sous son baiser. Il est vrai qu’elle aussi en était à sa première fois. Et si quelqu’un ne s’était avisé d’emprunter la galerie à ce moment on ne sait trop comment se fût achevé ce premier contact. Rosette s’enfuit mais sans oublier de crier l’adresse de sa tante. Et le séducteur en herbe rentra au logis qu’il partageait avec Stöterrogen la tête pleine d’étoiles et le corps embrasé d’une sensation toute nouvelle pour lui.

Le lendemain, il courait chez la tante qui habitait non loin de la citadelle. Une servante le reçut et lui dit que la dame n’y était pas mais Rosette, elle, y était. Jouant le jeu, il admira les jolies choses qu’on lui montrait et, comme la servante était retournée dans sa cuisine, il voulut reprendre le dialogue là où il l’avait laissé mais la jeune fille était sur ses gardes. Elle se laissa bien prendre un baiser mais s’opposa à la suite espérée avec plus de vigueur que l’on n’en pouvait attendre d’elle. Maurice, désolé, repartit comme il était venu. D’autant plus déçu qu’on lui avait annoncé le retour de la jeune fille à la maison paternelle… à Tournai !

Mais qu’étaient cinq petites lieues pour un fantassin amoureux qui montait à cheval comme un centaure ? Il fit une première visite, plutôt protocolaire mais qui lui permit d’examiner le terrain et les aîtres avec ce sens de la stratégie qui ferait un jour sa gloire. La maison était assez vaste, pourvue d’un grand jardin et de bâtiments annexes. Avec la complicité achetée d’un garçon de ferme, il fut possible à Maurice de se ménager un coin tranquille où il réussit, un beau jour, à entraîner la jeune personne.

« Ce fut ainsi, écrivit plus tard Jean d’Alençon, l’ancien précepteur devenu l’ami et historiographe de son élève, qu’ils se firent mutuel sacrifice de leur innocence… »

Trois mois ! Ce furent trois mois d’un bonheur éperdu, sans le moindre nuage tant les complicités achetées tenaient bon. Les deux jeunes amants s’aimaient comme aiment les enfants, avec une fougue, une tendresse, une fraîcheur et une naïveté bien naturelles à leur âge. Mais justement la nature était tout de même là. Rosette eut des malaises, des tristesses puis finalement des angoisses qu'il fallut bien avouer. Maurice la consola de son mieux en lui jurant qu’il allait prendre soin d’elle. Et d’abord il commencerait par lui faire quitter Tournai.

Grâce à Schulembourg auquel il s’était confessé en ajoutant qu’il tenait à Rosette plus qu’à sa vie, il put l’enlever de chez elle et gagner Bruxelles où il la confia à la veuve d’un drapier laquelle promit d’en prendre soin. Puis il retourna à son service qui n’était plus celui d’un simple spectateur. La guerre était toujours présente et le jeune enseigne s’y conduisit non seulement avec vaillance mais avec éclat…

S’il n’était plus question d’aller voir Rosette à Bruxelles, il n’en écrivit pas moins quelques lettres débordantes d’amour :

« J’ai reçu, ma chère Rosette, la tendre et charmante lettre que vous m’avez fait l’amitié de m’écrire ; on ne peut être plus sensible que je ne le suis à toutes les marques de votre amour dont elle est remplie. Ne doutez point du mien, je vous prie. Je vous aime et vous aimerai toute ma vie ! Fiez-vous à mes serments et à vos charmes ! Que ne suis-je auprès de vous pour essuyer des larmes que je ne verrais couler qu’à regret. Le papier m’en a rendu fidèlement l’empreinte précieuse et je n’ai pu m’empêcher d’y mêler les miennes. Mais vos beaux yeux ne sont pas faits pour devoir pleurer… »

L’orthographe réelle n’était malheureusement pas à la hauteur des sentiments du jeune guerrier. Elle était aussi abominable que l’avait été celle de son oncle Philippe de Koenigsmark et Rosette, qui écrivait mieux que lui, devait parfois sourire mais ce courrier était aussi un vrai réconfort. D’autant plus que, par deux fois, durant les longs mois d’attente, Maurice réussit à venir à Bruxelles retrouver la future mère et lui jurer fidélité…

Malheureusement, s'il espérait pouvoir être auprès d’elle au moment crucial, il dut y renoncer : son père l’appelait à Dresde et cela ne souffrait pas le moindre retard. Toujours flanqué de Stöterrogen, il partit sans imaginer un instant ce qui l’attendait.

Inquiet, en effet, des proportions prises par ce qu’il avait d’abord considéré comme une amourette de gamin et qui risquait de se terminer par un mariage, même secret, Schulembourg avait prévenu la mère.

Au reçu de la lettre, Aurore ne put s’empêcher d’être émue. Ce jeune amour si plein de fraîcheur ne pouvait que la toucher. D’autre part elle connaissait trop la fermeté des décisions de Maurice, voire son entêtement, pour redouter qu’un mariage aussi désastreux ne barre un avenir que de toutes ses forces elle voulait glorieux. Ce serait vraiment stupide !

Sans plus hésiter elle se rendit à Dresde afin de mettre le père au courant. Ce qu'elle avait à dire était simple et elle le fit entendre sans ambages :

- Il n'y a que vous, dit-elle à son ancien amant, qui puissiez l’empêcher de faire cette sottise.

- Pourquoi pas vous ? riposta Auguste II (depuis quelques semaines il avait récupéré son trône polonais, obligeant Stanislas Leczinski à s’enfuir). Il vous admire et il vous aime. Il vous obéira.

- Non, parce que s’il a beaucoup de vous, ce dont je me réjouis, il tient aussi de moi le sens de la fidélité. Pour nous, les Koenigsmark, l’amour est d’une importance extrême. Je crois qu’il aime réellement cette petite !

- A quatorze ans ? Vous voulez rire ?

- Oh non, je n’en ai pas la moindre envie et, je le répète, vous seul pouvez empêcher cette union ridicule.

- Je ne vois pas comment ? biaisa Auguste avec une si évidente mauvaise foi qu’Aurore prit feu :

- Ne me prenez pas pour une sotte, sire ! Je vous ai connu plus subtil. Alors je vais être claire : il est de peu d’importance qu’un bâtard sans autre nom que celui de sa mère épouse une petite bourgeoise, ce qui, en dépit d’une folle bravoure reconnue par tous, le condamnera à végéter dans des grades ou des charges obscurs ! Il n’en va plus de même si le bâtard en question…

- Nous y voilà ! Toujours cette vieille histoire ! Vous voulez que je le reconnaisse ?