Et il disparut aussi soudainement que si une trappe l’avait avalé… sans même prendre le temps de l’embrasser ou seulement de lui baiser la main ! Ce qu’elle ressentit avec un peu de tristesse. Allons, les temps avaient changé et sans doute faudrait-il, à l’avenir, se contenter du rôle d’amie, de conseillère, voire d’espionne ? Mais elle était décidée à tout accepter. Tout jusqu’à ce qu’il reconnaisse son fils et lui mette le pied à l’étrier…

Tandis qu’avec l’intendant elle rejoignait sa voiture, elle lança comme par inadvertance :

- Comment se fait-il que je n’aie vu aucune femme de la Cour ? A commencer par la reine… et la comtesse d’Esterlé ?

- Oh, pour celle-là elle n’est pas loin ! Il y a deux jours qu’elle attend le roi à Wilanow. Quant à la reine, il paraît qu’elle ne veut pas venir.

- Elle n’a peut-être pas entièrement tort ! fit entre ses dents Aurore chez qui la déception se mêlait à la colère.

Il était difficile de constater qu’en devenant roi, le prince de ses rêves et de son cœur eût fait place à un homme ordinaire… un homme comme les autres ! Elle avait honte à présent de s’être soumise à son regain d’appétit pour elle et jura que cela ne se reproduirait plus…

Dans les jours qui suivirent et où elles n’eurent rien d’autre à faire qu’écouter et regarder, Aurore, Amélie et aussi Nicolas s’aperçurent vite que le nouveau règne menaçait d’être houleux. Après les fastes du couronnement puis de l’entrée et de l’installation à Varsovie, il fut vite évident qu’une sorte de gêne et même de défiance s’introduisait entre Auguste II et ses nouveaux sujets. Les membres de la Diète qui lui avaient donné la couronne dans un moment d’« enthousiasme irréfléchi » suscité surtout par la présence de ses troupes aux frontières ne l’eurent pas plus tôt vu assis sur leur trône au milieu d’une soldatesque étrangère qu’ils se repentirent de leur choix. Un choix quelque peu contraint puisqu’il les avait obligés à annuler l’élection du prince de Conti. Le caractère altier du nouveau roi, la dissolution de ses mœurs, son ignorance des lois, des coutumes, de la langue et de la susceptibilité native du pays et surtout son entourage militaire blessèrent la noblesse aussi bien que le peuple. L’élévation de Flemming à la charge de Premier ministre n’arrangea rien. Sa nomination était pour celui-ci le gage de son influence sur le roi, une influence qu’il comptait étendre jusqu’à s’adjuger la totalité du gouvernement, ce qui lui permettrait de réaliser ses ambitions déjà anciennes de conquête des pays du Nord. Pour ce faire le meilleur outil était l’armée. Pas très nombreuse mais solide, bien entraînée, dressée à une obéissance absolue en face d’une armée polonaise moins disciplinée, elle devait permettre tous les espoirs. Dans ce but Auguste et son ministre prirent soin de la flatter en la laissant se conduire en Pologne comme en pays conquis, semant un levain de révolte qui grandirait plus rapidement qu’on ne l’imaginait.

Conscient de mal respirer dans une atmosphère déjà lourde, Nicolas d’Asfeld souhaitait que les sœurs Koenigsmark s’éloignent de Varsovie mais, naturellement, Aurore s’y opposait.

- Je ne peux m'éloigner avant d’avoir reçu les instructions du roi. Il m’a personnellement priée de les attendre…

- Que n’allez-vous les chercher vous-même ? Wilanow n’est pas si loin…

- Aller là-bas ? Non, je n’en ai pas la moindre envie !

Difficile d’expliquer qu’elle ne voulait à aucun prix se retrouver en face de Maria d'Esterlé mais Nicolas savait à quoi s’en tenir :

- Pourquoi ne pas m’envoyer moi ? Je n’ai pas d’états d’âme et comme je ne connais personne je n’ai à redouter aucune rencontre…

- Ai-je dit que j’en redoutais une ? s’emporta Aurore enfourchant ses grands chevaux.

Amélie qui partageait l’avis du jeune homme jugea bon de s’en mêler :

- Il a raison, Aurore ! Nous ne pouvons pas rester ici éternellement à attendre une lettre qui risque de ne pas venir. On dit que le roi se dispose à rejoindre Dresde afin d’y rencontrer le tsar Pierre et peut-être de tenter d’amener Christine-Eberhardine à composition. Les Polonais s’obstinent à refuser l’appartenance de leur reine à une religion différente. En outre… je vais devoir te quitter : mon époux m’appelle à Leipzig où il commande la garnison…

Aurore reconnaissait volontiers qu’ils avaient raison tous deux et pourtant elle n’arrivait pas à se décider quand arriva enfin un messager apportant la lettre d’Auguste II. Enfin elle allait savoir ce qu’il attendait d’elle !

La déception fut à la mesure de l’espérance : en quelques lignes au ton aussi officiel que possible, Auguste lui faisait savoir qu’il n’avait pas besoin dans l’immédiat de ses services et qu’il désirait qu'elle retourne à Quedlinburg, car il voulait savoir où la chercher éventuellement. Quant à l’enfant, et puisque Quedlinburg appartenait désormais à la Prusse, on pouvait l’installer à Berlin, dans la maison d’un certain Rousseau, protestant français émigré qui avait été valet à Versailles et à qui on pouvait se fier. Il ne serait peut-être pas mauvais qu’au moyen de son fils Mme de Koenigsmark conforte ses relations avec l’Electeur de Brandebourg. Suivaient de très protocolaires salutations…

Aurore entra en fureur :

- Confier Maurice à un inconnu ? L’abandonner à Berlin tandis que je retourne m’enfermer dans mon couvent ? Voilà donc le destin que ce noble souverain nous réserve à l’un comme à l’autre ? Il ne saurait en être question et je vais, de ce pas, lui faire entendre ce que je pense de lui !

On eut toutes les peines du monde à la retenir au bord de son expédition vengeresse. Elle criait qu’il n’était pas difficile de deviner d’où lui venait ce mauvais coup. Flemming naturellement ! Encore et toujours Flemming qui, s’il était prêt à la soutenir pour se débarrasser de la Viennoise, ne voulait à aucun prix qu'elle soit mêlée de près ou de loin à une politique qui devait être la sienne et de personne d’autre !

Mme de Loewenhaupt connaissait assez sa sœur pour laisser passer l’orage. Quand, la colère épuisée, Aurore s’abattit sur son lit en pleurant toutes les larmes de son corps, elle accorda quelques minutes au chagrin puis, au moment où elle jugea qu’il en était temps, elle redressa la désespérée pour la serrer dans ses bras :

- Si nous essayions de raisonner ? Si Flemming est l’instigateur de cette lettre…

- Je le soupçonne de l’avoir dictée !

- … tu ne gagneras rien à t’en prendre directement à Auguste ! Tu sais qu’au fond c’est un faible qui a besoin d’une ferme volonté auprès de lui. Il ne te recevra peut-être même pas puisqu'il est occupé d’une nouvelle maîtresse…

- Mais de celle-là aussi Flemming veut se débarrasser !

- Pour le moment il ne semble pas y réussir. Alors écoute au moins ce que je te propose…

- Dis toujours !

- Tu vas rentrer bien sagement dans ton couvent pour y cueillir les lauriers que tu as mérités. De là, tu pourras entretenir une correspondance avec le Prussien.

- En lui envoyant mon fils en otage ? Sûrement pas. D’ailleurs, si Flemming veut l’expédier là-bas, c’est que j’aurai le pire à redouter pour lui !

- Tu as peut-être raison mais, en ce cas, la solution est toute trouvée : j’emmène Maurice à Leipzig. Frédéric y fait venir nos fils et sera enchanté de l’avoir. Et toi tu seras pleinement rassurée : au milieu de nous il n’aura rien à craindre.

C’était la solution. Aurore essuya ses larmes et embrassa sa sœur :

- En vérité, je ne sais ce que je deviendrais sans toi, soupira-t-elle.

C’était un vrai soulagement d’autant que Leipzig se trouvait à égale distance environ de Dresde et de Quedlinburg. Aurore pourrait revoir son fils aussi souvent qu’elle le voudrait. On ferait ensemble la majeure partie d’un chemin encore encombré des boues et neiges fondues de l’hiver à son déclin. Le printemps approchait mais du diable si l’on s’en serait rendu compte tellement le temps était mauvais. Enfin on parvint à destination. Amélie retrouva avec une joie mesurée - les grandes démonstrations n’étant guère le fait du couple ! - son mari et ses enfants qui firent, en effet, bon accueil au jeune Maurice. Aurore n’en éprouva pas moins un pincement au cœur au moment où avec Utta elle remontait en voiture pour la dernière étape dans la seule compagnie de Nicolas. Ulrica bien sûr continuerait à s’occuper du petit garçon qui, maintenant sevré, n’avait plus besoin de nourrice. Celle-ci avait été renvoyée à Goslar avec un joli pécule.

En outre la nouvelle chanoinesse n’était guère séduite par l’idée de revoir le couvent et sa population féminine. Passe encore pour l’abbesse, mais les autres…

- Vous avez tort de vous tourmenter, lui assura Nicolas. Je parierais qu’elles vont vous recevoir comme il convient : ne revenez-vous pas avec les honneurs de la guerre ?… Et puis je suis là !

- Je sais, mais il y a tout de même quelques lieues entre Asfeld et Quedlinburg…

- Beaucoup moins que vous ne le pensez ! Par mon intendant, j’ai fait acheter une maison sur la place du Marché. Vous pourrez m’appeler quand vous le désirerez.

- Vous avez fait cela ? murmura-t-elle, touchée. Mais, Nicolas, vous avez votre propre existence à vivre. Vous êtes jeune et vous devez à vos ancêtres de continuer leur lignée. Il faut vous marier, avoir des enfants. Je ne peux pas remplir votre vie…

- Et pourtant c’est ainsi. Du jour où je vous ai vue vraiment, en vous quittant à la frontière de Celle, j’ai su qu’il n’y aurait jamais d’autre femme dans ma vie. Vous la consacrer fera mon bonheur et je ne vous demanderai jamais rien en contrepartie.

- Mais enfin pourquoi ?

- Tenez-vous vraiment à ce que je le répète ? Je vous exaspérais naguère quand je disais que je vous aimais. Je ne le dirai plus et me contenterai d’être votre chevalier, comme au Moyen Age. En résumé je me suis voué à vous et je sais que j’ai raison parce que vous êtes trop seule !