Après toutes ces allées et venues, Aurore apprécia de rester quelque temps sous les beaux ombrages de Potsdam, une halte de simple vie familiale à l’écart de la politique et de ses bouleversements. Par Nicolas qui avait des cousins à Berlin et des relations au palais, on était tenu au courant, presque jour par jour, de ce qui se passait à la frontière de l’Est et au-delà. Ce qui n’était pas simple et même plutôt inquiétant. L’Electeur de Saxe était en effet entré en Pologne, non plus escorté par des courtisans et de jolies femmes mais bien à la tête d’une armée, et marchait sur Cracovie, la vieille cité universitaire où les rois de Pologne étaient traditionnellement couronnés dans l’église Saint-Jean où reposaient leurs prédécesseurs. Si Frédéric-Auguste s'attendait à être accueilli avec des fleurs, il dut déchanter. Fidèle à ses habitudes, la Diète n’avait pas encore fini de débattre sur le choix du futur souverain. En apparence Conti était déjà élu, mais en réalité ce n’était pas tout à fait cela. Scindée en deux partis la Diète n’était pas loin d’en venir aux armes dans l’enclos de Vola, près de Varsovie, où elle se réunissait.
« Les deux camps, rapporte un chroniqueur local, devenus d’une force à peu près égale se contemplèrent longtemps avec une haine sinistre. Ils se menacèrent, s’injurièrent, brandirent leurs armes pour un combat fratricide et l’arène des lois fût devenue une arène de carnage si les chefs les plus influents dans les deux partis n’eussent été effrayés de leur rôle et n’eussent senti l’énorme responsabilité qu’en cette conjoncture fatale leur léguait la Providence. Les “Contistes” espérant en imposer par leur audace s’attroupèrent autour du Primat de Pologne Radzielowski en le suppliant d’en finir. Celui-ci protégé par tous ses amis se trouva enfin obligé d’hasarder ce jour qu’il aurait pu légaliser la veille. Le 27 août, vers six heures du soir, il proclama roi de Pologne François-Louis de Bourbon prince de Conti, puis se rendit à la cathédrale Saint-Jean, s’en fit ouvrir les portes et y entonna le Te Deum dans l’obscurité et sans aucune des cérémonies usitées dans les élections royales. Quelques heures plus tard, le parti de Saxe ayant en tête l’évêque de Culavie se rendit à son tour à Saint-Jean où le prélat opposant proclama Auguste II roi de Pologne à la lumière des torches et chanta l'hymne de louange auquel répondirent les acclamations de la foule et soixante-dix coups de canon. La Pologne avait deux rois… »
Il y avait tout de même cette différence due aux faits que Conti était encore en mer avec les navires de Jean Bart et beaucoup d’argent dans les cales tandis que Saxe arrivait à pied d’œuvre et que des chariots chargés de numéraire étaient bien arrivés dans l’enceinte de Vola. Résultat : à la fureur de l’ambassadeur de France, Polignac, et après que Flemming eut réglé avec eux… certains détails, un cortège mené par l’évêque de Culavie et le prince Lubomirski partit pour Tarnowitz où Frédéric-Auguste patientait et le conduisirent à Cracovie où le 15 septembre il fut couronné roi, sous le vocable d’Auguste II - et c’est ainsi que nous l’appellerons désormais ! -, par le primat qui l’avait déjà proclamé à Varsovie…
Cette nouvelle fut pour Aurore et les siens le signal du départ. Le nouveau roi devant séjourner quelques semaines à Cracovie, cela leur laissait le temps de gagner la capitale. On y arriva au tout début d’octobre et Nicolas, qui s’était institué le fourrier des Koenigsmark mère et fils, les logea dans une maison petite mais agréable, dépendance du palais Krasinski et située dans la rue principale de la ville, la Krakowieskie Przedmiescie, qui, comme son nom l’indiquait - en y mettant un peu de bonne volonté ! -, se situait en direction de Cracovie. Lui-même et son valet Josef s’installèrent naturellement dans la meilleure auberge…
Une fois à destination l’attente parut longue : le nouveau roi n'en finissait pas d’arriver. Enfin, vers Noël les trompettes d'argent annoncèrent le cortège qui amenait le souverain. On se hâta alors de gagner le Rynek, la place principale de Varsovie où battait le cœur de la ville. C’était une très belle place où se tenaient régulièrement les marchés. Tout autour, de hautes maisons à pignons de style Renaissance arboraient des couleurs diverses et des peintures à fresque qui en faisaient une sorte de grand livre d’images. Elle était déjà pleine d’une foule nerveuse et impatiente à laquelle il eût été peut-être dangereux de se mêler. Aussi Nicolas d’Asfeld choisit-il de conduire Aurore dans son auberge dont les fenêtres donnaient sur la place. Il y en avait d’ailleurs à toutes les autres et jusque sur les toits. En face d’eux s’ouvrait une rue étroite flanquée de deux tourelles et habituellement fermée par une barrière où veillaient deux hommes d’armes : le ghetto. Mais pour ce jour de fête la barrière était ouverte et une importante délégation de Juifs de la ville s’y massait, escortant la Thora d’or où était écrite la loi hébraïque. La richesse diversement colorée des costumes traditionnels faisait ressembler la place à un champ de fleurs ondulant devant une estrade au sol couvert de tapis où était un trône doré qu’abritait un dais de pourpre à crépines d’or.
Et soudain la foule fut parcourue par une sorte de frisson annoncé par les tambours et la clameur des trompettes : le roi arrivait. Quand il parut sur son cheval blanc richement caparaçonné, Aurore sentit une émotion lui serrer la gorge. Auguste II était en grand costume de sacre, le manteau de pourpre et d'or sur les épaules et, sur sa tête, la couronne dont les pierres étincelaient sous le pâle soleil hivernal. Incontestablement il faisait un beau roi. Il avait si fière allure que des acclamations spontanées montèrent vers lui tandis qu’il allait prendre place sur le siège royal. Se conformant aux usages locaux, il se releva pour recevoir le bourgmestre et ses échevins portant les clefs de la ville. Ils vinrent s’agenouiller devant lui en offrant le coussin de velours rouge où elles étaient déposées. Le nouveau souverain les reçut avec sa bonne grâce habituelle puis entama courageusement une allocution en polonais. Il n’en connaissait pas le premier mot mais avait appris le texte par cœur et remporta un vif succès. Ensuite, retourné s'asseoir sur le trône, il prit le parchemin orné d’un ruban et d’un large cachet de cire rouge qu’on lui tendait et commença à lire les noms de ceux qui composeraient sa Milice Dorée. Ceux qu’il appelait gravissaient tour à tour les quelques marches et venaient s’agenouiller devant lui pour recevoir une sorte d’adoubement. Quand ce fut fini, Auguste remonta sur son cheval afin d’aller faire allégeance à Dieu dans la cathédrale Saint-Jean où le primat l’accueillit, pria avec lui et finalement le bénit - quinze jours avant son entrée à Cracovie, il s’était converti au catholicisme -, puis le raccompagna jusqu’au Zamek, le vieux château royal dont les tours dominaient la ville et où le banquet était servi. Le nouveau roi allait y demeurer quelques jours, le temps pour ses gens d'installer à sa convenance le palais de Wilanow dont la veuve de Jean Sobieski, née Marie-Casimire de la Grange d'Arquien, avait emporté les choses les plus précieuses avant de s’enfuir pour Dantzig. Elle y attendait le prince de Conti dont elle espérait qu’il la rétablirait dans un statut de reine douairière. Bien qu’elle n’y eût aucun droit car, si elle avait trois fils de feu Sobieski, la Diète n’avait voulu à aucun prix de l’aîné, Jacques - les deux autres n’étant encore que des enfants -, pour la simple raison qu’il était né d’une intrigante généralement détestée2.
Ce qui avait frappé Aurore tandis qu’elle assistait à l’intronisation d’Auguste, c’était que Christine-Eberhardine n’y était pas. Elle était à présent reine de Pologne et cependant elle n’accompagnait pas son époux. Il y avait même gros à parier qu’elle n’avait pas non plus pris sa part du sacre de Cracovie.
- Sans doute n’a-t-elle pas voulu abjurer sa religion. Il doit en être pareillement pour la princesse douairière ?
- C’est possible car, si Anna-Sophia estime comme jadis le roi Henri IV de France que Paris vaut bien une messe, cette opinion n’est valable que pour son fils. Et je vois mal l’épouse royale si totalement soumise à son mari refuser de le suivre sur le chemin qu’il a choisi. Elle n’en aurait jamais le courage…
- De toute façon elle finira pas être obligée d’y venir, ne serait-ce que pour son enfant s’il doit succéder à son père sur le trône.
- Nous n’en sommes pas encore là, estima Aurore. En attendant, dès ce tantôt nous allons monter au château lui présenter Maurice.
La journée était froide, aussi le petit garçon de quinze mois fut-il chaudement enveloppé d’une pelisse d’hermine à capuchon quand dans les bras d’Ulrica il prit place dans la voiture auprès de sa mère - on avait laissé Amélie au logis -, dont la somptueuse toilette disparaissait sous une ample cape de velours noir doublée de zibeline. Gottlieb sur le siège et Nicolas à cheval à la portière, on prit le chemin du château à travers Varsovie illuminée mais où l’atmosphère de fête était moins sensible que le matin. S’il y avait les chants avinés des étemels ivrognes pour qui l’heure n’existait pas - il était à peine cinq heures -, les maisons éclairées étaient silencieuses pour la plupart. Etait-ce le fait de la neige qui commençait à tomber ou la présence des soldats saxons qui déambulaient un peu partout, mais Varsovie n’offrait pas le visage épanoui habituel aux couronnements et autres joyeuses entrées.
En revanche, le vieux château semblait ressusciter. En pénétrant dans la cour intérieure, où étaient de nombreuses voitures, on pouvait entendre les violons et, par les fenêtres vivement éclairées, apercevoir ceux qui se pressaient à l’intérieur.
- Peut-être auriez-vous dû attendre demain ? hasarda Nicolas inquiet de voir cette foule qu'il allait falloir traverser.
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