Il répondit par un sourire incertain à la profonde révérence de sa visiteuse et d’une voix légèrement tremblante la pria de s'asseoir. En effet cet échantillon des arrogants Hohenzollern souffrait d’une timidité résultant d’une enfance malheureuse aux mains d’une belle-mère odieuse grâce à laquelle il avait vécu plus souvent dans d’autres cours allemandes que dans la sienne. Après avoir considéré Aurore avec une certaine surprise, il toussota, s’assit derrière son bureau et finalement déclara :

- C’est un plaisir rare, comtesse, que de recevoir l’une des nobles dames de Quedlinburg. Inattendu aussi… et d’autant plus apprécié. Aurai-je le bonheur que votre sainte communauté ait besoin de moi ?

Le ton était confit et la « sainte communauté » faillit déclencher un éclat de rire. La sainteté convenait aussi mal que possible à l’agglomérat de femmes hautaines et le plus souvent acariâtres qu’Aurore représentait mais ce n’était pas le moment de se laisser aller à une gaieté intempestive. Au contraire elle baissa les yeux et plia sa voix à une vague hypocrisie :

- Je suis infiniment heureuse, Monseigneur, que Votre Altesse Electorale ait si bonne opinion de notre modeste maison. Cela rend ma mission plus facile.

- Votre mission ?

- Dont je suis fière ! Notre mère abbesse me l’a confiée avec un vif regret alors qu’elle eût souhaité venir elle-même. Malheureusement sa santé n'est pas des meilleures sinon elle ne laisserait à personne la joie de venir faire allégeance à Votre Altesse.

Frédéric III ouvrit de grands yeux :

- Vous avez dit « allégeance » ? Cela signifie-t-il que mon cousin de Saxe est prêt à me rendre Quedlinburg ?

- C’est ce qu’il m’a laissé entendre car, à dire la vérité, Monseigneur, je suis son envoyée au moins autant que celle de mère Anne-Dorothée. En fait, le prince de Saxe, luthérien de confession, tient chèrement à une abbaye qui est sans doute la plus noble de l’empire, mais un roi de la Pologne catholique ne saurait que faire de ce joyau… haut lieu de la pensée réformée… Ce qui le met dans un énorme embarras.

- Ah !

Il y eut un silence au cours duquel chacun des deux personnages observa l’autre. Enfin, au bout d’un moment qui parut à Aurore durer un siècle, le prince laissa tomber :

- Je serais, vous n'en doutez pas, fort heureux de retrouver Quedlinburg mais, si je vous ai bien comprise, je ne l’aurai que si l’Electeur de Saxe reçoit l'antique trône des Jagellons ? Ce qui est en dehors de mon pouvoir !

- Vous êtes prince riverain comme le tsar Pierre et l’empereur Léopold. Votre soutien est donc primordial.

- Si j'en assure Frédéric-Auguste, j'aurai Quedlinburg ?

- J'en réponds… non sans faire entendre une… condition à laquelle mon prince attache du prix.

- Laquelle ?

- Que nous ne serons pas sécularisées.

- C’est important ?

- Très !

- Alors vous avez ma parole. Et c’est avec joie que je m’y rendrai pour m’incliner au tombeau de l’empereur Henri et rassurer vos nobles sœurs en Jésus-Christ, comtesse. Quant à mon appui, il est tout acquis à l’Electeur de Saxe… mais je me demande s’il lui sera très utile ?

- Son Altesse le considère comme essentiel.

- Sans doute, sans doute, mais le bruit court que la Diète polonaise aurait déjà arrêté son choix sur un Français, le prince de Conti, et que celui-ci aurait pris la mer pour venir se faire couronner…

En laissant tomber ces paroles avec une sorte de négligence le Prussien releva soudain les paupières qu’il tenait baissées et Aurore reçut en plein visage un regard si pétillant d’ironie qu’elle en fut sidérée. L’autre en profita pour enfoncer le clou :

- Peut-être… conviendrait-il de se hâter ? Le voyage est long par mer et la frontière polonaise n’est pas très éloignée de Dresde…

Aussitôt Aurore fut sur pieds :

- Il convient en effet de se hâter ! Daigne Votre Altesse Electorale recevoir mes vifs remerciements pour son judicieux conseil !

Elle était au plus profond de sa révérence quand elle l’entendit toussoter puis ajouter :

- Hum !… L’Electeur de Saxe est vu favorablement par l’empereur Léopold. S'il réussit dans son entreprise, il pourrait peut-être soutenir notre cause ? Voilà un moment déjà que j’ai… suggéré l’idée de changer mon duché de Prusse en royaume…

Tiens donc ! Voilà qui était nouveau, pensa Aurore qui se hâta de dire :

- Une excellente idée, Monseigneur ! Et je ne doute pas qu'elle rencontre en Saxe un écho favorable…

L’instant suivant elle avait disparu et le futur monarque écoutait décroître le claquement rapide de ses talons avec un sourire béat. En fait, Aurore, sa traîne ramassée sur son bras, courait littéralement vers sa voiture, dévalant le grand escalier à une allure qui capta l’attention des gigantesques soldats de garde : c’était bien la première fois qu’il leur était donné d’apercevoir les chevilles d’une chanoinesse !

Au logis qu'elle avait loué aux approches du palais, elle lança sans tarder le branle-bas de combat. Après avoir ordonné à Gottlieb de préparer ses chevaux et lui-même à un voyage, elle changea de vêtements tandis qu'Utta lui préparait un bagage léger :

- Même si je dois aller jusqu’à Dresde je ne serai pas longtemps absente, dit-elle à la jeune fille déjà affolée. Toi tu restes ici pour y attendre Ulrica et mon fils et vous n’en bougerez qu'à mon retour !… Et ne commence pas à pleurer, je ne t’abandonne pas en plein désert !

Ayant dit, elle eut un bref entretien avec Mme Brauner, la propriétaire de la maison qui officiait aussi comme gouvernante, monta en voiture et reprit la route de Dresde.

Elle y fut au soir du surlendemain, constata qu’il n’y avait toujours personne chez les Loewenhaupt, se rendit au Residenzschloss… pour y apprendre que Frédéric-Auguste était parti pour Varsovie le jour où elle-même quittait Berlin… et demanda si la princesse douairière pouvait lui accorder une audience en dépit de l’heure qui se faisait tardive. Cinq minutes plus tard elle s’inclinait devant la vieille dame. Celle-ci, son souper achevé, était aux mains de ses femmes pour sa toilette du soir mais elle les renvoya aussitôt. Aurore la trouva en robe de chambre et bonnet de nuit - un étonnant échafaudage de dentelles et de rubans sous lequel disparaissait sa chevelure -, assise dans un fauteuil près d’une fenêtre ouverte sur le jardin nocturne, une bible dans les mains. Elle reçut sa visiteuse avec un chaleureux sourire :

- Ma chère enfant, je n’espérais pas vous revoir si tôt !

- Moi non plus, Votre Altesse Royale, et je demande excuse pour avoir osé vous déranger dans vos oraisons d'avant le coucher… mais il m’est apparu que l’affaire était d’importance. J’avoue que…

Elle ne savait plus, tout à coup, comment tourner sa phrase. Anna-Sophia s’en chargea pour elle :

- … que vous êtes un peu déçue de ne pas rencontrer mon fils ? On vous a dit qu’il se rend en Pologne ?

- En effet, mais j’ai cru comprendre qu’il avait emmené une partie de sa cour ? Ce qui signifierait qu’il ne se presse pas ?

- C’est exactement cela. Le beau temps l’y a décidé. Il pense faire une entrée… aimable chez ses futurs sujets ainsi qu’aux fêtes qui ne manqueront pas de se dérouler pour le couronnement.

- C’est que, justement, le couronnement pourrait ne pas avoir lieu s’il ne se dépêche pas. Ce n’est vraiment pas le moment de batifoler en route !

La colère qui vibrait dans la voix d’Aurore, bien qu’elle tentât de la juguler, inquiéta la princesse.

- Mon Dieu ! Vous m’effrayez ! Que se passe-t-il ?

La jeune femme raconta alors sa visite à l’Electeur. Elle avait à peine achevé qu’Anna-Sophia se levait pour aller vers un petit secrétaire où il y avait le nécessaire pour écrire :

- Asseyez-vous là, Aurore, et écrivez-lui ce que vous venez de me raconter ! Pendant ce temps, je vais faire chercher le plus rapide des courriers de la Cour. Il aura vite fait de le rejoindre !

- C’est que… j’aurais préféré le lui dire de vive voix, hasarda Aurore en prenant place devant une feuille de papier qu’elle lissa machinalement.

- Vous avez vu votre tête ? fit rudement la vieille dame. Vous êtes recrue de fatigue et cela se voit. Avez-vous vraiment envie de donner matière à comparaisons ?

- Ah !… Il l’a emmenée ?

- La d’Esterlé ? Evidemment. Son épouse, elle, se morfond entre ces murs. On ne l’a pas invitée sous le ridicule prétexte qu’il pourrait y avoir du danger… Sottises ! Inepties ! Comme si ce n’était pas sa place de marcher aux côtés de son mari sur le chemin d’un trône ! Cette chipie viennoise n’est qu’une dinde prétentieuse…

- Mais il l’aime ! soupira douloureusement Aurore.

- Je ne suis pas certaine que ce soit de l’amour. Elle ne cesse de l’exciter et c’est à peine s’ils ne batifolent pas en plein Conseil ! Une chose est certaine, en tout cas : elle exaspère Flemming qu’elle traite comme un valet ! A mon avis cela ne durera pas, ajouta-t-elle en glissant un coup d’œil vers sa visiteuse occupée à écrire. Sans s’interrompre, celle-ci sourit :

- Vous êtes infiniment bonne pour moi, Madame, mais je suis résignée à présent.

- C’est un tort ! La résignation ne convient pas à une femme telle que vous !

La demi-heure suivante, un courrier à cheval franchissait au galop les portes de Dresde et Aurore, après une brève visite à Christine-Eberhardine qui la reçut, comme d’habitude, en pleurant, rentrait à la maison Loewenhaupt afin d’y prendre un repos largement mérité. Mais, le lendemain, elle repartait pour Potsdam…

Une vraie joie l’y attendait : tout le monde était là, y compris Amélie qui s’apprêtait à quitter Hambourg quand Nicolas d’Asfeld était arrivé. Pour sa plus grande satisfaction. Jusqu’à présent, elle n’avait encore jamais rencontré le compagnon d’aventures de sa sœur mais elle en avait trop entendu parler pour ne pas lui accorder une sympathie immédiate. Ils s'entendirent d’autant mieux que le jeune Maurice accorda d’emblée à Nicolas la plus flatteuse attention. Surtout après qu’il eut chanté pour lui un soir de mauvaise humeur où, aux prises avec ses premières dents, il refusait de s’endormir et emplissait la maison de ses clameurs. Le jeune homme prit sa guitare, s'installa auprès du petit lit et à mi-voix entama une berceuse tandis qu’Ulrica frottait doucement les gencives douloureuses avec de la guimauve. L’effet fut miraculeux : en peu de temps le bébé se calma et s’endormit en suçant son pouce.