Guettant autour de la maison les bruits de la campagne, Hortense dormit peu cette nuit-là. Le fait que Jean ait répondu au premier appel de ces loups qu’il aimait, qu’il comprenait et dont il savait si bien se faire entendre accentuait singulièrement leurs différences. Comme l’autre nuit, ce fut seulement au chant du coq que la jeune femme trouva le sommeil. Mais cette fois, ce n’était plus l’amour qui l’avait tenue éveillée mais une angoisse nouvelle. L’angoisse d’une solitude, semblable à celle qu’avait vécue Dauphine de Combert, et à laquelle il allait lui falloir s’habituer si les choses ne s’arrangeaient pas comme elle l’espérait.

Clémence adorait les colporteurs pour tout cet air venu d’ailleurs qu’ils apportaient avec eux. Elle aimait l’instant magique où ils ouvraient leurs grandes boîtes sur tous les petits objets que les femmes apprécient tant : rubans, aiguilles, épingles à tête, dentelles, menus bijoux, mais aussi images saintes, almanachs si précieux et si passionnants, sans oublier la collection d’histoires et de nouvelles que chacun d’eux emmagasinait dans sa tête pour la plus grande joie de ses pratiques. A Combert, le colporteur trouvait toujours, sur la table, le chanteau de pain, le jambon, les cochonnailles, la soupe, bien sûr, et le pichet de vin mais aussi quelques gâteaux, le café et même une bonne goutte d’eau-de-vie de prune.

Celui qui débarqua deux jours plus tard avait grand besoin de réconfort. Il était pâle comme une mauvaise aube, tremblait comme une feuille et semblait ne se soutenir qu’à peine. Il avala d’un trait le verre de vin que lui offrait Clémence, tendit le verre pour qu’on le lui remplît à nouveau et se laissa tomber sur l’un des bancs de la cuisine comme s’il ne pouvait plus se soutenir.

— Eh bien, vous voilà dans un bel état, mon pauvre Sainfoin, s’écria Clémence qui le connaissait de longue date. Que les saints du paradis me pardonnent, mais on jurerait que vous avez vu le diable !

— Vous ne croyez pas si bien dire, la Clémence. Je l’ai pas vu mais je l’ai entendu et j’ai vu surtout les feux de son enfer ! Et c’était pas beau à voir.

— D’où venez-vous donc comme cela ? intervint Hortense qui, attirée par l’entrée fracassante du colporteur, pénétrait à cet instant dans la cuisine. Sainfoin se souleva de son banc pour saluer bien poliment puis, incapable de rester debout, se laissa retomber bruyamment.

— De Lauzargues, sauf vo’t respect, marne la comtesse, de Lauzargues où j’ai cru périr d’effroi… Dites voir, la Clémence, vous auriez pas un petit quelque chose à manger ? J’ai la panse encore plus vide que ma poche !

Tandis que, sur un signe d’Hortense, Clémence se hâtait de sortir de quoi nourrir le bonhomme, la jeune femme s’assit de l’autre côté de la table.

— Et qu’êtes-vous allé faire à Lauzargues ? Ne saviez-vous pas que le château a été détruit par… un incendie ?

— Sûr que je l’savais ! Vot’incendie, l’a fait assez d’bruit dans l’pays. Mais j’pensais qu’à la ferme y avait encore du monde. Le père Chapioux il aimait bien mes almanachs… et j’en ai des bien beaux pour l’année qui vient, ajouta le bonhomme chez qui le sens du commerce ne s’endormait jamais.

— On verra ça plus tard, coupa Clémence. En attendant, pour ce qui est du Chapioux, ça m’étonnerait bien qu’il ait acheté un almanach. L’a été tué avec son fils et son valet en essayant de porter secours à M. le marquis…

— Eux aussi ? Ça fait bien des morts, dites voir, Clémence ! Et des morts pas belles ! Pas étonnant que le diable soit installé dans ces ruines maudites !

— Je ne vois pas pourquoi Lauzargues serait maudit, coupa Hortense sèchement. Le château et ses habitants ont été victimes d’un accident, mais il n’y a rien de diabolique là-dedans.

— C’est vous qui le dites, m’âme la comtesse mais, sauf vot’respect, je sais ce que j’ai vu…

— Eh bien, racontez… ou plutôt mangez d’abord ! Votre récit n’en sera que plus clair.

Sainfoin se hâta d’obéir puis, dûment lesté d’une large part de pounti, il avala une grande goulée de vin, se torcha la moustache d’un revers de main et entama son récit.

La veille au soir, il était déjà tard quand il s’engagea, sa balle sur le dos, dans le chemin qui de la planèze descendait à travers bois vers la gorge au bord de laquelle se dressait le vieux château, ou tout au moins ce qu’il en restait. Sainfoin n’était pas peureux par nature : il avait trop roulé sa bosse sur toutes les routes d’Auvergne, des abords de Clermont à la profonde vallée du Lot, pour craindre de voyager la nuit à travers une campagne déserte. Il avait déjà beaucoup marché dans la journée mais tenait à atteindre Lauzargues où il savait trouver, à la ferme du château, un abri, un couvert et des oreilles attentives pour ses contes.

Au temps du marquis, le colporteur ne poussait jamais jusqu’au château parce que le maître l’impressionnait et aussi parce qu’il ne s’entendait pas trop bien avec Godivelle. Celle-ci ne fréquentait ses pareils que dans les seules et rares occasions où elle avait besoin de quelque chose. Pour le reste, elle tenait Sainfoin et ses confrères pour des bavards, des médisants et même des calomniateurs aux paroles desquels il fallait se garder soigneusement d’accorder le moindre crédit.

— Ces gens-là sont tout en langue comme le renard est tout en queue ! répétait-elle volontiers. En foi de quoi les colporteurs préféraient se tenir à distance et il fallait que ce fût un nouveau dans le métier pour qu’il se risquât sur le sentier en pente qui menait au château. Mais Sainfoin était un vieux de la vieille et ne s’y fût pas risqué pour un empire…

Il se dirigeait donc vers la ferme d’un bon pas et arrivait en vue de l’énorme ruine quand il s’arrêta brusquement : une lueur rougeâtre filtrait à travers les pierres, comme si un feu brûlait au cœur des décombres. Étonné, Sainfoin contemplait le phénomène quand un long gémissement perça la nuit, un gémissement qui s’enfla jusqu’à devenir un hurlement comme doivent en pousser les damnés dans leur fournaise, puis se brisa et mourut dans un sanglot. Alors apparut une forme blanche qui se glissa à travers les pierres et disparut tandis que le gémissement reprenait.

L’épouvante s’empara du colporteur, persuadé qu’il avait entrevu l’entrée de l’enfer. Trébuchant sur les pierres, il remonta le sentier et, oubliant à la fois sa fatigue et le poids de son chargement, il s’enfuit droit devant lui. Quelqu’un qui le vit passer aux abords du petit village de Lauzargues, distant du château d’une demi-lieue, voulut l’arrêter mais l’homme, emporté par sa terreur, ne se possédait plus. Il bouscula l’homme en criant :

— Le diable est dans votre château de malheur ! Vous serez tous maudits si vous ne le chassez pas ! Maudits, tous maudits…

Et l’homme en pleine panique continua de courir jusqu’à ce qu’une souche d’arbre l’abattît, exténué et à moitié assommé, sous un buisson où il finit par s’endormir. Au matin, il reconnut qu’il se trouvait sur le chemin de Combert et s’y traîna comme il put.

— Vous en savez autant que moi, à présent, soupira-t-il en tendant la main vers la cruche de vin. Sauf vot’respect, m’âme la comtesse, votre nom est celui d’un endroit qui n’est plus chrétien. Vous devriez en changer…

— Lorsque j’aurai besoin d’un conseil, Sainfoin, je vous le demanderai. Quant à ce que vous avez cru voir…

— Ce que j’ai vu ! s’insurgea le bonhomme, vu et entendu ! Je peux le jurer sur les cendres de ma pauvre mère et sur le salut de mon âme !

— Vous racontez tellement d’histoires que vous finissez par y croire. Et puis, vous étiez très fatigué, n’est-ce pas, hier au soir ?

— Ah ça, pour être fatigué, j’étais fatigué ! A moitié mort, vous voulez dire…

— Eh bien, c’est tout simple : vous avez été victime d’une hallucination. Ce sont des choses qui arrivent dans les cas de grande lassitude…

Au prix de son âme, Hortense eût été, sur le moment, incapable de dire pour quelle raison elle tenait tant à arracher de la mémoire de Sainfoin le terrifiant souvenir qui s’y était implanté. Mieux que quiconque, elle savait que le château familial était un lieu étrange où tout était possible, même l’invraisemblable, dès l’instant où il servait de sépulture à l’homme terrible qu’avait été le marquis Foulques, mais elle ne pouvait permettre que la terreur s’installât dans la région ni qu’on vînt lui dire en face que le nom de son fils pouvait être considéré comme frappé de malédiction.

Une fois encore, elle remplit le verre du bonhomme, ajoutant avec un sourire :

— Buvez encore un peu ! Le vin chasse les mauvaises fumées de la nuit. Puis vous irez dormir à la ferme où Clémence va vous conduire car vous avez besoin de repos. Demain, après un bon repas, vous verrez les choses sous d’autres couleurs et vous vous sentirez un autre homme.

— Ma foi, m’âme la comtesse, c’est pas d’refus. C’est vrai que je me sens pas bien. Vous croyez que j’aurais pu avoir des… comment vous dites ?

— Des hallucinations ? J’en suis persuadée. Il court déjà bien des légendes sur Lauzargues. Elles vous seront montées à la tête. De toute façon, nous ferons dire des prières…

Remorqué par une Clémence qui, visiblement, ne savait trop que penser, Sainfoin quitta la cuisine et prit la direction de la ferme. Du seuil de la porte, Hortense les regarda s’éloigner dans la brume du matin.

— Tu as agi sagement, fit derrière elle la voix de Jean. Il est mauvais de laisser courir de telles histoires. J’ai seulement peur que, même après un long sommeil et même si tu le faisais boire à rouler par terre, cet homme n’ait pas complètement oublié.

— Tu as entendu ?

— Tout. J’étais là, dans la salle à manger, mais j’ai préféré ne pas me montrer. Viens, Clémence va revenir et nous avons à parler.