François saisit le garçon par le bras et le secoua sans trop de ménagement :
— Assez d’échappatoires et de faux-fuyants, mon garçon ! Tu nous a amenés ici ; à présent il faut parler. Qui est là-dedans ?
— M’sieur le marquis de Lauzargues !
Hortense ouvrit la bouche, mais la main de François avait déjà étouffé le cri prêt à jaillir. Elle eut soudain l’impression que les arbres et les ruines se mettaient à tourner autour d’elle, que la terre se dérobait sous ses pieds et qu’elle allait s’évanouir là, dans l’herbe. Mais déjà François la soutenait et le malaise passa plus vite qu’elle ne l’aurait cru… Elle entendit la voix étouffée du fermier qui grondait :
— Bougre d’idiot ! Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?
— Je vous l’ai dit : j’avais peur que vous ne veniez pas ou encore que vous me preniez pour un fou. Pourtant il fallait que Mme Hortense vienne. C’est m’sieur de Lauzargues qui lui vole l’âme de m’sieur Jean… Il fallait qu’elle le sache… qu’elle voie… Faut me pardonner !…
— Ne vous tourmentez pas, Pierrounet, réussit à dire Hortense. Vous avez agi… pour le mieux et je vous remercie. Mais comment est-il encore vivant ?…
Pierrounet attira ses compagnons sous le surplomb rocheux qui abritait les chevaux et qui cachait jadis l’entrée du souterrain et raconta comment, venu à la recherche de sa tante au lendemain de la catastrophe, il s’était aperçu qu’un trou, à demi masqué par les éboulis, s’était ouvert près de la cuisine. Il avait réussi à s’y glisser dans l’espoir de retrouver au moins les restes de Godivelle dans ce qui avait été son royaume. C’est là qu’il avait retrouvé le marquis : il gisait sur le sol, incapable de mouvoir ses jambes à cause d’une blessure reçue à la colonne vertébrale…
Il avait réussi à se traîner là après l’explosion. J’ai voulu appeler à l’aide car, bien sûr, il y avait des gens qui étaient venus du village…
— Il y avait même moi, coupa François. Je te cherchais pour te dire que ta tante était à Combert…
— Je sais. Mais il a pas voulu que j’appelle. Même moi, il voulait pas que je l’aide d’abord. Ce qu’il voulait, c’était rester là tout seul dans sa ruine à attendre la mort. Mais je lui ai expliqué que la mort, il suffisait pas de la vouloir pour qu’elle arrive et que ça pouvait être long. Alors, il m’a laissé le coucher dans le lit de la tante, lui donner les soins que je pouvais. Grâce au ciel, ma tante m’a appris bien des choses. Et puis, dans la cuisine, il y avait ce qu’il fallait pour manger et boire. Mais, il n’a accepté qu’après m’avoir fait jurer de ne rien dire à personne. Il voulait pas qu’on le voie dans l’état où il était, lui qui avait été si fier et qui n’était plus qu’une ruine… Il me faisait peur et pitié tout à la fois mais, jour après jour, je me suis glissé dans la vieille cuisine pour m’occuper de lui. Et puis, il a fini par me demander d’aller chercher la tante mais à la condition qu’elle se taise, elle aussi. La tante, c’était sa nourrice. Il pouvait accepter sa pitié…
— Et Jean ? Qu’est-il venu faire dans tout cela ?
— Je croyais que vous le saviez ? Il est venu pour défendre la tante parce qu’au village on causait trop. Des gens avaient vu des lueurs, ils avaient entendu des cris… ceux que, parfois, la douleur arrachait au marquis.
— Et il a accepté Jean ?
— Pas tout de suite. Il a fait tout un drame d’abord, mais m’sieur Jean l’a fait taire. Il lui a dit qu’il voulait s’occuper de lui, l’aider, le défendre contre la curiosité et la méchanceté des gens. Il a dit qu’il voulait garder le château avec lui, remettre les terres en culture, faire revivre un peu Lauzargues. Alors m’sieur le marquis a accepté : « Je commence à croire que tu es bien mon fils », qu’il lui a dit. Et ce soir-là, m’sieur Jean, eh bien, je l’ai vu pleurer de joie.
— Pour un mot ! fit Hortense avec dédain. Fallait-il qu’elle lui pesât, sa condition de bâtard ?
— Il en a toujours souffert, intervint François avec un rien de sévérité. Il se sent Lauzargues trop profondément pour qu’il en soit autrement. Il faut comprendre, madame Hortense…
La jeune femme eut un rire nerveux et tordit entre ses mains ses gants de cheval qu’elle avait ôtés :
— Eh bien !… mais tout est pour le mieux si Jean choisit de croire aux paroles de ce vieux brigand… Il a retrouvé un père, il vit à Lauzargues mais cela n’explique pas pourquoi il refuse si farouchement de me revoir.
— Si, dit Pierrounet. C’est parce que M. le marquis l’a reconnu sous la condition qu’il romprait avec vous !
— Quoi ?… Il l’a reconnu ? Mais pour cela, il faudrait qu’il ait fait venir un notaire…
— Ou un prêtre. Il a fait venir l’abbé Queyrol, le curé de Lauzargues, en exigeant de lui le secret de la confession jusque après sa mort. Le curé a écrit un papier qu’on a tous signé et puis il est reparti. C’était quelques jours avant que vous reveniez. On aurait dit qu’il le sentait, m’sieur le marquis, que vous alliez rentrer…
Une grande lassitude s’empara d’Hortense. Elle se laissa tomber sur une pierre et, tirant son mouchoir, épongea la sueur qui coulait de son front.
— Il m’a échangée contre un chiffon de papier ! Quelle indignité !
— Pourquoi aurait-il refusé ? dit François rudement. N’oubliez pas qu’il ne croyait plus vous revoir. Il croyait que vous l’aviez abandonné.
— Soit, je veux bien l’admettre, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous m’avez amenée ici, ce soir, Pierrounet ? N’est-ce pas d’une inutile cruauté ?
— Je ne crois pas, madame la comtesse. Si je vous ai fait venir, c’est parce que m’sieur le marquis… eh bien, il est quasiment au mouroir. Et j’ai pensé qu’en vous revoyant… il… il changerait peut-être d’avis.
Hortense ne répondit pas. Quittant l’abri du surplomb, elle contempla un instant la masse du château ruiné, encore écrasante, vue sous cet angle, et la lueur jaune qui sourdait à travers une fissure. Elle leur trouva quelque chose de maléfique et comprit ce que Pierrounet entendait quand il disait que le marquis s’était emparé de l’âme de Jean. Toujours l’homme aux loups avait été fasciné, même au temps de leurs pires querelles, par le seigneur arrogant et superbe dont il avait tiré sa propre vie. Comme il avait toujours été fasciné par les vieilles pierres séculaires. Et la colère s’enfla dans le cœur de la jeune femme. Pendant un moment même, elle connut la haine. Il fallait que le marquis fût véritablement entre les mains du démon pour triompher toujours de tout et de tous, pour réussir encore à régner sur le petit peuple d’esclaves qu’il avait de tous temps dominé de sa seigneuriale arrogance ! Mais, avec la colère et la haine revenait le goût du combat.
— Comment entre-t-on là-dedans ? demanda-t-elle. Faut-il ramper à travers des pierres écroulées ? Je vois mal Godivelle dans cet exercice…
— Non. On a réussi à installer une manière de porte et on passe facilement, en se baissant, bien sûr…
— Eh bien, allons rendre visite à M. le marquis de Lauzargues !…
En prenant bien garde aux pierres qui constellaient la pente herbue, on atteignit le pied du château et Pierrounet guida ses compagnons jusqu’à une ouverture carrée dans laquelle était encastrée une porte faite de planches. Il frappa trois coups, comme au théâtre, et la porte s’ouvrit sur la silhouette courbée de la vieille gouvernante.
— Bonsoir, Godivelle ! fit la voix froide d’Hortense. Ne croyez-vous pas qu’il est temps pour moi de venir saluer mon oncle ?
Godivelle recula avec un cri d’effroi, ce qui permit aux arrivants de s’engager sous la porte avant qu’elle n’eût le temps de la refermer.
— Il ne faut pas, balbutia-t-elle… il ne faut pas…
— Il faut en finir avec la comédie ridicule qui se joue ici ! Vous m’avez menti, Godivelle, et vous m’avez trompée. J’avais le droit de savoir.
Mais la vieille femme reprenait ses esprits :
— Nul n’a de droits ici, sinon le maître ! Allez-vous-en !
— N’y comptez pas !
En effet, repoussant Godivelle qui prétendait lui barrer le passage, Hortense pénétra dans la cuisine et tout de suite, elle le vit…
Foulques de Lauzargues était assis plutôt que couché dans l’alcôve de bois flanquée d’une horloge où Godivelle avait dormi durant tant d’années. Il était plus pâle et plus maigre encore qu’autrefois et, sous la grossière chemise de lin blanc qui la revêtait, sa poitrine se soulevait spasmodiquement, au rythme d’une respiration difficile. Ses cheveux blancs s’étalaient sur l’oreiller et lui faisaient une auréole fantastique sur laquelle ressortait la peau jaune et parcheminée du visage. Les ailes du nez se pinçaient et de grands cernes marquaient les yeux fermés mais, même réduit à cet état moribond, le marquis gardait toute l’altière majesté qui, durant sa vie entière, lui avait permis de régner, en tyran absolu, sur son entourage. Il y avait, dans cet homme à demi paralysé, quelque chose d’indomptable qui frappa Hortense. Il lui avait fait beaucoup de mal depuis que privée des siens par un double meurtre dont il avait été l’instigateur, elle était arrivée dans ce château des solitudes. Mais quelque chose lui disait qu’il était encore capable de lui en faire et qu’elle n’en avait pas fini avec lui. En aurait-elle jamais fini d’ailleurs puisque cet homme était de ces êtres maléfiques dont se nourrissent les légendes ? Maléfiques mais inoubliables ! Et d’ailleurs n’avait-elle pas, pendant quelque temps, subi son charme ? A présent c’était le tour de Jean…
Pensant qu’il dormait, elle hésita à le réveiller et jeta un coup d’œil autour d’elle. La vieille cuisine médiévale avec ses voûtes puissantes et son âtre profond était en effet sortie victorieuse de la catastrophe qui avait abattu le château. La table de bois luisant, les bancs et les objets usuels étaient toujours à la même place. Jusqu’aux faïences à fleurs naïves du buffet, jusqu’au petit bénitier qui décorait le fond de l’alcôve. Il y avait toujours les grands pots de grès et, pendus à leurs crocs de fer plantés dans la voûte, les chapelets d’oignons, les jambons et les saucissons. Il y avait toujours la grande marmite pendue dans la cheminée, la rôtissoire et, tout auprès, le long « buffadou » de bois sculpté dans lequel on soufflait pour raviver le feu…
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