— Tout de même, dit Felicia, les dames de Vienne ne sont pas si déshéritées. Nous sommes allées chez une certaine Palmyre qui fait des merveilles…
— Palmyre est bien sans doute, concéda la duchesse, mais je la soupçonne d’être toujours en retard d’une mode. Et c’est agaçant.
A cet instant, Pauline de Hohenzollern, qui s’était approchée de l’une des fenêtres et en soulevait le rideau, remarqua :
— Tiens ! On dirait que le petit Napoléon est guéri. Le voilà qui sort du palais !…
Le cœur d’Hortense bondit et elle ne put maîtriser un premier mouvement qui la fit lever.
— Que Votre Altesse me pardonne, s’excusa-t-elle en rougissant, mais je n’ai encore jamais vu le prince et j’aimerais…
— Voir à quoi il ressemble ? C’est trop naturel et il en vaut la peine d’ailleurs. Venez, je vais vous montrer par la même occasion le balcon d’où nous avons, en 1814, assisté à l’entrée triomphale de notre cher tsar Alexandre. Mes fourrures !
Comme par magie, Wilhelmine se trouva soudain transformée en une boule de renard bleu tandis que, sur un signe d’elle, un laquais ouvrait l’une des hautes fenêtres.
— Vous allez nous faire geler, grogna Pauline. Moi, je reste au coin du feu. Je le connais par cœur ce gamin !
— Moi, j’y vais, dit Jeanne. C’est un spectacle dont je ne me lasse pas. Un beau garçon est toujours agréable à regarder.
Hortense et Felicia échangèrent un regard. Elles éprouvaient toutes deux la même émotion, plus intense peut-être chez la Romaine qui, depuis si longtemps, se voulait vouée à la cause de Napoléon II. En silence, elles suivirent Wilhelmine sur le balcon. D’où l’on dominait non seulement la rue mais aussi, à l’arrière-plan, les arbres dessinés au fusain de la Minoritenplatz. Le temps était gris, froid et sec. Un petit vent allègre faisait bouger les branchettes des arbres et poussait par saccades un morceau de papier oublié dans la rue. Pourtant, c’était tête nue que le duc de Reichstadt s’avançait au petit trot de son cheval…
Un grand manteau bleu à triple collet l’enveloppait qui ne laissait voir de son corps que ses jambes gainées de peau blanche et de hautes bottes vernies. L’air absent, son regard bleu fiché sur une ligne qui passait entre les oreilles de sa monture, il allait, sans regarder personne, sans voir les saluts des hommes et le sourire des femmes. Le vent faisait bouger sur son front l’épaisse mèche de cheveux blonds qui avait toujours tendance à retomber sur son œil. Il semblait très grand, très mince, un peu fragile. Image parfaite du prince de légende dont rêvent les jeunes filles mais avec quelque chose de menacé, de glacé qui serra le cœur d’Hortense.
Les trois officiers qui le suivaient se tenaient à quelques pas derrière lui, pourtant, la jeune femme ne put s’empêcher de voir en eux de simples geôliers. Aux uniformes près, ils ressemblaient, avec leurs regards mornes, à ceux qu’elle avait vus jadis sur la plate-forme du château du Taureau, en Bretagne, surveiller la promenade des prisonniers. L’impression fut si nette qu’elle faillit se signer, ce qui eût été, évidemment, d’un effet déplorable. Les larmes cependant lui montaient aux yeux et elle chercha à tâtons la main de Felicia qu’elle serra si fort que celle-ci comprit et lui rendit son étreinte. A cet instant précis, Hortense venait de se vouer entièrement à la cause de ce jeune prince, né le même jour qu’elle-même et qui, jusqu’à présent, lui était apparu si lointain, presque mythique. La réalité venait d’emporter tout l’enthousiasme, tout le besoin de dévouement que renfermait son cœur.
Penchée sur le balcon, Wilhelmine, après un signe assez vague adressé au jeune prince qui répondait d’une inclination de tête, pérorait inlassablement, racontant avec un grand luxe de détails ce moment glorieux qu’avait été l’entrée de son tsar au Congrès de Vienne. Mais ni Hortense ni Felicia n’entendaient. Cette dernière était devenue si pâle qu’Hortense, se penchant vers elle, chuchota :
— Prenez garde ! Vous êtes blanche comme un linge !
Felicia tressaillit et, vivement, se frotta les joues pour y rappeler le sang. D’ailleurs, on rentrait : le prince était passé et la duchesse en avait enfin fini de son morceau de bravoure.
Jugeant que leur visite avait suffisamment duré pour une première fois, les deux amies demandèrent la permission de se retirer tout en remerciant Son Altesse de son aimable accueil. Elles achevaient leurs révérences au seuil du salon quand la voix du majordome emplit à nouveau l’espace :
— Son Excellence monseigneur le prince de Metternich !
Un homme déjà âgé, grand et de haute mine, dont les cheveux gris couronnaient un visage d’une beauté à la fois insolente et sensuelle, s’avançait d’un pas rapide à travers les salons. Les deux femmes le rencontrèrent à mi-chemin. Il leur adressa un salut plein de grâce auquel elles répondirent avec leur aisance habituelle tandis qu’éclatait derrière elles la voix de la duchesse.
— Ah ! cher Clément ! Qu’il est aimable à vous de venir dépenser avec nous un peu de votre précieux temps…
Le reste se perdit dans le brouhaha de l’arrivée du tout-puissant ministre. Mais, à peine rentrée dans leur appartement, Felicia ôta son chapeau, son manteau et ses gants qu’elle lança au petit bonheur et alla se jeter sur un canapé en éclatant de rire.
— Mon Dieu ! Que trouvez-vous de si drôle ? fit Hortense qui, plus calmement, ôtait elle aussi ses vêtements de sortie.
— Vous ne le voyez pas ? Vraiment, ma chère, je commence à croire que le ciel est avec nous. Nous vivons porte à porte avec la femme chez qui Metternich se rend le plus volontiers.
— Et cela vous fait plaisir ? Moi, la vue de cet homme m’a glacé le sang.
— Parce que vous manquez d’imagination et ne voyez que l’instant présent. Personnellement, je trouve divinement amusant de conspirer à deux pas du geôlier de l’Aiglon et de sa maîtresse. Maria Lipona a bien raison : nulle part nous ne pourrions trouver une maison plus sûre ni plus commode pour le développement de nos projets.
— Nos projets ? dit Hortense tristement, je trouve, moi, qu’ils n’avancent guère. Nous avons aperçu le prince… mais nous sommes peut-être encore loin de pouvoir l’approcher.
— Il faut avoir la foi, Hortense. Je sais moi que le moment est proche où nous pourrons lui parler.
Enchantée de ses voisines qui, deux jours après leur visite, organisèrent pour elle une sorte de présentation de mode privée, Wilhelmine de Sagan les emmena au théâtre « An der Wien » assister, dans sa loge, à une reprise de la Flûte enchantée de Mozart dont ce théâtre avait eu jadis le privilège de donner les premières représentations.
En dépit de décors d’un style égyptien assez atroce, les deux pseudo-mélomanes prirent tout de même un plaisir réel à la musique du divin Mozart… mais peut-être un plaisir plus grand encore à contempler la salle où s’entassait tout ce que Vienne contenait de noble, de riche ou de grand. Néanmoins ce qui les intéressa le plus, ce fut la loge impériale dans laquelle le duc de Reichstadt apparut, quelques instants après leur arrivée, escortant une jeune femme brune à la peau très blanche dont les longues boucles brillantes encadraient un visage fin et spirituel. Le sourire un peu ironique, dû à certain pli de la bouche, contrastait avec la mélancolie un peu rêveuse de deux grands yeux clairs. Vêtue de satin d’un bleu très pâle, cette jeune femme portait d’admirables joyaux et le diadème de diamants et d’opales qui couronnait sa tête lui donnait l’air d’une reine.
Hortense nota le soin tendre avec lequel le jeune prince aidait sa compagne à prendre place sur le devant de la loge et disposait sur le dossier du fauteuil le grand manteau qu’elle venait d’abandonner. Alors, incapable de retenir la question qui lui brûlait les lèvres, elle se pencha vers Wilhelmine et, derrière son éventail déployé, chuchota :
— Cette jeune femme qui accompagne le duc de Reichstadt, qui est-elle ? Si elle n’était si jeune, on pourrait la prendre pour l’impératrice.
— Qu’elle sera peut-être un jour. Ah ça, ma chère, mais vous ne connaissez vraiment personne ici ?
— Personne de la famille impériale en tout cas. Je rappelle à Votre Altesse que nous ne sommes ici que depuis bien peu de temps.
— C’est vrai. Eh bien, ma chère petite, cette jeune dame est l’archiduchesse Sophie, la tante du petit Napoléon.
— Sa tante ? C’est une Bonaparte ?
Wilhelmine lui jeta un regard proprement scandalisé et Hortense se sentit rougir jusqu’à son décolleté.
— Que ferait ici une Bonaparte ? Est-ce qu’on n’aurait pas quelque tendance, en France, à oublier que le petit Napoléon n’est pas né que d’un homme et qu’il a aussi une famille maternelle ? L’archiduchesse Sophie est sa tante parce qu’elle est l’épouse… pas très heureuse d’ailleurs, de son oncle l’archiduc François-Charles, frère cadet de sa mère. C’est une princesse de Bavière.
— Elle paraît bien jeune pour une tante ?
— Elle a vingt-six ans. Je crois d’ailleurs que les sentiments qui les unissent sont d’une nature rien moins que familiale. Le jeune duc éprouverait pour Sophie une vénération bien proche de l’amour. Quant à l’archiduchesse, mariée à un brave homme d’archiduc lourd et endormi à souhait, elle aurait peut-être quelque peine à démêler ce qui appartient, dans les sentiments qu’elle porte à ce beau neveu, à cette tendresse maternelle dont il manque tant.
— Disons les choses clairement, dit Felicia qui écoutait et qui aimait les situations nettes. Ils s’aiment ?
L’éventail de la duchesse de Sagan pencha cette fois vers celui de la Romaine.
— Certains vont même jusqu’à parler de passion partagée et les plus mauvaises langues prétendent que le petit François-Joseph mis au monde l’an passé par Sophie et qui est un superbe bébé blond ne serait pas tout à fait le fils du bon François-Charles. C’est depuis cette naissance d’ailleurs que – peut-être pour donner le change – le petit Napoléon s’affiche avec une jeune femme de la meilleure société : la comtesse Nandine Karolyi, née princesse Kaunitz… Il est vrai que Nandine se montre aussi beaucoup avec Maurice Esterhazy, l’un des meilleurs amis du prince… Je vous la montrerai tout à l’heure…
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