— On dirait que notre Duchamp a fait des ravages, dit Felicia quand elles remontèrent en voiture. Cette petite est folle de lui…
— Et comme il semble l’apprécier beaucoup, j’espère qu’ils trouvent ensemble un peu de bonheur. Rien ne me ferait plus de plaisir…
— Je l’espère aussi mais je n’y crois guère. C’est de vous, ma chère, qu’il est épris. Cela n’empêche peut-être pas, d’ailleurs, qu’il ne trouve auprès d’elle un joli repos du guerrier…
On vit aussi les deux amies au Prater, la promenade favorite des Viennois. Elles y allaient chaque jour, soit dans leur propre voiture, soit dans celle de Maria Lipona, soit à cheval mais toujours dans l’espoir d’apercevoir le duc de Reichstadt. Mais, à leur grand regret et contrairement à ce qu’elles savaient de ses habitudes, le prince ne se montra pas une seule fois, dès le jour où Hortense et Felicia y firent leur première apparition.
L’explication de cette étrangeté vint par Duchamp chez qui Felicia allait faire des armes tous les deux jours, tôt le matin :
— Le prince est malade, dit le colonel, qui savait toutes les nouvelles de la Cour par ceux qui fréquentaient sa salle. Il a pris froid le dernier jour de janvier en revenant de l’Helenental où il avait galopé tout l’après-midi. Les sorties lui sont interdites.
— C’est bien notre chance ! ronchonna Felicia. Voilà trois semaines que nous jouons les pécores dans des salons ennuyeux comme la pluie, Hortense et moi. Et nous ne sommes pas plus avancées qu’à notre arrivée.
Duchamp haussa les épaules et, saisissant une épée qu’on venait de lui livrer, entreprit d’éprouver entre ses deux mains la souplesse de la lame.
— Qu’est-ce que trois semaines ? Voilà six mois que je ronge mon frein ici. Prenez patience ! D’ailleurs, je trouve, moi, que vous avez marché à pas de géants. Les hommes qui viennent ici commencent a parler de ces deux belles étrangères qui se sont installées au palais Palm. On vante leur charme, la beauté altière de l’une, la grâce blonde de l’autre…
Entre ses mains, la lame d’acier fouetta l’air furieusement et Felicia se mit à rire.
— Il est vrai que nous rencontrons quelque succès mais, sans vouloir se montrer sottement vaniteuse, c’est une chose à laquelle on pouvait s’attendre. Ne soyez donc pas jaloux, mon ami. Nous avons bien d’autres chats à fouetter que nous laisser séduire par le premier bellâtre venu.
— Je ne suis pas jaloux, protesta Duchamp. Je n’ai aucun droit de l’être d’ailleurs, ajouta-t-il avec amertume.
— Et je ne crois pas que vous l’obteniez jamais, ce droit, dit Felicia doucement. Hortense aime ailleurs et je crois que c’est solide. Vous n’avez donc pas à craindre de la voir tomber dans les bras de l’un de nos courtisans…
L’entrée d’un nouveau personnage mit fin à la discussion et, instantanément, Duchamp, réintégrant la personnalité du maître d’armes Grünfeld, retrouva son accent alsacien.
— Monsieur le maréchal ! Quelle heureuse surprise ! Je ne vous attendais pas ce matin…
Le nouveau venu n’était pas un homme jeune – il ne devait pas être éloigné de la soixantaine – mais c’était encore un homme superbe ; grand et mince, il avait un beau visage aux traits réguliers, un nez droit, une bouche bien dessinée, des yeux bruns largement fendus abrités sous d’épais sourcils noirs qui, de même que les cheveux plantés dru, s’argentaient joliment. Son regard hardi fila droit vers Felicia qu’il enveloppa avec ce rien d’insolence qui trahit l’homme à femmes.
— Je vous dérange peut-être ? fit-il d’une voix profonde qui n’était pas le moindre de ses charmes.
— Il se trouve que c’est l’heure de ma leçon, lança Felicia du haut de sa tête. Mais si… monsieur a des choses importantes à vous dire, je peux attendre… un instant ! A condition toutefois que l’on me soit présenté.
— J’allais en prier Grünfeld, fit le nouveau venu avec un sourire légèrement railleur.
Le faux Alsacien s’empressa d’accéder à ce double désir :
— Puis-je, madame la princesse, vous présenter monseigneur le duc de Rag…
— Je préfère que l’on m’annonce comme le maréchal Marmont, coupa l’intéressé. Je n’aime plus beaucoup mon titre ducal…
— Est-ce le titre ou le nom ? fit Felicia avec insolence. Ce pourrait être depuis que les Français en ont fait un verbe[9] ?
— Peut-être. Ce n’est jamais très agréable de se retrouver dans le langage courant, madame. Au fait, madame de quoi ? ajouta le maréchal, rendant arrogance pour arrogance.
— C’est trop juste. Continuez donc vos présentations, Grünfeld !
Les yeux de Duchamp pétillaient de joie mais son apparence était celle d’un homme qui ne sait plus où se mettre.
— Son Altesse sérénissime madame la princesse Orsini est peut-être ma meilleure élève…
— Vraiment ? Est-ce pour m’inspirer l’envie de tirer contre elle que vous dites cela ? Je venais vous demander, mon cher Grünfeld, de faire quelques passes avec moi. Je me sens rouillé ces temps-ci. Le manque d’exercice sans doute…
— Si vous voulez tirer contre moi, dit Felicia avec un sourire moqueur, je crois que cela m’amuserait…
Du regard Marmont évalua la longue et mince silhouette en jupe noire, assez courte pour ne pas gêner les mouvements, et la chemise masculine dont le fin plissé s’entrouvrait sur la poitrine haute et fière.
— Pourquoi pas ? Cela pourrait être amusant.
Tout en parlant, il se défaisait de son grand manteau à col de fourrure, ôtait son habit de drap prune à boutons d’argent et acceptait des mains de Duchamp masque et plastron qu’il ajusta en habitué. Le visage de Felicia avait déjà disparu sous son masque et, la pointe de sa lame à terre, elle attendait calmement que le maréchal eût choisi une épée.
L’assaut fut bref et d’une incroyable rapidité. Le démon des armes semblait habiter la jeune femme, ce matin. Se donnant tout juste le temps de quelques passes pour étudier le jeu de son adversaire, elle se rua sur lui comme à l’assaut d’une redoute ; sa lame semblait le prolongement naturel de son corps souple et nerveux et, par trois fois, elle toucha le maréchal qui recula et s’avoua vaincu sans plus de façons.
— Je crois qu’il vaut mieux nous en tenir là ! fit celui-ci en ôtant son masque, montrant un visage en sueur. Si je m’obstine, je vais me couvrir de ridicule. Mais permettez-moi de vous offrir mes compliments, princesse : vous êtes un bretteur redoutable…
— Dans les engagements rapides sans doute, commenta Duchamp, mais je ne sais trop si madame pourrait soutenir un long duel au même rythme. Néanmoins, je vous l’ai dit, c’est ma meilleure élève. En revanche, monsieur le maréchal, vous me surprenez : je vous croyais mieux entraîné.
Marmont haussa les épaules tout en essuyant son visage à la serviette que lui offrait le maître d’armes.
— Voilà trois semaines que je ne me suis entraîné, vous le savez bien, Grünfeld. Exactement depuis que je suis devenu le professeur d’histoire du duc de Reichstadt. Cela ne me laisse pas une minute pour moi-même : je dois préparer nos entretiens…
Felicia et Duchamp échangèrent un coup d’œil qui signifiait, chez l’un : « Voilà qui est intéressant pour nous » et chez l’autre : « Voilà un homme à cultiver. Faites attention ! »
— J’avais entendu dire en effet qu’au bal de l’ambassadeur d’Angleterre le prince, à qui vous avez été présenté, vous a demandé de venir vous entretenir avec lui ? dit Duchamp. C’est donc vrai ?
— C’est plus que vrai… Je suis le plus ancien compagnon de son père et il le sait. Il est avide de savoir à un point que l’on n’imagine pas. De tout savoir depuis le début, depuis que… Bonaparte et moi, sans emploi ni l’un ni l’autre, nous partagions le pain de la misère dans cet hôtel minable de la rue des Fossés-Montmartre. Il me harcèle de questions en face d’une immense carte d’Europe étalée sur sa table de travail et parfois j’ai l’impression de n’être rien qu’un citron qu’il presse incessamment entre ses mains nerveuses… Mais comment refuser ? Il a tant de charme… et il est si malheureux !
Felicia eut, à cet instant, l’impression que Marmont les avait oubliés, elle et Duchamp, et qu’il parlait pour lui-même, étreint par une émotion dont il n’était pas le maître. Tout doucement, alors, elle murmura :
— Je ne l’ai encore jamais rencontré. Comment est-il ?
— Grand, mince… trop mince même. Blond avec un visage où l’apport autrichien ne parvient pas à effacer celui du père. Et surtout… il a son regard…
Il y eut un silence qui fût devenu vite insupportable si Duchamp n’eût pris sur lui de le rompre :
— On dit qu’il est malade en ce moment ?
— Oui. Il a pris froid après une promenade et tousse encore. Je crains que sa santé ne soit malheureusement pas des meilleures. Il n’en prend aucun souci. Cependant, je crois qu’elle réclamerait des soins constants. Quand il ne s’épuise pas en de folles courses à cheval, il travaille durant des nuits entières à la lumière des flambeaux. Et il n’y a personne pour l’en empêcher…
— Est-ce que cela ne devrait pas être le rôle d’une mère ? dit Felicia.
Pendant un instant, le visage de Marmont ne fut qu’un masque de colère et de mépris :
— La sienne vit à Parme où elle préfère s’occuper des bâtards que lui a donnés Neipperg. Depuis la mort de celui-ci, il y aura bientôt deux ans, elle vient de moins en moins souvent à Vienne. Le roi de Rome méritait une autre mère.
— Le roi de Rome le serait peut-être encore si certains d’entre vous, les maréchaux, n’avaient abandonné l’Empereur, dit Felicia. S’il n’est plus que le duc de Reichstadt, à qui la faute ?
— Ne nous accablez pas, princesse ! La faute en incombe surtout au Destin. A présent… permettez-moi de me retirer. Je ne vous ai que trop dérangée, je le vois bien…
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