Le voyage dura une heure, ainsi que l’attesta l’horloge d’une église qui frappa un coup peu de temps avant l’arrivée. Quant à la nature du chemin suivi, la suspension exceptionnelle de la Rolls ne permettait guère de l’apprécier. Pourtant, après une légère secousse, le passager entendit crisser sous les roues le gravier d’une allée. Quelques instants plus tard, la voiture s’arrêtait.
Le chauffeur, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis la petite leçon de Morosini, grogna :
– Reste tranquille ! J’ vais t’ sortir de là et puis j’t’ aiderai à marcher...
– Des fois qu’y casserait sa belle gueule, ricana son compagnon, ça s’ rait un vrai malheur !
Lorsqu’il mit pied à terre, Morosini sentit qu’on le prenait par le bras ou plutôt qu’on le hissait : son soutien devait avoir la taille d’un gorille. Ainsi tracté, ce qui l’obligeait à lever l’autre bras pour que les menottes ne lui entament pas la peau, il gravit quelques marches de pierre. Autour de lui, cela sentait la terre, les arbres, l’herbe mouillée. Quelque propriété à l’écart de Paris, sans doute ? Ensuite, il y eut un dallage et le claquement d’une lourde porte derrière lui. Enfin, un parquet grinça sous ses pas vite amortis par un tapis.
Le poing qui le soutenait l’abandonna et il se sentit déstabilisé comme l’aveugle qu’on lâche sans appui au milieu d’un espace vide. Mais, soudain, le bandeau trop bien ajusté s’envola et Morosini, ébloui, chercha à préserver ses yeux de ses mains enchaînées. La violente lumière d’une lampe posée sans doute sur une table l’éblouit soudainement.
Une voix métallique et froide, teintée d’un léger accent, ordonna :
– Enlevez-lui les bracelets ! C’était peut-être utile dans la voiture, mais pas ici.
– Si vous vouliez bien aussi diriger votre lampe dans une autre direction, je crois que j’apprécierais, dit Morosini.
– N’en demandez pas trop ! Vous avez l’argent et le bijou ?
– Je les avais quand j’ai quitté l’hôtel de sir Eric Ferrais. Pour le reste, adressez-vous à vos sbires !
– Tout est là, patron ! fit l’Américain soulagé de s’exprimer dans sa propre langue.
– Alors qu’est-ce que tu attends pour me l’apporter ?
En s’avançant dans le flot lumineux, le gorille – le personnage en possédait les dimensions : environ un mètre quatre-vingt-quinze et taillé en conséquence ! – obtura l’éclairage et apaisa d’autant le malaise du prisonnier. Le faisceau changea aussitôt de direction pour illuminer le dessus de ce qui devait être un bureau.
La silhouette d’un homme assis derrière se dessina, mais seules ses mains, belles et fortes, sortant de manches en tweed, furent visibles. Elles s’activèrent à ouvrir la mallette, sortant les liasses de billets verts et l’écrin qu’elles ouvrirent, libérant les feux profonds du saphir, ceux plus froids des diamants de la monture, et arrachant à l’inconnu un sifflement admiratif. Pour sa part, Morosini rendit mentalement hommage à l’habileté de Simon Aronov : c’était en vérité un grand artiste. Son faux faisait presque plus vrai que le vrai.
– Je commence à regretter de ne pas le garder pour moi ! murmura l’inconnu. Mais quand on a donné sa parole, il faut la tenir !
– Heureux de vous voir animé de si nobles sentiments ! persifla Morosini. Dans ce cas et, puisque vous avez ce que vous désirez, puis-je vous prier de me rendre d’abord lady Ferrais et ensuite la liberté... sans compter la Rolls-Royce, pour que je puisse ramener votre captive chez elle ? Si toutefois elle est encore vivante, ajouta-t-il d’un ton où perçaient à la fois l’angoisse et une menace.
– Rassurez-vous, elle va très bien ! Vous allez pouvoir en juger dans un instant. On va vous conduire auprès d’elle.
– Je ne viens pas faire une visite : je viens la chercher !
– Chaque chose en son temps !... Je crois que vous devriez...
Il s’interrompit.
Une porte venait de s’ouvrir en même temps que le plafonnier s’allumait, révélant une pièce assez grande plutôt mal meublée dans un style bourgeois prétentieux et tapissée d’un affligeant papier à ramages et à fleurs dans des tons verdâtres, chocolat et rose bonbon qu’Aldo jugea écœurants.
– Ah ! Je vois que tout est là ! s’écria Sigismond Solmanski en s’avançant avec empressement vers la table où s’étalait la rançon de sa sœur dont il palpa quelques billets. L’homme qui en faisait l’inventaire les lui ôta brusquement pour les renfermer dans leur mallette.
– Que venez-vous faire ici ? gronda-t-il. N’était-il pas convenu que vous ne deviez pas vous montrer ?
– Sans doute ! fit le jeune homme d’un ton léger en s’emparant de l’écrin qu’il ouvrit. Mais j’ai pensé que cela n’avait plus d’importance et puis, mon cher Ulrich, je n’ai pas pu résister à l’envie de voir la tête de cet imbécile qui, en dépit de ses grands airs, est venu se jeter dans nos pattes comme un puceau amoureux ! Alors, Morosini, ajouta-t-il méchamment, quel effet cela fait-il d’avoir été réduit à l’état de larbin du vieux Ferrais ?
Aldo, que cette apparition n’avait pas autrement surpris, allait se contenter d’un dédaigneux haussement d’épaules quand Sigismond se mit à ricaner : un petit rire grinçant qu’il n’eut aucune peine à reconnaître. Instantanément, son poing partit comme un bélier en un uppercut foudroyant qui atteignit Sigismond au menton et l’envoya au tapis pour le compte.
– Espèce de petite ordure ! cracha-t-il en massant ses phalanges un peu endolories. Je te devais ça depuis un moment ! J’espère ne pas vous avoir fait trop de peine ? ajouta-t-il en se tournant vers le nommé Ulrich toujours debout derrière sa table.
– Heureux de vous avoir donné l’occasion de régler un compte, monsieur, fit celui-ci d’un ton placide où perçait un certain respect. Vous avez une droite redoutable.
– La gauche n’est pas mal non plus.
– Félicitations ! Sam, emporte ce jeune blanc-bec à la cuisine, ranime-le mais arrange-toi pour qu’il se tienne tranquille pendant un moment ! Vous, suivez-moi ! ajouta-t-il pour Aldo.
Celui-ci lui emboîta le pas sans trop savoir que penser du personnage. Un étranger à coup sûr, mais quoi au juste ? Allemand, Suisse, Danois ? C’était un homme grand et maigre, avec une figure en lame de couteau surmontée de grosses lunettes d’écaille de provenance américaine et assez semblables à celles que portait Mina Van Zelden. Difficile à manier, très certainement : le jeune Sol-manski, affilié à sa bande et qui avait dû indiquer « le bon coup », semblait payé pour s’en apercevoir.
Derrière lui, Morosini pénétra dans le couloir central de la maison, gravit un escalier de bois mal entretenu, arriva sur un palier où donnaient quatre portes. Ulrich en ouvrit une après avoir frappé.
– Entrez ! dit-il. Vous êtes attendu.
Aldo pénétra dans une chambre dont il ne vit rien, à l’exception d’Anielka dont l’attitude ne laissa pas de le surprendre. Il s’attendait à voir une malheureuse éplorée, épuisée, ligotée : il vit une jeune fille vêtue d’une robe élégante occupée à se polir les ongles, assise devant une coiffeuse ornée d’un vase de fleurs. Elle semblait détendue, à son aise, et il se traita d’idiot : si son frère était à l’origine de l’enlèvement, il n’y avait aucune raison qu’elle soit maltraitée ; quant au danger, il devenait illusoire. Aussi, refrénant son élan primitif, pré-féra-t-il se tenir sur ses gardes, mais comme Anielka n’avait pas l’air de s’apercevoir de sa présence, il éprouva un début d’irritation. L’idée qu’elle pouvait être en train de se moquer de lui l’effleurait :
– Heureux de vous voir en bonne santé, ma chère, mais puis-je dire que vous avez une curieuse façon d’accueillir votre libérateur ? Les tourments que vous avez causés n’ont pas l’air d’altérer votre sérénité ?
Elle éloigna l’une de ses mains pour juger de l’effet puis, avec un petit sourire triste, elle haussa les épaules :
– Des tourments ? Pour qui ?
– Pas pour votre frère, en tout cas ! Je viens de le voir : il est épanoui, ce garçon. Son mauvais coup a réussi et je commence à croire que c’est aussi le vôtre ?
– Peut-être. Ne devais-je pas m’enfuir au soir de mes noces ?
– Oui, mais avec moi ou avec des gens convenables. D’où sortez-vous ces truands américains, français, allemands ou Dieu sait quoi ?
– Ce sont des amis de Sigismond et je leur suis très reconnaissante.
Elle se levait enfin pour regarder Aldo en face.
– Reconnaissante ? Et de quoi, s’il vous plaît ?
– De m’avoir évité la plus grosse bêtise de ma vie en vous rejoignant et, surtout, de m’être vengée de ceux qui ont osé m’offenser !
– Et qui sont ? Parlez, bon sang ! Il faut vous arracher les mots !
– Sir Eric et vous !
– Moi, je vous ai offensée ? J’aimerais bien savoir comment.
– En trahissant à la face de tous, publiquement et presque sous mes yeux, ce grand amour que vous disiez éprouver pour moi. Lorsque je suis venue à vous, j’ignorais – et vous vous êtes bien gardé de me l’apprendre ! – quel lien intime vous unissait à Mme Kledermann...
– Je ne vois pas pourquoi je vous aurais parlé d’une histoire vieille de plusieurs années. Avant la guerre, elle a été ma maîtresse mais nous ne sommes plus que... des amis. Et encore !...
– Des amis ? Comment pouvez-vous être aussi lâche, aussi menteur ? Faut-il vous dire que je vous ai vu avec elle, de mes propres yeux vu, sous la fenêtre de ma chambre. Votre façon de vous embrasser n’avait rien d’amical...
Aldo maudit les impétuosités de Dianora et sa propre stupidité mais le mal était fait : il fallait jouer avec les mauvaises cartes distribuées par un destin ironique.
– J’avoue, fit-il, que je me suis mis là dans un mauvais cas, mais je vous en supplie, n’attachez pas d’importance à ce baiser, Anielka ! Si je n’ai pas repoussé Dianora quand elle s’est jetée à mon cou, c’est parce que j’ai appris à me méfier de ses emballements, de ses foucades. C’est elle qui a voulu notre séparation en 1914 et je reconnais bien volontiers qu’elle essaie de renouer. Ce soir-là, j’en conviens, j’ai eu l’intention de l’utiliser comme paravent, mais c’était dans le seul but d’écarter de moi – et donc de vous ! – les soupçons de sir Eric lorsque votre fuite serait découverte.
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