– C’est sûrement une attitude à l’usage des journaux et des concierges. Quelque chose me dit que les deux Solmanski trempent dans cette affaire jusqu’au cou. Que les ravisseurs réclament le saphir ne fait que conforter mon impression. Et, naturellement, vous allez faire ce qu’on vous demande ?

– Vous ne le feriez pas, vous ?

– Si, bien sûr ! Il va même falloir qu’on en parle sérieusement. Mon Dieu ! gémit Vidal-Pellicorne en repoussant en arrière les mèches retombant sur son front, je n’arrive plus à mettre deux idées bout à bout. Cette histoire est en train de me rendre malade ! soupira-t-il, en faisant glisser dans son assiette une belle part de brie.

– Toujours pas de nouvelles de Romuald ?

– Pas la moindre ! Disparu ! Envolé, Romuald, fit Adalbert en s’efforçant d’éliminer le chat logé dans sa gorge. Et si je suis venu droit ici au risque d’importuner Mme de Sommières, c’est parce que je ne sais pas encore comment je vais annoncer la nouvelle à son frère !

– Vous avez bien fait, assura la vieille dame. Il vaudrait même mieux que vous passiez la nuit chez nous : les mauvaises nouvelles délivrées au grand jour sont moins pénibles que dans l’obscurité. Cyprien va vous préparer une chambre...

– Merci, madame. Je crois que je vais accepter. J’avoue qu’un peu de repos... À propos, Aldo, vous n’auriez pas l’intention, par hasard, de livrer « votre » saphir ? ...

– Rassurez-vous ! Même si je le voulais, je ne le pourrais pas : il roule en ce moment vers Venise, cousu dans la coiffe du chapeau de ma secrétaire. Et j’ai prévenu Zurich.

– Enfin une bonne nouvelle !... Cependant, n’allez-vous pas courir un gros risque en remettant... l’autre pierre ? Si jamais ces gens-là s’y connaissent...

– De toute façon, le danger existe, et moi je ne fais qu’apporter ce que Ferrais m’aura remis. Cependant, au cas où il m’arriverait quelque chose de désagréable, je vais écrire une lettre à l’intention de Mina afin qu’elle se mette à votre disposition pour terminer au mieux cette affaire.

– Donnez-la plutôt à notre hôtesse ! Tant que je ne saurai pas ce qu’il est advenu de Romuald, ceux qui l’ont attaqué n’en auront pas fini avec moi. Sans compter l’aventure que vous allez courir et qui ne me dit rien qui vaille...

Un peu plus tard, retirée chez elle, Mme de Sommières écoutait Marie-Angéline lui lire quelques pages de La Chartreuse de Parme. Préoccupée, elle écoutait d’une oreille distraite. L’aventure dans laquelle Aldo était engagé et qui l’avait d’abord amusée commençait à l’inquiéter !

« À ce mot, la duchesse fondit en larmes ; enfin elle pouvait pleurer. Après une heure accordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation que ses idées commençaient à s’éclaircir. Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle... »

– Arrêtez-vous, Plan-Crépin ! soupira la vieille dame. Ce soir, la magie de Stendhal ne peut pas grand-chose contre mes soucis, même si je prends bien part à ceux de la Sanseverina...

– Est-ce que nous nous tourmenterions pour notre neveu ?

– N’est-ce pas justifié ? Si seulement je savais que faire.

– Je sais bien que nous ne raffolons pas des exercices spirituels, mais ce serait peut-être le moment de dire une prière ?

– Vous croyez ? Il y a si longtemps que je ne me suis pas adressée au Seigneur ! Il va me claquer la porte au nez !

– Nous devrions essayer Notre-Dame ? Entre femmes, il est plus facile de se comprendre.

– Il se peut que vous ayez raison. Autrefois, je lui étais fort dévote – j’entends, lorsque j’étais au couvent des Dames du Sacré-Cœur. Et puis nos relations se sont espacées et j’ai bien peur, avec le temps, d’être devenue une vieille mécréante. Peut-être l’influence de cette maison ? ... Mais, ce soir, j’ai peur, Marie-Angéline, tellement peur !...

La cousine-lectrice pensa que la vieille dame devait être au bord de la panique pour s’être souvenue de son prénom. Elle s’agenouilla près du lit, fit un rapide signe de croix, ferma les yeux et commença :

Salve Regina, mater misericordiœ, vita, dulcedo et spes nostra...

Mme de Sommières découvrit avec surprise qu’elle pouvait suivre sans difficulté et que les paroles oubliées des anciennes prières remontaient du fond de sa mémoire...



CHAPITRE 10 L’HEURE DE VÉRITÉ


Il était près de minuit.

Silencieuse et imposante, la Rolls noire de sir Eric Ferrais prenait l’avenue Hoche en direction de l’Étoile, conduite d’une main prudente par Morosini. En d’autres circonstances, il eût éprouvé un vif plaisir à piloter cette superbe machine dont le moteur ultra-silencieux ronronnait à peine sous la laque brillante du long capot au bout duquel s’envolaient les draperies d’argent de la « Silver Lady », le prestigieux bouchon de radiateur. Comme beaucoup d’Italiens, il adorait l’automobile, avec une nette préférence pour les modèles de course, mais mener ce genre de voiture était une expérience qui valait d’être vécue.

Trois minutes plus tôt, il quittait l’hôtel Ferrais sous l’œil torturé de Riley, le chauffeur que l’usine de Crewe avait « livré » en même temps que la merveille, ainsi que l’exigeait un règlement auquel se soumettaient même les têtes couronnées. De toute évidence, le malheureux se disait que « sa » précieuse « Silver Ghost » allait à la catastrophe et que cet habitué des gondoles et des motoscaffi ne serait jamais capable de la diriger selon les règles.

Ces quelques instants tragi-comiques avaient un peu détendu Aldo dont les nerfs avaient été mis à rude épreuve par les quarante-huit heures d’incertitude qu’il venait de vivre. En effet, il n’y avait guère plus d’une heure que les ravisseurs d’Anielka s’étaient manifestés pour donner leurs dernières instructions : le prince Morosini, nanti de la rançon et du saphir, prendrait place au volant de la Rolls-Royce de sir Eric – on avait bien spécifié la marque parmi celles que possédait le baron – et devrait se trouver à minuit à l’entrée de la contre-allée de l’avenue du Bois-de-Boulogne, côté numéros pairs, non loin de la rue de Presbourg.

À sa surprise, le maître des lieux était demeuré invisible. Il souffrait, paraît-il, d’une cruelle névralgie et ce fut des mains de John Sutton, son secrétaire, que le messager reçut la mallette contenant l’argent et l’écrin. Il n’en fut pas surpris : il devinait quel déchirement éprouvait le marchand d’armes à se défaire de son talisman bien-aimé.

– Si tu savais la vérité, mon bonhomme, mâchonna Morosini entre ses dents, tu serais peut-être moins triste, mais plus furieux !

Mina était arrivée sans encombres à destination avec son précieux chargement, ainsi que le lui avait appris, la veille au soir, un bref coup de téléphone. À présent, il s’agissait de délivrer Anielka, mais pour en faire quoi ? L’honnêteté voulait qu’elle soit ramenée à l’époux qui s’imposait pour elle un si lourd sacrifice et Morosini était un homme d’honneur, ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver une vive répugnance à l’idée de remettre celle qu’il aimait entre les bras d’un autre. Vidal-Pellicorne, en lui serrant la main tout à l’heure, avait ramené le problème à ses justes dimensions en déclarant :

– Sortez-en tous les deux vivants et ce sera déjà magnifique ! Ensuite, elle aura peut-être son mot à dire.

Il avait plu toute la journée. La nuit restait fraîche et humide. Pas grand-monde dehors. La voiture glissait avec un bruit soyeux sur le ruban d’asphalte luisante au bout duquel se dressait l’Arc de Triomphe, vu de trois quarts et mal éclairé.

Arrivé à l’endroit prescrit, Morosini arrêta l’automobile, tira son étui à cigarettes pour calmer ses nerfs, craqua une allumette mais n’eut pas le temps d’enflammer le mince rouleau de tabac : par la portière brusquement ouverte, un souffle puissant éteignit la flamme. En même temps, une voix nasillarde dotée d’un accent new-yorkais intimait :

– Pousse-toi ! C’est moi qui vais conduire. Et pas un geste de trop !

Le canon de revolver que l’autre appliquait sous son maxillaire était des plus dissuasifs. Aldo se glissa sur le siège voisin en se contentant de demander :

– Vous avez déjà conduit une Rolls ?

– Pourquoi ? Y a un mode d’emploi ? C’est une bagnole, non ? Alors ça marche comme n’importe quelle autre.

Morosini imagina ce que pourrait dire le chauffeur Riley de cet incroyable blasphème, puis l’oublia : l’autre portière s’ouvrait à son tour et une paire de menottes claqua autour de ses poignets, après quoi on lui appliqua sur les yeux un épais bandeau noir.

– On peut y aller ! déclara une voix faubourienne, qui, pour être parisienne, n’en était pas moins antipathique.

L’homme qui s’assit derrière le volant devait être un colosse. Aldo s’en rendit compte en sentant diminuer son espace vital. Le poids – horreur suprême ! – fit grincer très légèrement un ressort. Le nouveau venu empestait le rhum, tandis que son compagnon dégageait des effluves de parfum oriental à bon marché grâce auquel l’aristocratique véhicule prit un petit air de souk.

Le nouveau conducteur mit en marche, passa une vitesse, mais si brutalement que la boîte, indignée, protesta. Morosini fit chorus :

– Qu’est-ce que vous croyez conduire ? Un tracteur ? Je savais bien, moi, que « sir Henry » ne serait pas content.

– Sir Henry ?

– Apprenez, mon ami, que chez Rolls-Royce, on appelle ainsi les moteurs construits par la maison. C’est le prénom du magicien qui les fait naître.

– Tu veux qu’j’le fasse taire, c’t’espèce de snob ? grogna le passager de l’arrière. Y m’agace !

Le snob en question s’abstint cette fois de donner son avis, se doutant de la façon dont l’autre comptait lui imposer silence. Il s’enfonça dans son siège et s’efforça de suivre le chemin. Il connaissait bien Paris, aussi comptait-il sur sa mémoire pour se repérer mais, dans l’obscurité totale où il se trouvait, il perdit le fil assez vite. La voiture descendit d’abord l’avenue du Bois, tourna à droite, puis à gauche et encore à droite, à droite, à gauche... Au bout d’un moment, les noms des rues se brouillèrent, bien que le chauffeur occasionnel, rendu prudent par les sarcasmes de son prisonnier, eût adopté une allure modérée.