Aldo partit d’un grand éclat de rire :

– Mina, amoureuse ? Mais vous rêvez tante Amélie !

– Rêver ? Je le voudrais bien ! Crois-moi ou ne me crois pas, mais si tu tiens à ta secrétaire, ménage-la un peu ! Même si tu t’obstines à ne pas voir en elle une femme, c’en est une malgré tout ! À vingt-deux ans, elle aussi a le droit de rêver...

– Que voulez-vous que je fasse, grogna Morosini. Que je l’épouse ? ...

– Et dire que je te croyais intelligent ! soupira la vieille dame.

Durant toute la journée, il fut impossible de mettre un pied dehors. Une marée humaine battait les murs de l’hôtel Ferrais. L’habituel mélange de journalistes, de photographes et de curieux qui, sans le cordon de police disposé autour, se serait insinué dans la moindre ouverture. Les voisins d’en face ou d’à côté se voyaient eux aussi assiégés.

– Il faudra pourtant bien que j’aille prendre mon train ce soir ! fit Mina, alarmée.

– Vous pouvez avoir confiance en Lucien, mon « mécanicien », pour foncer dans le tas ! la rassura Mme de Sommières.

– Je vous accompagnerai ! promit Aldo. Je tiens à m’assurer que vous ferez un bon voyage. En attendant, il suffit que nous prenions notre mal en patience : ces gens-là ne vont pas camper jour et nuit devant nos portes.

Il n’en était pas certain, connaissant bien l’infinie patience d’une foule qui flaire une belle affaire criminelle, voire le sang... Vers la fin de l’après-midi, personne n’avait encore bougé, lorsque le téléphone sonna chez le concierge et que celui-ci vint annoncer que l’on demandait « Monsieur le prince » de la part de sir Eric Ferrais. Morosini bondit sans se poser la moindre question. Un instant plus tard, la voix inimitable résonnait à son oreille :

– Dieu soit loué, vous êtes encore à Paris ! Je n’osais pas l’espérer...

– Des affaires à régler, fit Aldo sans se compromettre. Qu’avez-vous à me dire ?

– J’ai besoin de vous. Pouvez-vous venir vers huit heures ?

– Non. À cette heure-là, je conduis une amie à la gare.

– Alors plus tard ! À l’heure que vous voudrez, mais, par pitié, venez ! C’est une question de vie ou de mort !...

– Vers dix heures et demie ! Prévenez votre service d’ordre...

– Vous serez attendu...

Il l’était en effet. Son nom lui permit de franchir le barrage de police et il trouva, sur le perron, le maître d’hôtel et le secrétaire qu’il avait déjà rencontrés. Peut-être y avait-il un peu moins de curieux, mais ceux qui étaient encore là prenaient leurs dispositions pour passer la nuit. Naturellement, l’arrivée de cet homme élégant suscita des curiosités. Des chuchotements s’élevèrent sur son passage et deux journalistes tentèrent de l’interviewer, mais il s’en tira avec un sourire plein de courtoisie :

– Je ne suis qu’un ami, messieurs ! Rien de bien intéressant pour vous...

Sir Eric était dans le cabinet qu’il connaissait déjà. Pâle et agité, le négociant en armes arpentait la vaste pièce, semant les mégots de cigarettes à demi fumées sans souci des dommages causés au superbe kilim turkmène étendu sous ses pas. L’entrée de Morosini arrêta ces allées et venues.

– Les journaux de ce matin m’ont appris le malheur qui vous frappe, sir Eric, commença le visiteur, aussitôt interrompu d’un geste brusque.

– N’employez pas ce mot-là ! s’écria Ferrais. Je veux croire qu’il ne s’agit pas de l’irréparable. Cela dit, merci d’être venu.

– Au téléphone, vous m’avez appris que vous aviez besoin de moi. J’avoue n’avoir pas très bien compris. Que puis-je pour vous ?

Sir Eric indiqua un siège mais resta debout, et Aldo eut l’impression que son regard posé sur lui pesait une tonne.

– Les exigences des ravisseurs de ma femme dont j’ai eu connaissance cette nuit font de vous une pièce maîtresse dans la partie... mortelle qu’ils ont engagée l’autre soir en enlevant lady Anielka dans ma demeure et presque sous mon nez.

– Moi ? ... Comment est-ce possible ?

– Je l’ignore, mais c’est un fait et il me faut en tenir compte.

– J’aimerais que vous m’expliquiez une ou deux choses avant de m’apprendre le rôle que vous me réservez.

r – Posez vos questions.

– Si ce que j’ai lu est l’expression de la vérité, même imparfaite, lady Ferrais avait déjà disparu lorsque vous nous avez annoncé qu’elle était très souffrante ?

– En effet. Quand je suis allé la chercher pour qu’elle assiste avec moi au feu d’artifice, je n’ai trouvé dans sa chambre que Wanda, assommée et ligotée, servant de support à une lettre écrite en anglais et en caractères d’imprimerie, m’annonçant le rapt et m’ordonnant le silence. Je ne devais, en aucun cas, prévenir la police si je voulais retrouver vivante ma jeune épouse. On ajoutait que je serais avisé ultérieurement des conditions posées pour me la rendre... intacte, je devais, en outre, rentrer à Paris dès le lendemain.

– D’où la fable de la maladie et l’ambulance ?

– Bien sûr. La voiture n’a emporté qu’un simulacre veillé par Wanda.

– Et celle-ci ne vous a rien appris sur ceux qui l’ont maltraitée ? Elle n’a rien vu, rien entendu ?

– Rien ! Elle a reçu un coup sur la tête sans comprendre d’où il venait.

– Je vois. Mais alors, pourquoi diable ce déchaînement des journaux depuis ce matin ?

– C’est ce que j’aimerais savoir. Vous pensez bien que je n’y suis pour rien.

– Quelqu’un de votre entourage, alors ?

– J’ai une entière confiance dans ceux qui m’ont aidé à jouer ma triste comédie. D’ailleurs, ajouta sir Eric avec un amer dédain, ils occupent chez moi des places qu’ils ne retrouveraient jamais parce que je ne le permettrais pas.

Il avait martelé les dernières syllabes pour en accentuer le caractère menaçant. Morosini hocha la tête, prit une cigarette dans son étui et l’alluma, les yeux ailleurs.

– Eh bien, soupira-t-il, la première bouffée rejetée, il vous reste à m’apprendre la raison de ma présence ici ce soir.

Brusquement, Ferrais quitta l’appui de son bureau, marcha vers la fenêtre ouverte sur le parc nocturne, n’offrant plus que son dos à Morosini.

– Oh, c’est fort simple ! La rançon doit être payée après-demain soir et c’est vous qui devez la porter.

Il y eut un silence. Aldo, abasourdi, se demanda s’il avait bien entendu et jugea utile de faire répéter son hôte.

– Veuillez m’excuser, mais je dois avoir rêvé ? Venez-vous vraiment de dire que je dois porter la rançon ?

– C’est bien ça ! dit sir Eric sans se retourner.

– Mais... pourquoi moi ?

– Oh, il pourrait y avoir là une excellente raison ! ricana le baron. La presse, en effet, n’a pas été bien informée : elle ne mentionne, au sujet de la rançon, que les deux cent mille dollars en billets usagés.

– Et... il y a autre chose ?

Ferrais se retourna et revint à pas lents vers son visiteur. Ses profonds yeux noirs étincelaient de colère.

– Vous êtes bien sûr de ne pas le savoir ? gronda-t-il.

Aussitôt, Aldo fut debout. Sous le sourcil relevé, son œil, devenu d’un vert inquiétant, fulgura.

– Cela demande une explication, articula-t-il sèchement. Qu’est-ce que je devrais savoir ? ... Je vous conseille de parler, sinon je m’en vais en vous laissant vous débrouiller avec vos gangsters !

Et il se dirigea vers la porte. Qu’il n’eut d’ailleurs pas le temps d’atteindre.

– Restez ! s’écria Ferrais. Après tout... peut-être n’y êtes-vous pour rien.

Morosini consulta sa montre.

– Vous avez trente secondes pour cesser de parler par énigmes. Que vous demande-t-on ?

– L’Etoile bleue, bien sûr ! En échange de la vie d’Anielka, ces misérables exigent que je la leur remette.

En dépit de la gravité de l’heure, Aldo éclata de rire.

– Rien que ça ? ... Et vous pensez que j’ai trouvé ce moyen commode de récupérer mon bien et de me faire un peu de menue monnaie par-dessus le marché ? ... Désolé, mon cher, mais c’est trop gros !

Vidé soudain de sa colère, sir Eric se laissa aller dans un fauteuil en passant sur son front une main lasse et qui tremblait.

– Essayez de vous mettre à ma place un instant ! Le choix que l’on m’impose m’est insupportable. Plus que vous ne le pensez !... J’aime ma femme et je veux la garder mais perdre à nouveau – et peut-être à jamais ! – la pierre que j’ai si longtemps cherchée...

– ... et obtenue au prix d’un crime ! Je conçois que ce soit difficile, fit Morosini sarcastique. Quand l’échange doit-il être fait ?

– Après-demain soir. À minuit.

– Très romantique ! Et où ?

– Je ne le sais pas encore. On doit me rappeler lorsque j’aurai obtenu votre réponse... Et, à ce propos, il me faut ajouter que la police ne sera pas avertie et que vous irez au rendez-vous seul... et sans armes !

– Cela va de soi ! fit Morosini avec un petit sourire insolent. Où serait le plaisir si je devais m’y rendre bardé de pistolets et avec un peloton de sergents de ville ? Mais, pendant que j’y pense, j’aimerais savoir quelle est l’attitude de votre beau-père et de son fils en face de ce drame ? Est-ce qu’ils ne devraient pas être auprès de vous pour vous soutenir ?

– Je me soucie peu de leur soutien et préfère les savoir à l’hôtel. On me dit que le comte fréquente les églises, récite des neuvaines, brûle des cierges... Quant à Sigismond, il boit et il joue, comme d’habitude.

– Charmante famille que vous avez là ! marmonna Morosini qui ne s’imaginait pas du tout Solmanski dans le rôle du pieux pèlerin errant de sanctuaire en sanctuaire pour implorer la pitié du ciel.

Ce fut aussi l’avis d’Adalbert que, une fois rentré, Aldo trouva en train de se restaurer en compagnie de Mme de Sommières. Visiblement fatigué et d’humeur morose, l’archéologue n’en faisait pas moins disparaître méthodiquement un pâté en croûte, un demi-poulet et un plein saladier de laitue.