– Notre chère marquise a pensé qu’il était plus prudent d’être deux, chuchota-t-elle sans lui laisser le temps de protester. Je ferai le guet...
Parce qu’elle est au courant ?
– Bien entendu ! Il ne serait pas convenable qu’elle ne sache pas ce qui se passe sous son toit... ou dessus !
– C’est ridicule ! Et puis ce n’est pas la place d’une demoiselle ! Vous pourriez vous casser quelque chose, ou simplement vous tordre un pied...
– Aucun danger ! Le château de mes parents comporte un logis Renaissance et quatre tours à poivrières. Vous n’imaginez pas combien de fois je me suis promenée dessus ! J’ai toujours adoré les toits. On s’y sent plus près du Seigneur !
Renonçant pour le moment à explorer plus avant les motivations de cette étrange fidèle qui élevait l’art des monte-en-l’air au niveau des vertus théologales, Morosini entreprit de passer sur le toit d’à côté, suivi de cet acolyte inattendu. Son intention n’était pas de faire irruption dans la chambre d’Anielka mais d’essayer de voir ce qui s’y passait. Étant donné la douceur du temps, l’une des fenêtres resterait sans doute entrouverte et, même si les rideaux étaient tirés, il devrait être possible de jeter un coup d’œil. D’autant qu’une chambre de malade n’était jamais plongée dans une obscurité complète : il était habituel d’y laisser une veilleuse pour faciliter le travail de la garde de nuit.
Aidé de Marie-Angéline, aussi muette et silencieuse qu’une ombre, il descendit sans peine sur le long balcon de pierre qui régnait de façon continue à la hauteur du second étage, beaucoup moins haut que les deux autres où les plafonds atteignaient leurs cinq mètres. Là, il attacha sa corde à la balustrade en prenant bien soin de la placer dans l’encoignure où la rotonde centrale se rattachait au reste du bâtiment, puis il se laissa glisser jusqu’à l’un des trois balcons de fer forgé qui commandaient les fenêtres de la nouvelle mariée. Celle devant laquelle il atterrit était bien fermée et aveugle, les rideaux intérieurs ayant été tirés.
Sans se décourager, Aldo enjamba le balcon central, plus large et plus ornemental, regardant droit sur les arbres du parc, et là il retint une exclamation de satisfaction : la double porte vitrée n’était pas close et un peu de lumière filtrait. Le cœur du visiteur battit plus vite : avec un peu de chance, il allait peut-être réussir à s’avancer jusqu’à la malade et à lui parler ? Alors, en prenant bien soin de ne pas faire bouger le vantail, il approcha son œil de l’ouverture...
Ce qu’il aperçut le plongea dans la stupeur. À l’exception de Wanda qui dormait sur une chaise longue, la chambre tendue de brocart bleu était vide, et aussi le ravissant lit à la polonaise couronné de bouquets de plumes blanches... Où était Anielka ?
Aldo allait peut-être commettre la folie de s’introduire pour aller le demander à cette grosse femme endormie, quand la porte s’ouvrit doucement et Ferrais parut. Avec un regard indifférent pour Wanda, il alla s’asseoir dans un fauteuil, l’air accablé. Bien que la lumière dispensée par la veilleuse fût pauvre, Morosini put noter le ravage de son visage au-dessus de la soie foncée de la robe de chambre : de toute évidence, sir Eric avait de gros soucis. Il avait dû pleurer aussi... mais pourquoi ?
La tentation fut grande d’essayer d’arracher à cet homme la raison de son accablement, mais il préféra se retirer sans bruit, et rejoignit sa compagne qui l’attendait au bord du toit. Il apprécia qu’elle refrène sa curiosité jusqu’à ce que l’on fût revenu en pays ami, mais, une fois sur la terrasse, la question fusa, à voix basse cependant :
– Alors ? Vous l’avez vue ?
– Non. Le lit est vide.
– Il n’y a personne ?
– J’ai vu la femme de chambre endormie sur une récamier, puis sir Eric est entré et s’est assis. Sans doute pour faire croire à ses gens qu’il venait faire une visite à la malade...
– Autrement dit, cette histoire de contagion...
– Du vent ! Destiné à chasser les curieux...
– Ah !
Il y eut un court silence, puis Marie-Angéline soupira :
– Demain matin, il va falloir que Mme Quémeneur m’en dise un peu plus !
– Que pourrait-elle vous dire ? Comme tout le monde dans la maison, elle doit croire à la maladie...
– On verra bien ! Si je pouvais me faire inviter, m’introduire dans la place...
Morosini ne put s’empêcher de rire : décidément, Plan-Crépin développait une véritable vocation d’agent secret. Il pensa qu’il faudrait en parler à Adalbert. Cette fille n’était pas maladroite et débordait de bonne volonté...
– Faites à votre guise, dit-il, mais prenez garde ! C’est un terrain dangereux ! Et tante Amélie tient à vous.
– Moi aussi ! Il faut que nous sachions à quoi nous en tenir ! conclut la demoiselle du ton d’un général concluant une réunion d’état-major...
Elle n’eut pas à se donner beaucoup de peine : la bombe éclatait le lendemain dans les journaux du matin sous des titres énormes : « Les noces tragiques » – « La jeune épouse d’un grand ami de la France enlevée le soir de ses noces » – « Qu’est devenue lady Ferrais ? » et quelques autres tout aussi alléchants.
Ce fut, bien entendu, Marie-Angéline qui apporta la nouvelle : en arrivant place Saint-Augustin pour la messe de six heures, elle était tombée sur le marchand de journaux occupé à décorer son kiosque avec l’événement du jour. Elle en acheta plusieurs et revint ventre à terre rue Alfred-de-Vigny en oubliant l’office matinal. Rouge et échevelée, aussi haletante que le coureur de Marathon, elle enfonça la porte de Morosini qui dormait encore et claironna :
– Eh bien voilà ! Elle a été enlevée !... Réveillez-vous, bon sang ! Et lisez !
En quelques minutes, la maison était au courant et bruissait comme une volière. Autour de la table du petit déjeuner servi avec une heure d’avance, on discutait ferme, chacun donnant son opinion. L’idée générale, à deux exceptions près, était que les ravisseurs ne pouvaient être que des gangsters américains : les journaux parlaient, en effet, d’une rançon de deux cent mille dollars.
– Toi qui assistais à ce mariage, dit Mme de Sommières, tu dois bien te rappeler s’il y avait là-bas des Yankees ?
– Quelques-uns, je crois, mais les invités étaient très nombreux...
Il n’arrivait pas à croire à une intervention d’outre-Atlantique... À moins qu’un complot se soit noué simultanément avec celui qu’Adalbert et lui s’étaient efforcés de tramer ? Qui pouvait savoir combien d’ennemis s’était faits sir Eric au cours d’une carrière, sans doute mouvementée, de trafiquant d’armes ?
L’un après l’autre, il relisait les quotidiens qui racontaient tous à peu près la même chose, dans l’espoir d’extraire un détail, un signe de piste... Seule Mina ne se mêlait pas à la conversation. Assise très droite en face de lui, elle tournait sa cuillère dans sa tasse de café dont le mouvement semblait absorber son attention. Et soudain, relevant la tête, elle braqua sur son patron les reflets brillants de ses lunettes :
– Puis-je savoir pourquoi ces nouvelles semblent bouleverser cette noble assemblée ? demanda-t-elle de sa voix tranquille. Surtout vous, monsieur ? Ce Ferrais chez qui vous avez retrouvé votre saphir vous est donc si cher ?
– Ne dites pas de sottises, Mina ! coupa Aldo, et perdu le même soir une pierre à laquelle il tenait, et sa jeune femme. On peut s’y intéresser !
– À lui... ou à la dame ? Il est vrai qu’elle paraît... ravissante ! Et les photos de presse sont rarement flatteuses !
Aldo braqua sur sa secrétaire un regard sévère. C’était la première fois qu’elle se montrait indiscrète, et il lui était pénible de le constater. Mais il ne se déroba pas :
– C’est vrai, dit-il gravement. Je l’ai rencontrée voici peu, mais elle m’est devenue plus chère qu’il ne le faudrait peut-être. J’espère, Mina, que vous n’y voyez pas d’inconvénient ?
– Elle est mariée, cependant, puisque vous revenez de ses noces ? ...
Il y avait, dans la voix de la jeune fille, une tension, une insolence inhabituelles. Mme de Sommières, dont le regard allait de l’un à l’autre jugea bon d’intervenir. Sa main se posa sur celle de Mina. Ce qui lui permit de constater qu’elle tremblait un peu :
– On dirait que vous ne connaissez guère votre patron, ma chère ? Les belles dames malheureuses et les demoiselles en détresse agissent sur lui comme un aimant sur la limaille de fer. Il n’a de cesse de voler à leur secours. C’est une vraie maladie mais, que voulez-vous, on ne se refait pas !
Tandis qu’elle parlait, son pied alla cogner avec quelque rudesse l’un des tibias de son petit-neveu, qui eut une sorte de hoquet mais comprit le message et détourna les yeux.
– Vous avez peut-être raison, soupira-t-il. Cependant, on ne peut que s’émouvoir devant pareille situation puisque, selon la presse, lady Ferrais risque de mourir si la rançon n’est pas payée...
– Il n’y a pas à s’inquiéter, reprit la vieille dame. Qu’est-ce que deux cent mille dollars pour un marchand de canons ? Il paiera et tout rentrera dans l’ordre... Mina, puisque vous partez ce soir pour Venise, puis-je vous charger d’un ou deux messages pour des amis que j’ai là-bas ?
– Bien sûr, madame la marquise ! Avec le plus grand plaisir. Si vous voulez bien m’excuser, je voudrais, préparer mes bagages.
Elle quitta la salle à manger, suivie des yeux par Mme de Sommières qu’Aldo attaqua dès que la porte se fut refermée sur elle :
– Qu’est-ce qui vous prend de me donner des coups de pied, tante Amélie ? Vous m’avez fait un mal de chien !
– Non seulement tu es douillet, mais tu es idiot ! Et d’une maladresse !
– Je ne vois pas pourquoi ?
– C’est bien ce que je disais : tu es stupide ! Voilà une malheureuse qui va convoyer pendant plusieurs centaines de kilomètres un bijou aussi dangereux que de la dynamite, et toi tu te lamentes sur le sort d’une illustre inconnue ! Il ne te vient pas à l’idée que ta secrétaire pourrait être amoureuse de toi ?
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