La solution, bien sûr, c’était de trouver très vite un amateur, de vendre le bracelet et d’envoyer l’argent au notaire. Un instant, il pensa à Ferrais : le ravissant ornement irait si bien au fragile poignet d’Anielka ! Malheureusement, il était anglais lui aussi, et, bien que naturalisé, il se trouvait exclu de fait. Ensuite, son esprit se tourna vers l’éternel absent : le richissime Moritz Kledermann. Pour un collectionneur de sa dimension, le bijou serait une pièce de choix... mais l’idée qu’il parerait Dianora, l’avide et insensible Dianora, lui fut insupportable. Elle ne méritait pas ce présent d’amour.

Et puis, enfin, la plus naturelle des idées lui vint : acheter lui-même, comme il en avait eu la tentation quand sir Andrew lui avait remis le bracelet. Ce qui eût été alors une folie devenait possible dès l’instant où, étant de nouveau en possession de l’Étoile bleue, il allait pouvoir la remettre à Simon Aronov, celui-ci n’ayant pas celé son intention de se montrer généreux... Sir Andrew apprécierait que sa dernière folie demeure au palais Morosini pour ajouter à la grâce de la dernière princesse. Qui serait peut-être polonaise ? ...

Satisfait d’une solution qui conjuguait son devoir, son amitié envers lord Killrenan et le respect dû aux légendes, Aldo descendit pour le dîner puis, toutes portes closes et Plan-Crépin partie pour Saint-Augustin où il y avait Adoration perpétuelle, tint avec Mme de Sommières et Mina une sorte de conseil de guerre. La marquise acceptait bien volontiers d’abriter le « trésor familial », mais Mina ne comprenait pas le pourquoi d’une halte à Paris :

– Vous allez rentrer, j’imagine ? dit-elle à son patron. Le plus simple n’est-il pas de le rapporter vous-même à Venise ?

– Sans doute, mais je ne repars pas tout de suite, Mina. Il m’est impossible de rentrer sans savoir ce qui s’est passé au château et d’abandonner mon ami Vidal-Pellicorne... Seulement je vais peut-être changer de domicile : je suppose, tante Amélie, ajouta-t-il en se tournant vers la vieille dame, que vous n’allez pas tarder à entreprendre votre périple estival ?

– Oh, rien ne presse ! Tant que tu restes ici, je reste aussi. C’est tellement plus amusant que de faire des parties de bézigue ou de dominos avec quelques-unes de mes contemporaines !

– Merci ! J’avoue que cela me fait plaisir, dit Aldo.

– Si je comprends bien, je vais rentrer seule, dit la jeune Hollandaise un peu pincée. Dans ce cas, rien de plus simple : je me charge de rapporter le saphir à la maison. Vous me direz où je dois le ranger...

– Elle n’a pas tort, Aldo, coupa la marquise. Moins ce dangereux bibelot restera dans tes alentours et mieux cela vaudra. Surtout si, d’aventure, le marchand de canons s’apercevait que son « talisman » lui a de nouveau faussé compagnie...

– Sans doute, mais vous venez de prononcer le mot qui me fait hésiter : dangereux ! Confier ce paquet de dynamite à une jeune fille seule et pour un long voyage...

– Voyons, monsieur, fit Mina avec l’ombre d’un sourire, regardez un peu les choses en face ! Il n’y a pas si longtemps, vous m’avez reproché ma façon de m’habiller ?

– Je ne vous l’ai pas reprochée, je me suis étonné qu’à votre âge...

– Ne revenons pas là-dessus, mais dites-moi plutôt qui pourrait soupçonner la présence d’un joyau royal dans les bagages d’une... espèce d’institutrice anglaise – c’est bien le terme que vous avez employé ? – incolore et invisible... Je pense que vous ne pouvez pas trouver meilleur émissaire...

Sur ces mots et sans attendre de réponse, Mina se leva et demanda qu’on lui permît d’aller se reposer. Tandis qu’elle sortait, Mme de Sommières la suivit du regard :

– Une fille remarquable ! soupira-t-elle. Depuis que j’ai fait sa connaissance, lors de mon dernier séjour chez toi, l’an passé, je pense que tu as eu la main heureuse en la choisissant.

– Ce n’est pas moi qui ai choisi, c’est le Destin. Vous savez bien que je l’ai repêchée dans le rio dei Mendicanti où je l’avais précipitée sans le vouloir...

– Je me souviens. Mais elle vient de dire quelque chose qui m’a frappée : incolore et invisible. L’as-tu seulement regardée au moins une fois ?

– Bien sûr, puisque je lui ai fait des remarques sur ses vêtements.

– Tu ne me comprends pas : je veux dire vraiment regardée ? Par exemple, l’as-tu déjà vue sans ses lunettes ? ...

Morosini réfléchit un instant, puis hocha la tête :

– Ma foi, non ! Même pendant son plongeon elle avait réussi à les garder sur le nez. Pourquoi me demandez-vous ça ?

– Pour savoir jusqu’à quel point tu t’intéresses à elle. Je reconnais qu’elle est plutôt fagotée et que ses « hublots » n’ont rien de gracieux, mais je l’ai bien observée, ce soir...

– Et alors ?

– Eh bien, vois-tu, mon garçon, si j’étais un homme, je crois que j’essaierais d’aller voir ce qu’il y a sous ces habits de quakeresse et ces besicles de vieux chartiste... Il pourrait y avoir matière à surprise...

L’entrée soudaine de Marie-Angéline mit un terme à la conversation. La pieuse demoiselle était excitée et brûlait de propager la nouvelle qu’elle apportait : une voiture d’ambulance couverte de poussière venait de franchir le portail de l’hôtel Ferrais !

Du coup, Aldo oublia sa secrétaire, le saphir et les inquiétudes d’Adalbert pour ne plus garder en tête qu’une seule idée : Anielka était de nouveau proche de lui et, grâce à cette merveilleuse Marie-Angéline qu’il habilla aussitôt aux couleurs d’Iris, la messagère des dieux, il aurait dès le lendemain de ses nouvelles.

Il en eut en effet, mais elles ne furent pas te qu’il attendait. D’après la cuisinière, on avait transporté la nouvelle maîtresse dans sa chambre en compagnie de Wanda et d’une infirmière qui, seules avec son époux, pouvaient accéder jusqu’à elle. Pour le reste du personnel, la chambre était condamnée. Personne n’avait le droit d’en approcher, la jeune femme ayant contracté une maladie contagieuse sur la nature de laquelle on gardait un silence absolu.

– Mais enfin, pourquoi tout ce mystère ? Elle n’a pas la peste ? explosa Morosini.

– Qui peut savoir ? fit Plan-Crépin évasive mais enchantée de la tournure des événements. En tout cas, Mme Quémeneur l’ignore. Tout ce qu’elle a pu m’apprendre, c’est qu’un plateau assez copieusement garni a été monté hier soir et qu’il est revenu vide. On peut en déduire, je pense, que lady Ferrais n’est pas si malade que ça ?

– Ouais !...

Aldo réfléchit quelques minutes, puis se décida :

– Accepteriez-vous de me rendre un service ?

– Bien sûr ! exulta Marie-Angéline.

– Voilà : j’aimerais que vous essayiez d’apprendre où se trouve la chambre de lady Ferrais et quelles sont les fenêtres qui lui correspondent. Ce sera peut-être un peu difficile mais...

– Pas du tout ! Je le sais déjà : quand, avant le mariage, la jeune Polonaise et sa famille sont allées s’installer au Ritz, sir Eric a fait refaire la chambre qui lui était destinée. C’est à ce moment-là que Mme Quémeneur m’en a parlé : il paraît que c’est d’un luxe...

– Je n’en doute pas. Et pas davantage que vous ne soyez un don du ciel, coupa Morosini qu’une longue description ne tentait guère. Alors, elle se trouve où ?

– À sa place naturelle pour une maîtresse de maison : les trois fenêtres en rotonde du premier étage. Donnant sur le parc, bien sûr...

– Bien sûr, fit en écho Morosini qui, sur le point d’oublier Marie-Angéline, se rappela juste à temps qu’il lui devait des remerciements.

Il ne les lui ménagea pas mais, s’il espérait s’en débarrasser si vite, il se trompait : son cerveau n’était pas le seul à fonctionner. Il commençait à arpenter le salon, une cigarette au bout des doigts, quand Marie-Angéline suggéra :

– Le plus simple, c’est de passer par les toits. Ils sont contigus aux nôtres et avec une bonne corde on peut atteindre les balcons du premier étage. Cela au cas où vous jugeriez utile d’aller voir ce qui se passe au juste dans cette chambre...

Sidéré, Aldo considéra la vieille fille dont le visage, dépourvu d’expression, offrait une curieuse image d’innocence. Il eut un petit sifflement :

– Eh bien, dites-moi ! C’est aux offices de Saint-Augustin que l’on apprend à cultiver des idées pareilles ? ... D’excellentes idées, d’ailleurs !...

Cette fois, il eut droit à un sourire triomphant :

– L’Esprit souffle quand il lui plaît, don Aldo ! Et j’ai toujours aimé secourir ceux qui sont dans la détresse...

Elle eut droit, pour sa peine, à deux baisers sonores appliqués à pleines joues par un Morosini enthousiaste et s’enfuit à petits pas précipités, rouge jusqu’à la racine de ses cheveux.

Aldo ne quitta pas la maison de la journée, passant une grande partie de son temps au jardin, à examiner les façades et les toits des deux demeures mitoyennes. Plan-Crépin avait raison : descendre par le toit était beaucoup plus facile que traverser la moitié du jardin et escalader la façade comme il pensait le faire. Il prit tout de même le temps d’écrire à Zurich afin que le correspondant bancaire de Simon Aronov pût le prévenir du proche retour de la première pierre. Cyprien se chargea en personne d’aller porter la lettre à la poste, Mina profitant de sa journée à Paris – elle repartait le lendemain soir – pour visiter le musée de Cluny et ses tapisseries médiévales. Mais les heures parurent longues à Aldo jusqu’à ce que la nuit soit assez sombre pour que son expédition passe inaperçue.

Quand, vers onze heures et demie, muni d’une corde enroulée autour de son épaule et vêtu comme lors de sa première rencontre avec Adalbert, il gagna la terrasse de l’hôtel, il eut la surprise d’y trouver Marie-Angéline – robe de laine noire et chaussons de lisière – qui l’attendait, assise par terre et adossée contre les balustres.