Comme il était impossible, pour cette nuit, d’en savoir davantage, il remonta au château dont il fit le tour avant de regagner sa chambre, pour constater que les fenêtres de lady Ferrais étaient encore éclairées.

– J’étais partagé entre l’envie d’aller frapper à sa porte – mais sous quel prétexte ? – et celle de descendre au garage reprendre ma voiture pour aller de l’autre côté de la Loire visiter la petite maison louée par Romuald. Ce qui eût été imprudent alors que le saphir était toujours en ma possession. J’ai attendu le matin. Sans fermer l’œil une seule minute.

– Moi non plus, si ça peut vous consoler, fit Aldo en lui versant un grand bol de café tandis que son invité faisait disparaître une immense tartine avec la moitié du pot de confiture. Naturellement, vous êtes allé à la maisonnette en quittant la propriété ?

– Oui, et comme pour traverser il faut aller jusqu’à Blois, cela explique le temps que j’ai mis. Là-bas, j’ai trouvé les affaires de Romuald parfaitement en ordre mais rien d’autre : on dirait qu’il s’est volatilisé.

– Un accident peut-être ?

– De quelle sorte ? Sa motocyclette est toujours garée dans l’appentis du jardin. Je ne vois que deux solutions possibles : ou on l’a enlevé, mais qui, pourquoi et où l’a-t-on emmené, ou alors... je ne vous cache pas que j’ai peur, Morosini !

– Vous n’imaginez pas qu’on ait pu le tuer ? s’écria celui-ci horrifié.

– Qui peut savoir ? Peut-être n’y avait-il pas d’autre bateau au bord de l’eau ? Ça doit être assez facile, quand on est près d’un fleuve, de se débarrasser de quelqu’un...

Il eut un toussotement nerveux et, soudain, Aldo découvrit sous le masque angélique, insouciant et volontiers farfelu d’Adalbert un homme réfléchi jusqu’à l’angoisse et un cœur plus chaleureux encore qu’il ne le pensait. La crainte d’avoir perdu Romuald le bouleversait. Par-dessus la table, sa main vint se poser sur le bras de cet ami récent mais déjà cher.

– Que comptez-vous faire ? demanda-t-il avec douceur.

Vidal-Pellicorne haussa les épaules :

– Fouiller la région jusqu’à ce que je trouve quelque indice et d’abord retourner à Blois voir si l’on n’aurait pas découvert un corps dans la Loire...

– Je vais avec vous. Nous allons prendre ma voiture : la vôtre est trop voyante. Trop bruyante aussi.

– Merci, mais c’est non. Il ne faut pas qu’on puisse nous repérer ensemble. N’oubliez pas que nous n’avons fait connaissance qu’hier. Et puis il faut que vous mettiez ça à l’abri.

De sa poche il sortit un mouchoir blanc et, de ce mouchoir, le pendentif au saphir qu’il mit dans la main d’Aldo. Ce ne fut pas sans émotion que celui-ci prit le bijou, mais la joie qu’il eût éprouvée naguère en le retrouvant n’était plus possible à présent qu’il en savait l’histoire véridique. Trop de morts, trop de sang sur cette pierre admirable ! Au premier meurtre commis après le pillage du temple de  Jérusalem,   aux   souffrances   de   l’homme enchaîné aux galères et mort sous le fouet des comites s’ajoutaient la mort d’Isabelle Morosini, d’Élie Amschel, le petit homme au chapeau rond, et peut-être celle de Romuald. Aussi Aldo éprouvait-il une hâte soudaine : celle de remettre à Simon Aronov la désastreuse merveille. Peut-être qu’une fois ressertie dans l’or bosselé du pectoral, l’Étoile bleue poserait enfin les armes ?

– Je ne vous remercierai jamais assez, murmura Morosini en refermant son poing sur le saphir. Il faut que je prévienne Aronov via la banque de Zurich mais, en attendant, je vais mettre ça en lieu sûr. Ma tante Amélie ne refusera pas de l’abriter dans son coffre.

– Vous ne repartez pas tout de suite pour Venise ?

– En vous laissant dans les ennuis jusqu’au cou ? Certainement pas ! Je rentre à Paris ce matin. Vous saurez où me trouver, alors appelez-moi si je peux vous être de quelque secours...

– Je ne pense pas que vous puissiez m’être utile. En revanche, vous le serez davantage à Paris où sir Eric compte ramener sa femme dans la journée : le château, dont la rénovation est encore inachevée, ne lui paraît pas assez confortable pour une malade.

– Je croyais qu’il avait appelé un grand patron au chevet d’Anielka ?

– L’un n’empêche pas l’autre. Tout ce que je sais, c’est qu’une ambulance a été commandée...

– Pour en revenir à Romuald, je me demande si la thèse de l’enlèvement ne serait pas la meilleure : si on avait voulu le noyer, c’était bien inutile de le porter quelques mètres plus loin, on pouvait aussi bien faire ça depuis la barque.

– Prions pour que vous ayez raison ! Bon ! Je retourne à mes recherches. Merci pour le petit déjeuner... et aussi pour votre amitié !

Les deux hommes se serrèrent la main et Adal repartit par où il était venu. Une heure plus tard, Morosini prenait la route en sens contraire après avoir remercié Mme de Saint-Médard de son hospitalité.

Le trajet lui parut interminable ; d’autant qu’il fut victime d’une crevaison et dut changer une roue. Un exercice qu’il détestait et auquel il n’avait guère l’occasion de se livrer à Venise, ville civilisée où l’on glissait sur l’eau au lieu d’être cahoté bêtement sur des routes impossibles... et pleines de clous ! Son beau motoscaffo de cuivre et d’acajou n’avait nul besoin de pneus pour l’emporter sur les ailes du vent !

Aussi était-il de fort mauvaise humeur quand il arriva rue Alfred-de-Vigny. Cela ne s’arrangea pas lorsque Marie-Angéline vint à sa rencontre, tandis qu’il remettait la « voiture à pétrole » entre les mains de son conducteur habituel, pour lui apprendre qu’il avait une visite : arrivée le matin même, sa secrétaire était en train de prendre le thé avec « notre marquise ».

La mine satisfaite de Mlle du Plan-Crépin et sa manie de se précipiter pour annoncer les nouvelles avant tout le monde achevèrent de l’exaspérer.

– Ma secrétaire ? aboya-t-il. Vous voulez dire une Hollandaise nommée Mina Van Zelden ? Qu’est-ce qu’elle viendrait faire ici ?

– Vous n’aurez qu’à le lui demander. Elle ne nous l’a pas confié...

– Eh bien, on va voir ça tout de suite !

Et Morosini fonça vers le jardin d’hiver après avoir laissé tomber avec désinvolture son cache-poussière et sa casquette sur les dalles du vestibule. Dès le premier salon, son dernier doute s’évanouit en percevant l’accent chantant de Mina quand elle parlait français ou italien. Mais ce fut en attaquant le deuxième salon qu’il la découvrit, égale à elle-même : costume de flanelle grise sur chemisier blanc et richelieu assortis, le chignon toujours aussi strict, elle était assise à l’ombre d’un aspidistra, le dos bien droit et une tasse de thé en équilibre dans une de ses mains. Il lui arriva dessus comme une bombe :

– Qu’est-ce que vous faites là, Mina ? Je croyais que l’abondance de vos tâches menaçait de vous écraser et je vous retrouve ici en train de papoter ?

– En voilà une entrée en matière ! protesta Mme de Sommières tandis que Mina s’empourprait à l’abri de ses lunettes. Qui t’a appris à faire irruption chez les gens sans même leur dire bonjour !

La  mercuriale  doucha  Morosini.  Un  peu penaud, il baisa la main de la vieille dame, puis, se tournant vers sa secrétaire :

– Excusez-moi, Mina ! Je ne voulais pas me montrer désagréable mais j’ai... quelques soucis en ce moment...

– Ah, ah ! fit Mme de Sommières, l’œil soudain émerillonné, le superbe mariage aurait-il connu des incidents ?

– Le terme est faible. Nous sommes allés de catastrophe en catastrophe mais je vous raconterai ça tout à l’heure. Vous d’abord, Mina ! Comment se fait-il que vous ayez tout planté pour me rejoindre ? Est-ce que vous ne vous entendez pas avec M. Buteau ?

– Lui ? Le cher homme ! Il est merveilleux, adorable ! Et tellement efficace ! fit Mina en joignant les mains avec un regard vers le plafond comme si elle s’attendait à voir Guy en descendre nimbé d’une auréole. Depuis son arrivée, il abat un travail incroyable et c’est ce qui m’a permis de venir vous apporter ceci, dit-elle en tirant de sa poche un télégramme. Je ne voulais pas vous en lire le texte au téléphone. C’est d’ailleurs M. Buteau – elle prononçait Butôô ! – qui me l’a conseillé ; il disait que vous auriez moins de peine !...

– Encore une catastrophe, souffla Morosini en prenant le papier avec une visible méfiance.

– J’en ai peur.

C’en était une, en effet. Les quelques mots fauchèrent les jambes d’Aldo qui dut s’asseoir : « Ai le regret vous informer de la mort de lord Killrenan, assassiné hier à son bord. Condoléances. Lettre suit... Forbes, capitaine du Robert-Bruce. »

Sans un mot, Aldo tendit le message à la marquise dont les sourcils se relevèrent.

– Comment ? Lui aussi ? ... Comme ta mère ? Qui a pu faire une chose pareille ?

– On en saura peut-être plus avec la lettre du capitaine. Vous avez eu raison de venir, Mina ! Merci !... Je vous laisse finir votre thé... Je vais me changer...

Il disait un peu n’importe quoi, pressé de se retrouver seul pour donner à cet ami les larmes qu’il sentait venir et qu’il refusait de montrer. Ainsi, le vieil – et si fidèle ! – amoureux d’Isabelle venait de la rejoindre par ce chemin de la violence que le crime impose trop souvent à l’innocence ! Sans doute en était-il heureux ? La vie sans sa princesse lointaine, objet de son unique amour, devait lui être devenue pesante...

Longtemps Morosini rêva, assis sur son lit, sans même songer à faire couler un bain. Cette mort lui causait une peine profonde, mais il découvrit bientôt qu’elle lui posait aussi un grave problème ! Le bracelet de Mumtaz Mahal n’était pas encore vendu : sir Andrew disparu, il entrait tout naturellement dans la succession. Cela, c’était la loi. Mais il y avait la volonté du vieux lord et cette volonté résonnait encore à ses oreilles : « Vendez à qui vous voulez sauf à l’un de mes compatriotes ! » Il n’avait pas très bien compris tout d’abord mais à présent, et en revoyant le joli visage de Mary Saint Albans tel qu’il lui était apparu à la vente Apraxine : dévoré de cupidité puis convulsé d’une rage désespérée, il saisissait mieux la pensée de lord Killrenan. En formulant son interdiction, il devait penser à elle. Et, bien entendu, son époux était au nombre des héritiers. Alors ?