– Veuillez m’excusez, ma chère, mais l’heure est venue pour moi de conduire la mariée à l’autel...
Comme une mer qui se retire, le flot des invités reflua vers les portes-fenêtres pour gagner la terrasse et son étonnante chapelle de fleurs convergeant vers un chœur tapissé d’orchidées au milieu desquelles brasillaient une centaine de cierges. Le coup d’œil était féerique.
Avec autorité, Mme Kledermann s’empara du bras de Morosini :
– Vous allez être, mon cher, le compagnon idéal pour supporter l’ennui d’une cérémonie nuptiale. À mon avis, c’est encore plus assommant qu’un enterrement où, au moins, on peut se distraire en évaluant le degré d’hypocrisie des larmes de la famille.
D’un geste ferme, Aldo détacha la main gantée posée sur sa manche :
– Je m’en voudrais d’usurper la place de votre mari. Ou bien dois-je comprendre que vous êtes seule cette fois encore ?
– Tant que nous pourrons nous rejoindre, je ne serai jamais seule, murmura-t-elle de cette voix chaude et intime qui le bouleversait jadis mais qui, à présent, demeurait sans effet.
– Ce n’est pas une réponse. Si je ne savais ce qu’il représente dans le monde financier européen, je me demanderais s’il existe vraiment. C’est l’Artésienne, cet homme-là !
– Ne dites pas de bêtises ! fit Dianora d’un ton mécontent. Naturellement il existe ! Moritz est, croyez-moi, bien vivant et fort attaché à une existence dont il sait tirer le meilleur parti. Seulement, le meilleur parti pour lui ne réside pas dans ce genre de manifestations. Il me les laisse bien volontiers.
– Et vous, vous les aimez ?
– Pas toujours mais quelquefois. Ainsi aujourd’hui : le roman de Ferrais me fascine. Cette machine à faire de l’argent saisie par la passion a quelque chose de magique... Alors ? Nous y allons ou bien préférez-vous rester planté dans ce salon jusqu’au jugement dernier ?
Il fallut bien, cette fois, qu’Aldo offrît son bras sous peine de se conduire comme un rustre. Sa compagne et lui rejoignirent les invités qui étaient en train de se répartir de chaque côté d’un long tapis vert sur lequel, dans un instant, deux jeunes filles allaient jeter des pétales de roses. Un invisible orchestre fit entendre une marche solennelle : le cortège de la mariée approchait. Composé de fillettes en robes d’organdi qui tendaient entre elles de longs rubans de satin blanc, symboles de pureté, noués à des bouquets ronds, il était charmant, mais Aldo, soudain bouleversé, ne vit plus qu’Anielka.
Ravissante et pâle, fluide comme un jet d’eau dans sa longue tunique blanche scintillante de perles de cristal, une adorable petite couronne de diamants posée sur sa tête blonde, elle s’avançait au bras de son père, les yeux baissés fixés sur la pointe de ses escarpins de satin blanc. Son air triste et absent serra le cœur d’Aldo. Il eut beaucoup de mal à lutter contre l’envie de se jeter au milieu des enfants pour emporter celle qu’il aimait loin de ces indifférents venus se repaître du spectacle d’une vierge de dix-neuf ans livrée contre argent sonnant à un contemporain de son père.
Ce fut pis encore quand elle passa devant lui, qu’il vit se relever les douces paupières. Les yeux d’or « grands comme des meules de moulin » s’arrêtèrent un instant sur les siens, lourds d’une véritable angoisse, avant de glisser, avec un éclair de colère, sur sa trop belle voisine. Puis se refermèrent. La longue traîne brillante sur laquelle moussait l’épaisse vapeur du voile de tulle s’étira interminablement jusqu’au prie-Dieu de velours vert près duquel attendait l’époux...
Comme l’avait voulu Ferrais, le soleil couchant incendiait le fleuve royal tandis que commençait à se dérouler la solennelle liturgie du mariage dont chaque mot ajoutait au malaise de Morosini. « Nous aurions dû emmener Anielka hier soir, pensa-t-il avec rage. Le mariage civil n’était pas gênant mais la bénédiction qui va venir... »
Pourtant, il savait bien que ce qui se passerait tout à l’heure au cœur de la douce nuit de mai le rendrait fou. Il se sentait l’âme d’Othello en imaginant, avec un réalisme bien masculin, Ferrais dévêtant Anielka puis la possédant... L’image fut même si nette dans son esprit qu’il voulut la repousser :
– Non ! gronda-t-il entre ses dents. Non ! Pas ça !...
Le coude de Mme Kledermann s’enfonça soudain dans ses côtes tandis qu’elle considérait avec une stupeur inquiète le visage crispé de son compagnon.
– Eh bien ? chuchota-t-elle. Que vous arrive-t-il ? Est-ce que vous êtes souffrant ?
Il tressaillit, passa une main mal assurée sur un front soudain humide mais se contraignit au sourire :
– Excusez-moi ! Je pensais à autre chose...
– ... J’ai cru que vous alliez vous élancer pour protester contre ce mariage. Vous aviez l’air d’un chien auquel on vient de retirer son os.
– Quelle stupidité ! fit-il sans s’encombrer de courtoisie superflue. J’étais à cent lieues d’ici...
– Allons tant mieux ! En ce cas, il est inutile de vous fâcher. Nous arrivons au cœur du problème.
En effet, l’instant des consentements arrivait. Là-bas, au fond de la conque de pétales et de flammes, le prêtre s’avançait vers les mariés que ses mains étendues rapprochaient. Le silence s’établit : chacun prêtait l’oreille pour saisir les nuances du serment mutuel. Celui de sir Eric, fermement articulé, résonna comme une cloche de bronze. Quant à Anielka, on l’entendit balbutier quelques mots dans une langue incompréhensible – du polonais sans doute ! – puis elle s’évanouit avec grâce tandis que l’officiant prononçait de confiance les paroles sacramentelles.
La belle cérémonie volait en éclats. Au milieu d’un concert d’exclamations qui fit taire l’orgue et les violons, Ferrais s’était jeté sur sa jeune femme pour la soutenir tout en appelant à grands cris un médecin. Un membre de l’Institut dont la jaquette s’ornait du canapé de la Légion d’honneur vint apporter son aide, accompagné d’une dame en dentelles mauves qui piaillait en moulinant de grands gestes. Quelques minutes plus tard, un vigoureux laquais emportait la jeune femme vers le château, suivi de l’époux, du médecin, de la femme du médecin et du comte Solmanski.
– Ne bougez surtout pas ! enjoignit sir Eric à ses invités. Nous allons revenir. Ce n’est qu’un petit malaise !
Au milieu de la consternation générale, Dianora se permit un petit rire insolent :
– Comme c’est amusant ! fit-elle en esquissant le geste d’applaudir. Voilà quelque chose qui sort de l’ordinaire. Cela me rappelle une soirée à la Scala de Milan où la diva s’est trouvée victime en scène d’un premier vertige de grossesse. Heureusement, elle a pu reprendre son rôle. Elle était un peu verte en revenant, mais comme elle chantait La Traviata, cela lui allait si bien qu’elle a eu un triomphe. Je gage que notre mariée aura le même.
– Vous n’avez pas honte ? gronda Morosini furieux. Cette pauvre petite est malade et ça vous amuse ? J’ai bien envie d’aller voir...
La main de la jeune femme saisit son bras et le serra avec une force surprenante :
– Restez tranquille ! siffla-t-elle entre ses dents. Personne ne comprendrait votre sollicitude et le mari moins que quiconque. Je ne vous savais pas si sensible au charme juvénile, mon cher ?
– Je suis sensible à toute souffrance.
– Il y a ici assez de monde pour s’occuper de celle-ci. D’ailleurs, moi je vais aller aux nouvelles...
– À quel titre ?
– Un : je suis une femme. Deux : une amie de la famille. Et trois : j’ai une chambre au château et il se trouve que je manque de mouchoirs pour pleurer avec vous. Attendez-moi !
Rassemblant d’une main ses mousselines bleues et ôtant, de l’autre, sa capeline, la jeune femme quitta sa place et se dirigea vers le château. Vidal-Pellicorne en profita pour rejoindre son ami. Lui toujours si sûr de lui semblait inquiet.
– Je n’y comprends rien, dit-il, sans songer à baisser le ton parce qu’autour d’eux tout le monde parlait avec animation. Cet évanouissement n’était pas prévu au programme. Tout au moins, pas à ce moment-là !
– Vous aviez décidé qu’elle aurait un malaise ?
– Oui. Pendant le souper. Elle devait se trouver mal et demander à se reposer jusqu’à l’heure du départ. Ferrais ne pourrait pas rester avec elle : il a des invités trop importants et doit s’y consacrer. Pendant le feu d’artifice, Anielka aidée par Wanda qui nous est acquise devait s’habiller comme une femme de chambre et, en évitant la terrasse, descendre jusqu’au fleuve où l’attendrait Romuald. Je me demande ce qui a pu se passer. M’aurait-elle mal compris ?
– Et si elle était vraiment souffrante ? Quand elle est arrivée à la cérémonie, elle était pâle et triste.
– Vous pourriez avoir raison. Il y a quelque chose qui ne va pas ! Jusqu’ici, elle éprouvait une joie enfantine à l’idée de l’aventure de ce soir. En outre, je commence à croire qu’elle vous aime...
– C’est la seule bonne nouvelle de la journée ! Que comptez-vous faire à présent ?
– Rien ! On nous a priés d’attendre. Attendons ! Pendant ce temps-là, je vais réfléchir à la suite des opérations. Voyez-vous, je comptais sur l’intermède du souper pour m’occuper de la table aux bijoux et il faut que je trouve autre chose...
Tandis qu’il s’abîmait dans ses pensées, Aldo s’efforça de rester calme. Ce n’était pas facile, la patience n’étant pas sa vertu dominante. Il flairait une catastrophe et l’atmosphère de la chapelle artificielle n’avait rien d’apaisant. Une gêne s’installait, comme si ces gens étaient des naufragés abandonnés sur une île déserte. La musique ne jouait plus ; le prêtre avait disparu et les demoiselles d’honneur assises sur les marches de l’autel ou à même le tapis jouaient avec les fleurs et les rubans. Certaines commençaient à pleurer, tandis que les assistants qui se connaissaient s’interrogeaient du regard : devait-on rester, devait-on partir ? L’attente s’éternisait et, peu à peu, la patience fit place à une certaine agitation. Surtout du côté des personnalités officielles, ministres et ambassadeurs. Des bribes de phrases voltigeaient : « C’est inconcevable !... Un évanouissement ne dure pas si longtemps... On pourrait au moins s’inquiéter de nous !... Je n’ai jamais rien vu de pareil, et vous... ? »
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