Le cérémonial arrêté par sir Eric avait de quoi surprendre : le mariage religieux serait célébré au coucher du soleil dans une chapelle improvisée, un édifice éphémère décoré de grands rosiers grimpants, de lierre, de myrte, de lis et de lilas blancs, construit au bout de la longue terrasse devant un petit temple consacré au culte de l’Antique. Ensuite, il y aurait dîner au château, suivi d’un immense feu d’artifice, après quoi, escorté de porteurs de torches et de sonneurs de trompe, le couple gagnerait dans une calèche fleurie digne de la Belle au Bois Dormant le lieu secret où s’accomplirait le mystère nuptial.

– Espérons qu’il fera beau ! avait commenté Morosini quand Vidal-Pellicorne lui avait détaillé un programme qui l’agaçait prodigieusement. S’il pleut, tout ce grand déploiement sera ridicule ! En admettant que ce ne le soit pas déjà !

– Dieu n’oserait pas faire ça au grand sir Eric Ferrais, avait riposté l’autre avec un sourire de faune. De toute façon, cette agitation nous sera bien utile : il suffira à notre jeune mariée d’un changement de vêtements pour se fondre dans la foule des invités. Ensuite elle n’aura qu’à descendre au bord de l’eau où Romuald l’attendra avec sa barque pour la transporter de l’autre côté.

– Je n’aime pas beaucoup l’idée de lui faire traverser la Loire en pleine nuit. C’est un fleuve plutôt dangereux...

– Faites confiance à Romuald. C’est un homme qui étudie toujours son terrain, qu’il s’agisse de planter des salades ou de traverser un champ de mines.

En dépit de ces assurances, le cœur d’Aldo battait sur un rythme inusité quand il arrêta sa voiture dans la cour d’honneur et la confia, après s’être débarrassé de son cache-poussière et de sa casquette, à l’un des serviteurs chargés de ranger les automobiles sur l’esplanade qui partait des grilles.

Le point d’orgue de cette cour, au demeurant belle et harmonieuse, fit sourire Morosini et le détendit : c’était une grande statue de marbre représentant l’empereur Auguste. Pas de doute, il était bien chez Ferrals !

– C’est à cause d’elle et des nombreux bustes de césars et autres divinités romaines disséminées dans les jardins que notre Anglais international a acheté ce château, fit derrière Aldo la voix traînante de Vidal-Pellicorne qui fumait une cigarette sur le perron. Au départ, il le trouvait un peu modeste et aurait préféré Chambord.

Amusé, le Vénitien se retourna :

– Est-ce que nous nous connaissons ?

– Auriez-vous oublié, prince, cette agréable soirée que nous passâmes chez Cubat, claironna l’archéologue qui ajouta, plus bas : « Je crois que nous pouvons, à présent, nous déclarer vagues relations. Cela nous simplifiera la tâche. Et puis rien n’empêche que nous sympathisions ! »

Flanqué du comte Solmanski, sir Eric recevait ses invités dans l’un des salons dont les grands miroirs avaient reflété les satins nacrés et la grâce exquise de Mme de Pompadour. Tandis que le Polonais se contentait d’une brève inclinaison du buste et d’un vague étirement des lèvres, le marié tendit à Morosini une main large et franche que celui-ci ne prit pas sans une légère hésitation, gêné tout à coup en face d’un accueil inattendu :

– Je suis heureux de voir que vous êtes remis, dit Ferrais, et plus heureux encore de vous remercier : votre bronze est l’un des plus jolis cadeaux que j’aie reçus. Il m’a ravi au point de l’avoir placé aussitôt sur ma table de travail. Aussi ne le verrez-vous pas au milieu des présents que l’on a exposés dans la bibliothèque...

– Eh bien, dites donc ! s’exclama Adalbert tandis qu’ils se perdaient parmi les invités. Voilà une réception inoubliable : cet homme-là vous adore !

– Je commence à le craindre et je ne vous cache pas que cela m’ennuie...

– Vous lui auriez offert une pince à sucre qu’il aurait été moins ému. Gela dit, remettons les choses au point, voulez-vous ? Vous vous apprêtez à lui prendre sa femme, c’est entendu, mais il n’en détient pas moins un joyau qui vous appartenait et dont il sait qu’on a tué votre mère pour qu’il puisse l’acquérir. Alors pas d’états d’âme !

– Que voulez-vous, on ne se refait pas ! soupira Morosini. Mais, pour parler d’autre chose, d’où vient que je n’aperçoive pas votre ami Sigismond ? Il devrait bourdonner d’enthousiasme en ce jour de gloire qui rétablit ses finances présentes et à venir.

– Il cuve ! dit Adalbert. Nous avons eu hier soir un de ces dîners de contrat qui font date dans la vie d’un homme. Le beau jeune homme a englouti la rançon d’un roi rien qu’en château-yquem, romanée-conti et fine Champagne. Nous ne sommes pas près de le revoir !

– Voilà une bonne nouvelle ! Que sommes-nous censés faire à présent ?

– La cérémonie n’est que dans une heure. Nous avons le choix entre nous rafraîchir à l’un des buffets ou aller admirer les cadeaux de mariage. Si vous le permettez, je pencherais plus volontiers vers la seconde proposition : l’exposition devrait vous plaire !

Les deux hommes suivirent le flot d’invités qui se dirigeait de ce côté, avec d’ailleurs des intentions différentes : certains voulaient voir si leur offrande se trouvait en bonne place et comparer, d’autres -et c’était la majorité – y allaient par curiosité pour ce que les journaux annonçaient déjà comme un véritable trésor.

Les présents se trouvaient réunis dans une vaste salle à peu près nue qui avait été jadis une bibliothèque. C’était une pièce sans fenêtres, éclairée par un plafond vitré et dont l’unique porte, gardée par deux policiers en civil, donnait sur le grand vestibule.

La seule présence de deux ministres en exercice, de plusieurs ambassadeurs, de deux princes régnant, l’un sur une principauté européenne, l’autre sur un coin du Rajputana, justifiait une surveillance officielle mais moins peut-être que l’accumulation de richesses dans l’ancienne bibliothèque. En y pénétrant, Morosini crut, un instant, se trouver dans la caverne d’Ali-Baba. De longues tables chargées de vaisselle d’argent ou de vermeil, de cristaux, de gravures rares, de vases anciens et d’une foule d’objets précieux, en encadraient une autre, ronde et couverte de velours noir, où étaient exposés de magnifiques bijoux sur lesquels convergeait l’éclairage de plusieurs fortes lampes. Il y en avait de toutes les couleurs, joyaux anciens ou parures modernes, mais en dépit de l’attrait qu’exerçaient sur lui les pierres précieuses, Morosini n’en vit qu’une seule, celle qui, placée au sommet d’une pyramide, semblait régner sur les autres : le grand saphir étoilé qu’il n’avait pas contemplé depuis tant d’années. Et qui n’avait rien à faire dans cet étalage puisqu’il était la dot d’Anielka et non un présent.

Elle était là comme un défi, comme une revanche, la gemme merveilleuse pour laquelle des crimes avaient été commis ! Et, soudain, le remords que Morosini traînait après lui depuis la poignée de main de sir Eric s’effaça. C’était pour le narguer que le saphir wisigoth était exposé et il ne fallait pas chercher plus loin l’explication d’une invitation somme toute insolite.

Une bouffée de colère envahit soudain Morosini, avec l’envie brutale de balayer ce prétentieux étalage pour en arracher ce qui avait été un trésor familial et que l’on osait étaler sous ses yeux.

Adalbert comprit ce qui se passait chez son ami et le prit par le bras en chuchotant :

– Ne restons pas là ! Vous lui feriez trop plaisir s’il vous surprenait ainsi en contemplation devant ce qu’il vous a volé !

– Et que je n’ai plus beaucoup d’espoir de lui reprendre. Ainsi exhibé au vu et au su de tous, sous la garde de policiers vraisemblablement armés, il est mieux protégé que dans un coffre-fort. Mon pauvre ami, vous n’avez vraiment aucune chance de l’approcher seulement...

– Homme de peu de foi ! J’ai ma petite idée là-dessus dont je vous entretiendrai en temps utile. Alors n’y pensez plus, gardez le sourire et venez prendre un verre ! Quelque chose me dit que vous en avez besoin ?

– Vous commencez à me connaître presque trop bien !... Seigneur ! Il ne manquait plus qu’elle !

Cette dernière exclamation était suscitée par le couple qui pénétrait dans la salle et sur le passage duquel s’élevait un murmure flatteur. Le comte Solmanski, avec à son bras une femme éblouissante que Morosini venait de reconnaître avec consternation : Dianora en personne ! Et le pire était qu’elle venait droit à lui et qu’il était impossible de lui échapper.

Ennuagée de mousseline azurée, auréolée d’une transparente capeline assortie, une cataracte de perles glissant de son cou et encerclant ses bras minces, elle répondait avec grâce aux saluts qu’on lui offrait, mais sans perdre de vue celui qu’elle avait décidé de rejoindre. Aldo entendit Adal siffler doucement puis jurer entre ses dents :

– Sacrebleu, la jolie femme !

– Soyez heureux ! Vous allez avoir l’honneur de lui être présenté...

Un instant plus tard, c’était fait et la jeune femme enveloppait les deux hommes de son éclatant sourire :

– Très heureuse de vous connaître, monsieur, dit-elle à Pellicorne, mais plus heureuse encore, vous le comprendrez, de retrouver un ami de jeunesse...

– Alors il n’a guère d’avance sur moi, fit l’archéologue. C’est un ami de ce matin...

– Vous êtes charmant. En vérité, Aldo, quand le comte Solmanski m’a appris que vous étiez ici, je n’en croyais mes oreilles. J’étais à cent lieues de vous imaginer en France...

– Je pourrais vous en dire autant : je vous croyais à Vienne ?

– J’y étais mais aucune femme ne peut se passer de Paris au printemps : ne fût-ce que pour les couturiers... Cependant, eussé-je été au bout du monde que j’en serais revenue pour assister à l’union de deux amis...

Le son grave et musical d’une cloche interrompit cette conversation. Le comte Solmanski se cassa en deux devant Dianora :