Morosini subit lui aussi leur fascination : c’étaient deux pierres splendides montées en girandoles qui scintillaient d’un éclat tendre et rosé. Un frémissement admiratif parcourut la salle comme une risée sur la mer et, là-bas, le vieux monsieur s’était dressé pour mieux voir, mais se rassit aussitôt, en donnant tous les signes d’une grande agitation.

À présent, les enchères fusaient de toutes parts.

Aldo lui-même s’y laissa entraîner, sans espoir de victoire pour autant. Dès l’instant où un Rothschild s’en mêlait, la lutte devenait trop inégale. Quant au vieil homme, il ne cessait de se lever et de s’asseoir, tant et si bien qu’il fut évident pour Morosini que maître Lair-Dubreuil lui attribuait des enchères. Non sans réticences d’ailleurs : l’aspect quasi misérable du personnage devait lui inspirer des doutes. Au point qu’à un moment donné il s’arrêta et s’adressa directement à lui :

– Vous désirez enchérir encore, monsieur ? On entendit alors une voix timide et un peu affolée qui balbutiait :

– Moi ? Mais je n’ai pas enchéri...

– Comment cela ? Vous ne cessez de vous agiter, de lever les mains, et vous devez savoir qu’un simple signe suffit !

– Oh ! pardonnez-moi !... Je... je ne me suis pas rendu compte. C’est que je suis si heureux en ce moment ! Voyez-vous, il y a longtemps que je n’ai contemplé d’aussi merveilleuses pierres et...

Des rires fusèrent et le vieux monsieur se retourna, très triste mais plein de dignité :

– Je vous en prie ! Il ne faut pas rire !... C’est vrai ce que je dis...

Morosini, lui, ne riait pas. Bouleversé, il regardait ce visage surgi soudain de son passé le plus cher : celui de Guy Buteau, son ancien précepteur disparu pendant la guerre, mais la joie qui l’envahit en le reconnaissant fut aussitôt ternie par l’état où il le voyait : ce visage pâle aux rides profondes, ces cheveux trop longs et décolorés, ces yeux lointains et douloureux Un rapide calcul lui apprit que ce vieillard n’avait guère que cinquante-quatre ou cinquante-cinq ans. Dès lors, la vente perdit tout intérêt : il n’avait qu’une hâte, c’est qu’elle s’achève pour qu’il puisse rejoindre son ami.

Ce fut vite fait : le baron Edmond enleva les « larmes » et la salle, commentant l’événement, commençait à se disperser. Un rapide coup d’œil rassura Morosini sur un appel éventuel de la marquise Casati : elle était fort occupée à consoler son amie, venue là pour subir le supplice de Tantale puisqu’elle n’avait rien pu acheter et qui sanglotait, écroulée sur sa chaise. En quelques enjambées, il eut rejoint son ancien précepteur. Toujours assis sur sa chaise, celui-ci devait attendre que la foule soit partie. Lui aussi pleurait, mais en silence. Aldo se glissa sur le siège voisin :

– Monsieur Buteau, dit-il avec beaucoup de douceur, comme je suis heureux de vous retrouver !

Il s’emparait des mains transparentes abandonnées sur les genoux et les serrait dans les siennes. Mais déjà les yeux bruns qu’il avait connus si vifs se tournaient vers lui pour le contempler avec une sorte d’émerveillement.

– Vous me reconnaissez, j’espère ? Je suis Aldo, votre élève...

Un éclair de joie brilla enfin dans le regard noyé de larmes :

– C’est encore mes rêves ou bien est-ce vraiment vous ?

– N’ayez crainte, c’est moi. Pourquoi nous avez-vous laissé croire que vous étiez mort ?

– Je l’ai cru longtemps aussi... À la suite d’une blessure à la tête, j’ai perdu la mémoire... un grand trou dans ma vie mais, depuis quelques mois, je suis guéri... Enfin, je crois ! J’ai pu quitter l’hôpital. Avec ma pension, je me suis installé dans une chambre, rue Meslay... pas très loin d’ici.

– Mais pourquoi n’avoir pas pris le train pour Venise ? Pourquoi n’êtes-vous pas revenu chez nous ?

– C’est que, voyez-vous, je n’étais pas bien certain que cette partie de mon existence soit réelle. Je pouvais l’avoir imaginée. Il s’est passé tant de choses dans ma tête quand je ne savais plus qui j’étais ni d’où je venais ! Alors Venise !... C’est loin... et le voyage coûte cher. Si je m’étais trompé, si vous n’existiez pas, je n’aurais pas pu revenir chez moi et...

– Chez vous, c’est au palais Morosini, dans votre chambre, dans votre bibliothèque...

Un employé de Drouot vint inviter le prince à prendre possession de son acquisition et à la régler.

– Je viens ! Attendez-moi un instant, monsieur Buteau, et surtout ne bougez pas !

Quelques minutes plus tard, il revenait portant sous le bras un grand écrin de cuir un peu fatigué mais timbré d’une couronne princière qu’il ouvrit devant le revenant :

– Regardez ! N’est-ce pas magnifique ?

Le visage fatigué redevint rose et l’une des mains pâles s’avança pour caresser la rivière dorée du collier :

– Oh si ! J’avais remarqué cette parure quand je suis allé ce matin à l’exposition. Venir ici, c’est ma seule joie et c’est même pour ça que je me suis installé dans le voisinage... Vous avez acheté pour votre épouse, peut-être ?

– Je ne suis pas marié, mon ami. J’ai acheté pour un client. Eh oui, je suis à présent antiquaire spécialisé dans les bijoux anciens et c’est à vous que je le dois. Quand j’étais enfant, vous m’avez transmis votre passion. Mais venez, ne restons pas ici ! Nous avons beaucoup de choses à nous dire... Je vous emmène.

– Vous me ramenez chez moi ?

– Oui, mais pas pour vous y laisser ! J’ai trop peur que vous m’échappiez encore. Nous allons prendre un taxi, aller rue Meslay prendre vos affaires, régler ce que vous avez à régler et ensuite nous rentrons chez Mme de Sommières. Vous vous souvenez d’elle, j’espère ?

Un vrai sourire teinté même d’un peu d’humour s’épanouit et fit briller les yeux bruns :

– Madame la marquise ? Qui pourrait oublier une personnalité comme la sienne ?

– Vous verrez : elle n’a pas changé. Je suis chez elle pour quelques jours, ensuite nous rentrerons tous les deux à Venise. Cecina sera folle de joie de vous revoir... et elle aura vite fait de vous remettre d’aplomb...

– Moi aussi, je serai bien content de la revoir... et surtout madame la princesse. Vous ne m’avez pas donné de ses nouvelles ?

– C’est qu’elle nous a quittés. Je vous raconterai sa mort avec le reste. Mais, dites-moi ! Quand j’ai acheté ceci, tout à l’heure, le commissaire-priseur a donné mon nom : il ne vous a pas frappé ?

– Non. Pardonnez-moi, mais j’étais surtout venu voir les diamants de l’impératrice Elisabeth. Ils me fascinaient. Et je ne pensais pas qu’un miracle allait avoir lieu !

Bras dessus, bras dessous, les deux hommes gagnèrent la sortie, mais si Morosini espérait en avoir fini avec Mme Casati, il se trompait : elle et sa compagne l’attendaient dans la galerie d’accès. La marquise lui tomba dessus, l’enveloppant du remous de sa cape de velours comme le torero fait du taureau avec sa muleta :

– Il vous en a fallu du temps pour payer cette babiole ! Un peu plus j’allais vous chercher mais je vous tiens, je vous garde : ma voiture est dans la rue Drouot et je vous ramène chez moi au Vésinet...

– Vous ne me ramenez nulle part, ma chère Luisa ! Permettez d’abord que je salue lady Saint Albans.

Celle-ci lui tendit une main molle avec un regard lourd de rancune :

– Je ne pensais pas que vous me reconnaîtriez, prince ! Avez-vous changé d’avis à propos du bracelet de Mumtaz Mahal ?

– Quel entêtement ! fit-il en riant. Je vous ai répété que je ne le possédais pas. N’avez-vous donc pas essayé, comme vous en aviez l’intention, d’entrer en rapport avec lord Killrenan ?

– Il ne l’a pas et je jurerais qu’il est chez vous... Devinant que le dialogue allait s’éterniser, Aldo se tourna vers Luisa Casati, s’excusa auprès d’elle de ne pouvoir la suivre ainsi qu’elle l’y invitait si aimablement : la chance venait de remettre sur son chemin un très vieil et très cher ami auquel il entendait se consacrer.

– Nous nous reverrons quand vous rentrerez à Venise. Je ne suis ici que de passage...

– Pas moi ! Je reste jusqu’au Grand Prix et vous savez très bien que je ne suis jamais sur la lagune en été : il y fait beaucoup trop chaud...

– Alors, ce sera pour plus tard. À mon grand regret, bien sûr ! Mes plus fervents hommages, ma chère Luisa !... Lady Mary !

Baisant rapidement les mains des deux femmes, il enleva Buteau plus qu’il ne l’entraîna et s’engouffra avec lui dans la grande porte vitrée de l’Hôtel des Ventes.

– On dirait que Mme Casati a quelque chose d’éternel ! remarqua l’ancien précepteur. Elle ne vieillit pas et si j’ai bien compris, elle possède toujours au Vésinet le joli palais Rose qu’elle avait acheté à M. de Montesquiou ?

— J’ai l’impression que votre mémoire est en train de rattraper le temps perdu ! s’écria joyeusement Aldo. Elle vous sera fort utile pour reprendre votre grand ouvrage sur la société vénitienne au XVe siècle. Il vous attend...

Hélant un taxi qui passait par là, il s’y engouffra avec ses deux acquisitions de la journée dont la plus précieuse – et de loin ! – n’était pas la parure de topazes destinée à la signora Rapalli...

Ce soir-là, on fêta rue Alfred-de-Vigny la résurrection inespéré de Guy Buteau. Mme de Sommières, qui le connaissait bien et avait toujours apprécié sa culture, fit même en son honneur une entorse à ses habitudes champenoises pour trinquer à la santé du Bourguignon miraculé avec un somptueux chambolle-musigny datant des dernières années du siècle précédent. M. Buteau le dégusta les yeux fermés avec des larmes de béatitude. Ni lui ni son sauveur ne dormirent beaucoup cette nuit-là tant ils avaient à se dire. Aldo était si heureux qu’il en oubliait ses côtes endommagées et jusqu’au souvenir d’Anielka dont il se garda bien de parler. Il était inutile d’encombrer davantage l’esprit, peut-être encore un peu fragile, de son vieil ami...