– Le temps qu’il faudra ! Mettez une fois pour toutes dans votre tête batave que je ne suis pas ici pour m’amuser. J’ai à faire... et il y a en plus un mariage... de famille auquel je dois assister le 16. Si vous avez trop de travail, appelez la comtesse Orseolo. Elle adore s’occuper d’antiquités et vous donnera un coup de main.

– Merci, j’aime encore mieux m’arranger seule ! Autre chose : j’espère que, dans vos nombreuses occupations, vous avez inclus la vente des bijoux de la princesse Apraxine qui a lieu demain à l’hôtel Drouot ? Le catalogue annonce une parure de topazes et de turquoises qui est exactement ce que cherche le signor Rapalli pour l’anniversaire de sa femme. Alors au cas où ça ne vous dérangerait pas trop ? ...

– Pour l’amour de Dieu, Mina, je connais mon métier ! Et quittez donc ce ton acerbe qui ne me convient pas. Quant à la vente, rassurez-vous, j’y serai et...

– Dans ce cas, monsieur, je n’ai plus rien à vous dire sinon « bonne nuit ». Veuillez m’excuser de vous avoir dérangé !

Et Mina raccrocha avec une vigueur réprobatrice. Aldo en fit autant, mais plus doucement, jugeant inutile de passer ses nerfs sur le matériel du concierge. Cependant, il n’était pas content mais c’était à lui-même qu’il en voulait. Que lui arrivait-il ? Il serait venu de Venise pour cette vente de prestige et voilà que sans Mina, il l’aurait oubliée ! Tout ça parce qu’il était en train de perdre la tête pour une trop jolie fille !

Tandis qu’il remontait vers sa chambre, il s’adressait de sévères reproches. Était-il prêt à sacrifier, pour Anielka, un métier qu’il adorait et jusqu’à la noble tâche qu’il venait d’accepter ? Aimer Anielka, c’était délicieux, mais il fallait qu’il réussisse à tout faire marcher ensemble. La vente de demain, en le replongeant dans son élément, allait lui faire le plus grand bien. D’autant qu’elle s’annonçait passionnante : l’écrin de cette grande dame russe qui venait de mourir ne recelait-il pas, entre autres merveilles, deux « larmes » de diamant ayant appartenu à l’impératrice Elisabeth de Russie ? Les collectionneurs allaient s’entre-tuer et la vacation serait excitante au possible !

Avant de se recoucher, Morosini annonça à Cyprien :

– Soyez assez bon pour envoyer demain matin, de bonne heure, le chauffeur chez M. Vauxbrun pour lui demander de me prêter le catalogue de la vente Apraxine. Qu’il lui dise aussi que je serai à l’hôtel Drouot pour l’ouverture des salles.

La foule des grands jours emplissait la plus grande salle de l’Hôtel des Ventes quand Morosini rejoignit Gilles Vauxbrun qui s’était dévoué pour lui garder une chaise de premier rang.

– Si tu as l’intention d’acheter, lui souffla-t-il en lui cédant la place conquise de haute lutte, je te souhaite bien du courage. Outre Chaumet qui guigne les diadèmes pour sa collection et quelques-uns de ses confrères de la rue de la Paix et de la Cinquième Avenue, il y a l’Aga Khan, Carlos de Beistegui et le baron Edmond de Rothschild : je te prie de croire que les larmes de la tsarine font recette !

– Tu ne restes pas ?

– Non. Moi, je vais m’occuper de deux canapés-corbeilles Régence que l’on va vendre à côté. On se retrouvera à la sortie si tu veux.

– D’accord ! Le premier qui aura fini attendra l’autre. Tu dînes avec moi ?

– À condition que tu refasses ton maquillage : celui-là n’est pas très réussi..., dit l’antiquaire avec une grimace sardonique.

Tandis que Vauxbrun se frayait un passage vers la sortie au milieu d’un parterre de chapeaux féminins abondamment fleuris, Aldo inspecta l’assistance, repérant les personnalités signalées par son ami, mais les autres amateurs n’étaient pas négligeables. Quelques femmes célèbres aussi, venues par curiosité et pour être vues : des comédiennes comme Eve Francis, la grande Julia Bartet, Marthe Chenal et Françoise Rosay pour les plus connues, luttaient d’élégance avec la cantatrice Mary Garden. Beaucoup d’étrangers aussi et, bien entendu, des Russes dont certains n’étaient là que mus par une sorte de piété. Parmi eux, la haute silhouette du prince Félix Youssopoff, l’exécuteur de Raspoutine, qui avait été et demeurait l’un des plus beaux hommes de son temps. Devenu courtier en meubles anciens, il n’était pas là pour acheter mais pour accompagner une très belle femme, la princesse Paley, fille d’un grand-duc, venue verser une larme sur celles d’Elisabeth.

La vente allait commencer sous le marteau du commissaire-priseur, maître Lair-Dubreuil, assisté de MM. Falkenberg et Linzeler, quand un remous se produisit dans la foule. Morosini vit voguer vers des places de premier rang que deux jeunes gens se hâtaient de libérer un extravagant chapeau doré emballé dans un flot de voilette noire à pois d’or sous laquelle apparaissaient le visage livide – dû à un curieux maquillage blanc veiné de vert ! – et les yeux de braise de la marquise Casati. Fidèle à sa façon bien particulière de se vêtir et à sa passion de l’orientalisme, elle portait d’amples pantalons dorés de sultane sous une mante de velours noir.

« Luisa Casati ici ? pensa Morosini catastrophé. Je vais avoir toutes les peines du monde à m’en débarrasser. »

Il fut à peine surpris de remarquer, dans le sillage de la reine de Venise, l’élégante et fine silhouette de lady Saint Albans, habillée par Redfern d’un ensemble en crêpe de Chine bleu ciel et blanc beaucoup plus discret et d’un petit chapeau assorti. Son ennui s’en trouva augmenté : il ne gardait pas un bon souvenir de la visite que lui avait rendue la jolie Mary. « On dirait que ces deux-là sont devenues inséparables ? grogna-t-il. Fasse le Ciel que je puisse leur échapper !... »

Mais c’était là un vœu aussi pieux que dérisoire : déjà le petit monocle serti de diamants de la Casati se braquait sur l’assemblée à la façon d’un périscope de sous-marin. Il eut tôt fait de repérer Aldo, et une main noir et or se leva pour lui faire signe. La chance voulut qu’à cet instant précis maître Lair-Dubreuil réclame l’attention de la salle : la vente commençait.

Les débuts furent sans histoire. Un bracelet-rivière de vingt-sept brillants, une paire de boucles d’oreilles formées chacune d’une émeraude rectangulaire entourée de brillants, une bague composée de deux beaux diamants, un sautoir de cent cinquante-cinq perles et une broche ornée de trois émeraudes purent s’enlever sans peine, trouvant preneur à des prix élevés, pourtant la fièvre des enchères ne faisait pas encore son apparition. Ces pièces étaient magnifiques, mais récentes : on attendait les joyaux historiques.

Le premier frisson traversa le public avec la parure d’or, de topazes et de turquoises recommandée par Mina. Constituée d’un collier, de deux bracelets, d’une paire de boucles d’oreilles et d’un délicieux petit diadème, c’était un ensemble très séduisant qui avait été offert, jadis, à une arrière-grand-mère de la princesse Apraxine par le tsar Alexandre Ier en échange de quelques bontés.

« Mina doit être folle ! pensa Morosini. C’est beaucoup trop joli pour la signora Rapalli : elle va avoir soixante-dix ans et elle est affreuse ! »

Cependant, il se reprocha vite ce jugement peu charitable. Que Rapalli fût un nouveau riche ne l’empêchait pas d’adorer sa femme qui était en fait une charmante vieille dame. Telle qu’il la connaissait, elle ne porterait sans doute jamais la totalité de cette parure princière mais, y voyant une preuve de l’amour de son époux, elle en ferait son précieux trésor qu’elle contemplerait avec autant de dévotion qu’une image de la Madone. Un destin plus enviable, selon Morosini, pour des bijoux de cette classe que de trôner sur la tête d’une courtisane en vogue à l’occasion d’orgies en cabinets particuliers au Café de Paris ou chez La Pérouse. Or, le protecteur de l’une de ces dames enchérissait avec ardeur et, du coup, Aldo se lança dans la bataille. Qu’il gagna haut la main aux applaudissements frénétiques de Luisa Casati et de la colonie russe, vite renseignée sur le grand nom de l’acheteur.

La salle, à présent, se réveillait. Seul, un petit carré d’habitués ne se mêlait pas au tumulte. C’étaient des personnes âgées qui venaient là presque chaque jour comme au spectacle. Elles se tenaient dans un coin de la salle sans s’occuper des riches amateurs. Les unes consultaient le catalogue ; d’autres se contentaient de contempler les pièces encore à vendre. Parmi ces gens, il y avait un homme âgé – du moins si l’on s’en tenait à ses cheveux blancs ! – qui ne bougeait pas et semblait perdu dans un rêve. Aldo ne voyait de lui qu’un profil vague entre le bord d’un vieux feutre cabossé et un veston gris usagé mais dont la coupe révélait qu’il avait connu des jours meilleurs.

Le personnage était tellement immobile qu’on aurait pu le croire mort. Pourtant, quelque chose en lui intriguait Morosini, une vague réminiscence, si lointaine qu’il n’arrivait pas à la préciser. Il aurait bien voulu le voir de face mais de sa place c’était à peu près impossible.

La vente continuait. N’ayant plus l’intention d’acheter, Aldo suivait les enchères distraitement, préférant s’intéresser à la salle en pleine ébullition.

Parmi les plus acharnés, il remarqua vite lady Saint Albans. Transformée par sa passion mise à nu, la jeune Anglaise semblait en proie à une sorte de fureur sacrée. Elle se mesurait alors à l’Aga Khan pour la possession d’un pendentif du XVIe siècle italien, composé d’une énorme perle baroque et de pierres multicolores, et elle lançait des enchères nerveuses tout en tordant ses gants entre ses mains.

« Seigneur ! pensa Morosini, j’ai déjà vu bien des mordus dans ma vie, mais à ce point-là ! Une chance que lord Killrenan ait mis deux ou trois mers entre elle et lui... »

Ce fut pis quand le prince oriental emporta la partie : des larmes de rage jaillirent des jolis yeux gris que Luisa Casati, pleine de sollicitude, s’efforçait d’essuyer en chuchotant quelque chose et en désignant le banc du commissaire-priseur : les larmes de diamant venaient de faire leur apparition sur un coussin de velours noir, saluées par une sorte de soupir général.