Il allait de son grand pas nonchalant, respirant les odeurs printanières de cette nuit de mai, quand il reçut un coup sur la nuque, un autre sur la tempe... et s’affaissa sans bruit sur le sable de l’allée...

Un petit rire se fit alors entendre, bizarre, grinçant, cruel.


  CHAPITRE 7 LES SURPRISES D’UNE VENTE À L’HÔTEL DROUOT


L’impression d’être passé sous un rouleau compresseur ! À l’exception des jambes, il n’y avait pas un pouce du corps d’Aldo qui ne fût douloureux et, comme si ce n’était pas suffisant, un bourreau sournois s’ingéniait à augmenter ses souffrances :

– Des côtes fêlées, rien de plus ! C’est une manie dans cette maison, ronchonna une voix asthmatique. Une chance, en tout cas, que vous ayez été là, mademoiselle !

– C’est Dieu qui l’a voulu puisque je revenais du salut, répondit Marie-Angéline. Je me suis mise à crier et ces malandrins se sont enfuis...

– Je ne suis pas loin de penser qu’il vous doit la vie. On dirait qu’on avait entrepris de le battre à mort. Ah ! il me semble qu’il revient à lui !

Aldo, en effet, s’efforçait de soulever des paupières qui pesaient une tonne. Il vit alors, auréolé par les lumières d’un lustre, un visage barbu orné d’un lorgnon qui le scrutait tandis que des mains appartenant sans doute au même personnage s’obstinaient à le tripoter.

– Vous me faites mal ! se plaignit-il.

– Et douillet avec ça !

– Il y a peut-être de quoi ? gronda le contralto de Mme de Sommières. Vous devriez essayer de le calmer, au lieu d’en rajouter ?

– Un peu de patience, ma chère amie. Pour les côtes, on ne peut rien faire d’autre qu’un bandage, mais pour les autres contusions, je vais lui composer un baume miraculeux. Il ne restera pas bleu trop longtemps.

Aldo réussit à soulever sa tête qui sonnait comme un bourdon de cathédrale. Il reconnut sa chambre, son lit autour duquel s’égrenait une belle et noble assistance : la marquise était installée dans un fauteuil, Marie-Angéline sur une chaise, le médecin voltigeait en bourdonnant et Cyprien, debout près de la porte, était en train d’ordonner à un valet d’aller chercher des bandes Velpeau – les plus larges ! – dans l’armoire à pharmacie.

Secouées les dernières brumes, le malade se rappela soudain ce qui s’était passé et où il se rendait quand on l’avait agressé.

– Tante Amélie, soupira-t-il, je voudrais téléphoner.

– Voyons, mon petit, ce n’est pas sérieux ! Tu sors tout juste du coma et ta première pensée est pour le téléphone ? Tu ferais mieux de songer à ceux qui t’ont mis dans cet état. Aurais-tu une idée...

– Aucune ! mentit-il, car il en avait bien une ou deux. Mais si je veux téléphoner c’est parce que je devais dîner chez un ami qui doit être inquiet. Quelle heure est-il ?

– Dix heures et demie, et il n’est pas question que l’on te descende chez le concierge. Cyprien va se charger de ton message. Tu n’as qu’à lui donner le numéro.

– Qu’il cherche dans mon veston un calepin en maroquin noir et, dedans, M. Adalbert Vidal-Pellicorne. Il faut lui faire savoir ce qui m’est arrivé, mais sans plus.

– Que veux-tu qu’on lui dise de plus ? On ne sait rien. Tu as entendu, Cyprien ?

La commission fut exécutée vite et bien. Le vieux maître d’hôtel revint annoncer que « l’ami de monsieur le prince » était désolé, qu’il lui souhaitait un prompt rétablissement, et demandait qu’on veuille bien lui dire quand il pourrait se présenter pour prendre des nouvelles...

– Demain ! fit Aldo en dépit des protestations des dames. J’ai besoin de le voir de toute urgence...

Un moment plus tard, dûment enduit d’arnica en attendant le baume miraculeux et le torse enveloppé de plus de bandes qu’une momie de pharaon, Aldo remerciait le médecin de ses soins et Mlle du Plan-Crépin de sa bienheureuse intervention puis songeait à dormir quand il constata que, si Mme de Sommières mettait tout le monde à la porte, elle ne semblait pas disposée à quitter son fauteuil.

– Est-ce que vous n’allez pas vous coucher, tante Amélie ? fit-il sur le mode engageant. Il me semble que je vous ai déjà causé assez de tourments pour ce soir ? Vous devez être lasse...

– Taratata ! Je me sens très bien. Quant à toi, si tu avais assez de forces pour courir au téléphone, c’est qu’il t’en reste bien un petit peu à dépenser avec ta vieille tante ! Inutile de tourner autour du pot : c’est ce démon de Ferrais qui t’a fait ça ?

– Gomment voulez-vous que je le sache ? Je n’ai pas vu âme qui vive. On m’a assommé et j’ai perdu connaissance. Mais dites-moi plutôt ce que faisait votre demoiselle de compagnie dans le parc à neuf heures du soir ? Je l’ai entendue dire qu’elle revenait du salut mais ça ne me paraît pas être le chemin direct depuis Saint-Augustin ?

– Ni d’ailleurs l’heure du salut ! Plan-Crépin, mon garçon, te suivait... sur mon ordre !

– Vous l’avez expédiée sur mes traces ? ... une demoiselle dans le parc en pleine nuit ? Pourquoi pas Cyprien ?

– Trop vieux ! Et puis incapable de se déplacer moins majestueusement que s’il escortait une personne royale. Plan-Crépin ce n’est pas la même chose : comme toutes les grenouilles de bénitier, elle passe inaperçue, sait marcher sur la pointe des pieds et, en outre, elle est agile comme un chat sous son aspect empesé. Enfin sa curiosité ne dort jamais. Depuis qu’elle sait que tu es allé chez Ferrais, elle piaffe. J’ai préféré me donner les gants de l’expédier mais de toute façon, elle t’aurait pisté !

– Seigneur ! gémit Aldo, je n’aurais jamais imaginé que j’étais tombé dans une succursale du Deuxième Bureau ! Vous n’avez pas prévenu la police au moins ?

– Non. Cependant, j’ai un vieil ami qui fut une des gloires du Quai des Orfèvres au début du siècle et qui pourrait peut-être...

– Pour l’amour du ciel, tante Amélie, n’en faites rien ! Je veux régler ce compte-là comme les autres : moi-même !

– Alors dis-moi ce qui s’est passé chez le marchand de canons. Quand on tue les gens par centaines, on ne regarde pas à faire assommer un gêneur au coin d’un bois.

– C’est possible, mais je n’y crois pas, dit Aldo dans la mémoire de qui revenait le souvenir du rire aigre et discordant qui avait salué sa chute. La voix chaude et musicale de sir Eric ne pouvait émettre un tel son. Un homme de main peut-être, mais ce rire traduisait la haine, la cruauté, et un assassin à gages n’avait aucune raison de lui en vouloir personnellement.

Repoussant l’examen de la question à plus tard, quand sa tête serait moins douloureuse, il raconta son entrevue avec Ferrais dont la vieille dame retint surtout l’histoire tragique de l’Étoile bleue. Elle ne fit d’ailleurs pas mystère d’en être impressionnée.

– J’ai toujours pensé, murmura-t-elle, que cette pierre ne portait pas bonheur. Depuis le XVIIe siècle, les drames se sont succédé chez les Montlaure jusqu’à l’extinction en lignée masculine. C’est la raison pour laquelle ta mère en est devenue l’héritière. J’aurais souhaité qu’elle s’en défasse mais elle l’aimait, bien qu’elle ne l’ait pour ainsi dire jamais portée. Elle ne croyait pas à la malédiction. Sans doute parce qu’elle ignorait, comme nous tous, ce que tu viens de m’apprendre...

– Cette histoire est-elle vraie, au moins ? En dépit de la passion et du ton de sincérité de Ferrais quand il me l’a racontée, j’ai peine à croire qu’un de mes ancêtres ait pu...

Du coup, la marquise se mit à rire :

– Tu n’as pas honte d’être aussi naïf à ton âge ? Tes ancêtres, les miens, comme d’ailleurs ceux d’à peu près tout le monde, n’étaient rien d’autre que des hommes soumis aux convoitises, aux vilenies de l’humaine nature. Et ne me dis pas qu’à Venise où se sont perpétrées d’effroyables vengeances et où Vaqua Tofana[ix] circulait comme le vin nouveau à l’époque des vendanges c’était mieux ? Il faut prendre ce que l’on trouve dans son berceau quand on vient au monde, mon cher Aldo, les ancêtres avec le reste ! Je ne pense pas que notre voisin ait voulu te faire abattre : il n’a aucune raison de t’en vouloir puisqu’il gagne sur toute la ligne...

– C’est un peu ce que je pense...

En revanche, ses soupçons tournaient davantage vers Sigismond, encore qu’il eût peine à croire ce jeune blanc-bec susceptible de monter une embuscade dont la préparation avait dû nécessiter une attentive surveillance. Et alors se posait la question : son rendez-vous avec Anielka – dont il n’avait pas soufflé mot à Mme de Sommières – avait-il été surpris, épié ? Auquel cas Ferrais revenait au premier plan : s’il aimait autant qu’il le prétendait, sa jalousie devait être redoutable...

En dépit des pensées contradictoires qui s’agitaient dans sa tête douloureuse, Morosini finit par s’endormir, vaincu par le calmant que le docteur de Bellac avait fait porter par son valet dès son retour à son cabinet. Il devait y avoir dedans de quoi anesthésier un cheval car lorsque, vers la fin de la matinée, il émergea enfin d’un sommeil dépourvu de rêves, il était à peu près aussi vif qu’un plat de Risi e bisi[x] froid avec, en plus, de grandes difficultés à mettre deux idées en place. Cependant, la pensée de rester croupir au fond de son lit ne l’effleura même pas : il importait de dédramatiser au plus vite la situation et, si Vidal-Pellicorne venait le voir ainsi qu’il l’espérait, il fallait qu’il le trouve debout. Ou au moins assis et habillé.

Après avoir réclamé du café fort et si possible odorant, il réussit, avec l’aide d’un Cyprien réprobateur, à mener à bien la double opération toilette et habillement. Non sans que la vue de son visage dans la glace de la salle de bains ne lui eût arraché un soupir ou deux. Si Anielka le voyait, elle se souviendrait peut-être du jeune Ladislas avec un rien de nostalgie.