Aucune signature mais ce n’était pas nécessaire.

Une soudaine bouffée d’allégresse envahit Aldo et lui restitua sa bonne humeur. Décidément, Anielka affectionnait les jardins ! Après Wilanow, ceux du bois de Boulogne, mais lui eût-elle donné rendez-vous dans les égouts ou les catacombes que l’heureux destinataire du billet les eût parés de toutes les grâces du Paradis. Il allait la voir, il allait lui parler et, du coup, se sentait l’âme de Fortunio !

Pour meubler le temps qui menaçait d’être long, il alla chez le concierge passer un coup de téléphone à son ami Gilles Vauxbrun. Rentré de son expédition tourangelle, celui-ci riposta en l’invitant à dîner le soir même : on irait chez Cubat, un ancien chef de cuisine du tsar nouvellement installé aux Champs-Elysées dans ce qui avait été l’hôtel de la Païva[viii].

On y mange bien, précisa Vauxbrun, et surtout on y mange tranquille, ce qui n’est pas le cas partout. On se retrouve là-bas à huit heures.

Les deux amis cultivant le même respect de l’exactitude, ils s’apprêtaient à franchir ensemble les portes du restaurant quand la pétarade d’une voiture coupa court à leurs retrouvailles : le long du trottoir venait de s’arrêter un petit roadster Amilcar rouge vif dont Morosini reconnut les occupants avec une certaine surprise : la tignasse blonde de Vidal-Pellicorne qui conduisait y voisinait avec celle, beaucoup plus ordonnée, du jeune Sigismond Solmanski.

– Tu connais cet archéologue cinglé ? fit l’antiquaire à qui l’étonnement de son ami n’avait pas échappé.

– Je l’ai rencontré une fois ou deux. Tu dis qu’il est fou ?

– Dès qu’il s’agit d’égyptologie, il délire. La seule fois où je me suis laissé aller à exposer une paire de vases canopes, il a envahi mon magasin pour me régaler d’une conférence magistrale sur la XVIIIe dynastie. Jamais plus je ne toucherai au mobilier funéraire égyptien par peur de le voir revenir ! Allons dîner, avec un peu de chance, il ne vous verra pas !...

S’il espérait échapper à l’œil investigateur d’Adalbert, Gilles Vauxbrun se trompait : le cheveu rare, le nez important, l’œil impérieux et la paupière lourde, il ressemblait à Jules César ou à Louis XI selon l’éclairage. Cette tête caractéristique portée sur un grand corps douillettement capitonné mais toujours vêtu avec une parfaite élégance et la boutonnière fleurie faisait qu’il ne passait pas inaperçu. Son compagnon étant tout aussi remarquable dans un autre genre, les têtes se tournèrent vers eux quand ils pénétrèrent dans le restaurant dont le maître d’hôtel s’empressait, et plusieurs mains se levèrent pour saluer Vauxbrun. On dut même s’arrêter à une table où une très jolie femme tendait une petite main chargée de perles en exigeant de l’antiquaire la présentation de Morosini. Le résultat fut qu’en prenant enfin place à leur table, les deux hommes s’aperçurent qu’Adalbert et Sigimond étaient leurs voisins immédiats : il fallut bien se saluer mais, grâce à Dieu, on s’en tint là et le dîner se déroula agréablement pour les deux amis, jusqu’au dessert.

Pourtant, Aldo ne put s’empêcher de remarquer l’intérêt que le jeune Solmanski lui portait. Il ne cessait de regarder vers lui, souriait aussi de temps en temps d’un air entendu qui avait le don de l’agacer et même de l’inquiéter un peu, car il était évident que le garçon buvait trop. Tout aussi évident d’ailleurs qu’Adalbert ne se sentait pas au mieux. Il pressa le repas dans l’intention d’en avoir fini avant les autres et parvint sans trop de peine au résultat cherché. Aldo le vit se lever, prendre son compagnon par le bras pour l’entraîner vers la sortie mais, d’un geste brusque, Sigismond se dégagea, effectua une légère embardée et vint se planter devant l’objectif qu’il semblait s’être fixé malgré les efforts de son compagnon pour l’entraîner. En dépit du côté idiot propre aux pochards, le sourire qu’il arborait n’en était pas moins menaçant :

– Décidément... hic !... on ne peut pas faire... un pas sans tomber sur vous, prince... machin ? On vous trouve... dans le train... près d’la portière quand ma... sœur décide d’en finir. On vous r’trouve à la gare et maintenant ici... J’ commence à trouver qu’vous... t’nez un peu trop d’place !

– C’est vous qui semblez avoir le plus grand mal à tenir la vôtre, fit Morosini avec dédain. Quand on ne veut pas rencontrer les gens, on reste chez soi.

– J’vais où j’veux... et...

– Moi aussi.

– Et j’fais c’que j’veux... et c’ que j’veux... c’est vous tuer parce que j’trouve qu’ vous vous occupez un peu trop... hic... d’ma sœur !

– Monsieur Vidal-Pellicorne, intervint Vauxbrun, voulez-vous que je vous aide à sortir cet olibrius... au cas où vous n’y arriveriez pas ?

– Je devrais pouvoir m’en tirer ! Allons, Solmanski, venez ! Vous êtes en train de vous donner en spectacle et vous avez trop bu. Je vous ramène chez vous...

– Pas... pas question ! Nous d’vons... aller jouer... au Cercle.

– Ça m’étonnerait qu’on vous accepte dans cet état-là, fit Aldo en riant.

– Je le pense aussi. Venez, Sigismond, nous rentrons ! Bonsoir, messieurs !

– J’ai dit que j’voulais... tuer cet homme ! En duel ! s’entêta le Polonais...

– Plus tard ! D’abord il faut vous remettre d’aplomb et ensuite nous ressortirons...

Avec l’assistance du maître d’hôtel accouru à la rescousse, Adalbert réussit à faire sortir Solmanski de chez Cubat, suivi par le regard songeur de Morosini qui cherchait à comprendre pour quelle raison Vidal-Pellicorne s’était mis à entretenir de si étroites relations avec le frère d’Anielka. Quant à son attitude envers lui-même, elle avait été parfaite : celle d’un homme qui rencontre une vague relation. Il valait beaucoup mieux que leur amitié naissante demeurât ignorée le plus longtemps possible.

Un instant plus tard, la pétarade de l’Amilcar se faisait entendre à nouveau et Gilles Vauxbrun haussait les épaules :

– Je n’aimerais pas avoir ce genre de passager. Mais, dis-moi un peu, pourquoi ce Polonais... Je ne me trompe pas ? C’en est bien un ?

– Tu ne te trompes pas.

– Pourquoi ce Polonais tient-il à te trucider ? Qu’est-ce que tu as fait à sa sœur ?

– Rien ! Nous nous sommes rencontrés à une ou deux reprises et... elle a été aimable avec moi. Sans plus, mais il est possible qu’aux yeux d’un ivrogne...

– Sans doute, fit l’antiquaire d’un air méditatif, mais le fameux In vino veritas s’est souvent vérifié. Ce jeune homme te hait, mon vieux, et tu ferais bien de prendre garde.

– Que veux-tu qu’il fasse ? On ne se bat plus en duel...

– Il y a d’autres moyens, mais au moins te voilà prévenu...

En termes à peine différents, ce fut à peu près ce qu’Adalbert répéta quand il appela Aldo au téléphone le lendemain matin.

– Je ne pensais pas que le jeune Sigismond soit à ce point monté contre vous ! Dès qu’il vous a reconnu, votre personne et vos agissements ont été son unique sujet de conversation et il s’est mis à boire comme une éponge.

– J’avais remarqué, mais comment se fait-il que vous soyez en si bons termes avec lui ?

– Pure stratégie, mon cher. Il est bon, pour la suite de nos projets, d’être implanté dans la place. Cela a été facile, il m’a suffi de l’emmener au cercle de la rue Royale. Comme il y a eu un peu de chance, il m’adore. Et vous ? Où en êtes-vous ?

– J’ai vu Ferrais hier, mais comme j’ai un autre rendez-vous important cet après-midi, je vous raconterai ça plus tard. Où pourrions-nous nous rencontrer puisque, si j’ai bien compris votre attitude d’hier soir, nous ne sommes pas censés nous connaître ?

– C’est préférable pour le moment. Le mieux est que vous veniez chez moi assez tard dans la soirée quand la nuit est bien installée...

– Dois-je me munir d’un sombrero et d’un manteau couleur de muraille ? dit Morosini amusé. Ou alors d’un masque à la mode de chez nous ?

– Vous autres Vénitiens êtes les derniers romantiques. Venez vers neuf heures ! On grignotera quelque chose et on fera le point.

Situé dans l’enceinte du bois de Boulogne entre la porte des Sablons et celle de Madrid, le Jardin d’Acclimation avait été créé en 1860 pour « réunir les espèces animales qui peuvent donner avec avantage leur force, leur chair, leur laine, leurs produits de tous genres à l’industrie et au commerce ou servir à nos délassements ». On y trouvait divers départements séduisants : une magnanerie, une grande volière, une poulerie, une singerie, un aquarium, un bassin pour les phoques, une immense serre et cent autres « merveilles » qui attiraient journellement le peuple enfantin des alentours et même de beaucoup plus loin. Pour petits et grands, un charmant salon de thé-restaurant de plein air offrait à la gourmandise de tous des éclairs, des babas, des glaces et aussi des « sultanes », délicieuses pâtisseries fourrées à la crème de vanille. On s’y régalait en écoutant la musique du kiosque voisin où, durant la belle saison, un orchestre de soixante musiciens donnait des concerts très suivis entre trois et cinq heures. Enfin – divine distraction pour les enfants ! – il était possible de faire le tour de la grande pelouse monté sur un âne, un poney, un zèbre, un chameau, un éléphant ou même une autruche... Cet éden était desservi par un petit train qui faisait la navette avec la porte Maillot, mais ce fut en taxi que Morosini s’y fit conduire.

Tout de suite, en arrivant devant la terrasse du salon de thé, il vit Anielka assise à une table en compagnie de sa femme de chambre. Un rayon de soleil passant à travers les feuilles de marronnier jouait sur sa tête coiffée d’une petite toque en plumes de martin-pêcheur. D’une cuillère distraite, elle égratignait une glace à la fraise...

N’ayant rien d’autre à faire pour le moment, Aldo s’installa de façon à être vu, commanda du thé et un baba au rhum, mais savoura bien davantage le plaisir de contempler le teint de fleur et le délicat profil. Dans cet environnement de verdure et de gaieté, plein de cris et de rires d’enfants sur lesquels voltigeait la valse de La Veuve joyeuse jouée par l’orchestre, elle formait un tableau adorable. Elle était trop jolie pour ne pas susciter la passion, même chez un quasi-mysogyne comme Ferrais, et lui-même sentait une profonde amertume l’envahir à l’idée de l’incroyable bonheur qui attendait le marchand de canons au soir de son mariage.