– C’est une réaction que je peux comprendre mais... me ferez-vous l’honneur de me croire si je vous affirme que j’ignorais tout... je dis bien tout de ce drame ?

– Sauriez-vous au moins comment le comte Solmanski est entré en sa possession ? Votre fiancée semble croire que le saphir lui vient de sa mère et je n’ai aucune raison de mettre sa parole en doute...

– Elle vous en a parlé ? Où ? Quand ?

– Dans le train... après que je l’ai empêchée de se jeter par la portière !

Une subite pâleur s’étendit sur le visage mat de Ferrais, lui conférant une curieuse teinte grisâtre.

– Elle voulait se suicider ?

– Quand on veut descendre d’un train lancé à grande vitesse, les intentions me semblent claires.

– Mais pourquoi ?

– Peut-être parce qu’elle n’est pas en plein accord avec son père au sujet de ce mariage ? Vous êtes un parti... exceptionnel, sir Eric, capable d’éblouir un homme dont la fortune n’est sans doute plus ce qu’elle était... mais une jeune fille voit les choses autrement.

– Vous m’étonnez ! Elle m’est apparue jusqu’ici plutôt satisfaite.

– Au point de ne pas oser reconnaître un compagnon de voyage parce que vous étiez derrière elle ? Peut-être a-t-elle peur ?

– Pas de moi, j’espère ? Je suis prêt à lui offrir une vie de reine et à me montrer avec elle aussi doux, aussi patient qu’il le faudra.

– Je n’en doute pas. J’irais même jusqu’à dire qu’en vous rencontrant, elle a dû éprouver une agréable surprise. Son père, en revanche, me paraît d’un caractère plutôt abrupt... et il tient à ce mariage. Au moins autant que vous tenez à mon saphir. À ce propos, j’aimerais que vous m’éclairiez. Vous n’êtes pas collectionneur de pierres historiques. Alors pourquoi vouloir à tout prix ce bijou ?

Sir Eric se leva de son fauteuil, vint s’adosser au marbre de son bureau, joignit ses mains par le bout des doigts et en caressa l’arête de son nez.

– C’est une vieille histoire, soupira-t-il. Vous me dites que vous cherchez l’Étoile bleue – c’est ainsi qu’on l’a toujours appelée dans ma famille ! -depuis cinq ans ? Moi, je la cherche depuis trois siècles.

Morosini s’attendait à tout sauf à cela et se demanda un instant si cet homme n’était pas en train de devenir fou. Mais non, il semblait sérieux.

– Trois siècles ? fit-il. J’avoue ne pas comprendre : il doit y avoir quelque part une méprise. D’abord je n’ai jamais entendu dire que le saphir wisigoth ou saphir Montlaure fût appelé autrement ?

– Parce que les Montlaure lorsqu’ils s’en sont emparés se sont hâtés de le débaptiser. Ou encore parce qu’ils l’ignoraient.

– Voulez-vous considérer que vous êtes en train de traiter mes ancêtres maternels de voleurs ?

– Vous traitez bien mon futur beau-père d’assassin ou peu s’en faut ? Nous sommes à égalité.

Le ton changeait de part et d’autre. Aldo sentait qu’à présent il s’agissait d’un duel : les fers étaient engagés. Ce n’était pas le moment de commettre une faute et il obligea sa voix à retrouver un registre plus calme :

– C’est une façon de voir les choses ! soupira-t-il. Racontez-moi votre histoire d’Étoile bleue et nous serrons ce qu’il convient d’en penser. Qu’est-ce que votre famille peut avoir de commun avec les Montlaure ?

– Vous auriez dû spécifier : les « ducs » de Montlaure, ricana Ferrais en insistant sur le titre, Toute la morgue de vos ancêtres s’est réfugiée un instant dans votre voix... Alors, sachez ceci : les miens sont originaires du Haut-Languedoc tout comme les vôtres, mais les uns étaient protestants, les autres catholiques. Lorsque, le 18 octobre 1685, votre glorieux Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, mettant hors la loi tous ceux qui se refuseraient à prier comme lui, mon ancêtre Guilhem Ferrais était à la fois médecin et viguier d’une petite cité du Carcassés proche de certain puissant château ducal. L’Étoile bleue lui appartenait par droit d’héritage depuis la fin des rois wisigoths. Elle avait son histoire, sa légende aussi, passant pour une pierre sacrée porteuse de bonheur et, jusqu’à ces temps terribles, rien n’était venu s’inscrire en faux sur sa réputation...

– Si ce n’est tout le sang versé pour elle depuis qu’elle avait été arrachée du temple de Jérusalem. Mais, je vous en prie, continuez !

– Par dizaines de milliers – il en partit, je crois, deux cent mille – les huguenots émigraient pour avoir le droit de vivre et de prier en paix. La famille de Guilhem le suppliait de faire de même : l’avenir pouvait encore leur sourire puisqu’ils emporteraient l’Étoile. Elle les guiderait comme cette autre lumière céleste avait mené les Rois Mages dans la nuit de Bethléem... Mais Guilhem était entêté comme un âne rouge : il ne voulait pas abandonner la terre qu’il aimait, comptant pour sa sauvegarde et celle des siens sur l’héritier des Montlaure auquel le liait ce qu’il croyait être une ancienne amitié. Comme si l’amitié était possible entre un si grand seigneur et un simple bourgeois ! ricana Ferrais en haussant les épaules. En fait, le futur duc, fort désireux de briller à la cour de Versailles – chose que l’avarice de son père rendait impossible – réussit à convaincre Guilhem de lui confier la pierre en lui jurant que, remise à certain ministre royal, elle assurerait une parfaite tranquillité à tous les Ferrais présents et à venir. Et Guilhem, trop naïf sans doute, crut ce misérable. Le lendemain, il était arrêté, sommairement jugé pour opiniâtreté dans ses convictions et traîné jusqu’à Marseille pour y être enchaîné aux rames de la galère réale. Il y mourut sous le fouet des comites. Sa femme et ses enfants réussirent à fuir et à gagner la Hollande où ils reçurent l’accueil que leur malheur méritait. Quant à l’Étoile bleue, confiée à un usurier, elle fut dégagée à la mort du lieux duc et prit place dès lors dans le trésor de vos ancêtres, prince Morosini !... Que pensez-vous de mon histoire ?

Relevant les paupières qu’il avait tenues baissées, Aldo planta son regard grave dans celui de son adversaire :

– Qu’elle est terrible... mais que, depuis la nuit des temps, les hommes n’ont cessé d’en accumuler de semblables. En ce qui me concerne, je ne sais qu’une chose : ma mère est morte pour qu’on puisse la dépouiller plus commodément. Le reste ne m’intéresse pas !

– Vous avez tort : je pense qu’il y a là un juste retour des choses d’ici-bas. Il fallait que le sang d’une innocente paie pour celui d’un homme de bien et même si c’est dur à entendre pour vous, je

pense que les mânes de Guilhem doivent être apaisés maintenant.

Aldo se leva si brusquement que la lourde chaise espagnole vacilla avant de reprendre son aplomb.

– Pas ceux de ma mère ! Apprenez ceci, sir Eric : je veux son assassin quel qu’il soit. Priez Dieu qu’il ne vous touche pas de trop près !

– Celle que je vais épouser est le seul être qui m’importe, car je l’aime d’un amour... ardent, passionné ! Les autres me sont indifférents et, dussiez-vous trucider sa parenté tout entière que je ne m’en soucierais pas. C’est elle mon bien le plus précieux désormais.

– Alors rendez-moi le saphir ! Je suis prêt à vous l’acheter.

Le marchand de canons eut un lent sourire où malice et dédain se mêlaient :

– Vous n’êtes pas assez riche.

– Je le suis moins que vous, c’est certain, mais plus que vous ne l’imaginez. Les pierres, historiques ou non, c’est mon métier et j’en connais la valeur au taux actuel, fût-ce celle du Régent ou du Koh-i-Noor. Dites un prix et je l’accepte !... Allons, sir Eric, soyez généreux : vous avez le bonheur, rendez-moi le joyau !

– L’un ne va pas sans l’autre. Mais je vais, en effet, me montrer généreux : c’est moi qui vais vous verser la somme d’argent que représente l’Étoile bleue. À titre de dédommagement...

Morosini faillit se fâcher. Ce parvenu pensait sans doute que sa fortune lui permettait tout. Pour se calmer, il se donna le temps de tirer de sa poche son étui à cigarettes en or gravé à ses armes, en prit une, la tapota sur la brillante surface avant de la mettre entre ses lèvres, de l’allumer et d’en tirer une lente bouffée. Le tout sans que son regard Racé eût quitté son adversaire qu’il considérait Bec un demi-sourire insolent comme s’il examinait une bête curieuse.

– Vos prétendues traditions familiales n’empêchent pas que vous ne soyez qu’un commerçant ! Tout ce que vous savez faire, c’est payer : pour une femme... pour un objet. Même pour conjurer la mort ! Croyez-vous que l’on puisse chiffrer la vie d’une mère ? ... On dirait que la chance est avec sous en ce moment, mais il se pourrait qu’elle tourne !

– Si vous espérez me mettre en colère, vous perdez votre temps. Quant à ma chance, ne vous tourmentez pas pour elle : j’ai les moyens de la faire tenir bon !

– Encore l’argent ? Vous êtes incorrigible mais retenez ceci : la pierre que vous venez d’acquérir par des moyens si discutables et en laquelle vous voyez un talisman a été la cause de trop de drames pour qu’elle puisse porter bonheur. Souvenez-vous de mes paroles quand le vôtre s’écroulera ! Serviteur, sir Eric !

Et, sans vouloir en entendre davantage, Morosini se dirigea vers la porte du cabinet de travail, en sortit et redescendit dans le vestibule où il reprit des mains de deux valets son chapeau, sa canne et ses gants. Mais, quand il voulut enfiler ceux-ci, il sentit qu’il y avait quelque chose dans le gant de la main gauche et, sans sourciller, renonça à le mettre et le fourra dans sa poche. Ce fut une fois rentré chez Mme de Sommières qu’il en entreprit l’exploration et ramena au jour un petit rouleau de papier où quelques mots étaient écrits d’une main un peu tremblante :

« Je compte aller prendre le thé demain, vers cinq heures, au Jardin d’Acclimation. Nous pourrions nous y retrouver mais ne m’abordez que lorsque je serai seule. Il faut que je vous parle. »