– Soyez tranquille ! Je ne suis pas idiot et j’ai une priorité à respecter...

– Bien. Nous en resterons là... Ah ! Vous m’aviez bien dit qu’Aronov vous avait remis la copie du pendentif ?

– Que voulez-vous en faire ?

– Le mettre en lieu sûr. Dès l’instant où vous aurez ouvert la bouche à son sujet, vous ne serez peut-être plus en sécurité, dit froidement Vidal-Pellicorne. Il serait fâcheux que vous y laissiez la vie, mais il est important que ce moyen de récupérer le joyau ne disparaisse pas avec vous.

Aldo considéra son vis-à-vis avec une entière stupeur :

– Vous êtes sérieux ?

– Très ! Si vous allez réclamer votre saphir, je suis persuadé que vous serez en danger : ces gens-là se sont donné trop de mal pour se l’approprier. Ils n’auront plus qu’une idée : vous éliminer !

– Ces gens-là ? Vous voulez dire Ferrais ?

– Pas forcément. On peut vendre de quoi détruire l’humanité sans s’abaisser à jouer du couteau et du revolver. À ce degré-là, la mort des autres devient une notion abstraite. D’ailleurs, la réputation de sir Eric est plutôt bonne : il est dur en affaires mais droit et honnête. Votre Solmanski m’inquiéterait davantage. Le marché qu’il passe avec Ferrais ne plaide guère en sa faveur.

– D’accord, mais de là à assassiner...

– Si la jeune fille était libre, je pencherais à croire que vous voulez ménager un futur beau-père. Réfléchissez ! Il vient de Varsovie où Simon réside... momentanément, et c’est à Varsovie qu’Élie Amschel vient d’être mis à mort et que l’on vous a conseillé de fuir au plus vite.

– Si c’est lui le coupable, il devait lui être facile de se débarrasser de moi dans le train : j’étais seul contre trois hommes.

– Ne simplifiez pas trop : c’eût été peut-être inopportun. Vous ne voulez pas me laisser d’abord agir à ma guise ?

– C’est-à-dire ?

– Tenter d’opérer la substitution des bijoux : le faux contre le vrai. Je suis assez maladroit avec mes pieds mais avec mes mains, je suis très habile, conclut Adalbert en contemplant ses longs doigts avec une vive satisfaction.

– Et vous êtes sûr de réussir ? Un silence, puis un soupir :

– Non. Tout dépendra des circonstances...

– Alors, fit Aldo en se levant, je vais suivre mon propre plan. Il aura au moins le mérite de faire bouger les choses.

– La politique du pavé dans la mare ? Oh, après tout, pourquoi pas ? Mais croyez-moi : il faut auparavant me confier votre copie.

– Vous l’aurez ce soir.

Dans l’antichambre, après avoir reçu du domestique son chapeau, sa canne et ses gants, Morosini ne put s’empêcher d’offrir à son hôte son sourire le plus impertinent :

– À présent que nous sommes d’accord, me permettez-vous une question... un peu indiscrète ?

– Pourquoi pas ? C’est très instructif l’indiscrétion.

– Vous êtes archéologue ?

Les yeux d’un bleu si candide plongèrent dans ceux d’Aldo avec détermination :

– Dans l’âme ! Si la mort d’Amschel ne me faisait un devoir d’aider Simon en priorité, je serais en Egypte, mon cher, en compagnie de ce bon M. Loret qui est en charge du musée du Caire et probablement en train de suivre avec envie les fouilles que lord Carnavon et Howard Carter mènent dans la vallée des Rois... avec des moyens que nous n’aurons jamais C’est mon allusion à mes mains et l’expédition d’hier soir qui vous inquiètent ?

– Je ne suis pas inquiet. Seulement curieux...

– C’est une qualité que je partage. Cela dit, je n’ai rien d’un cambrioleur... même si mes talents de serrurier dépassent ceux de notre bon roi Louis XVI. Il y a longtemps que j’ai compris à quel point cela pouvait se révéler utile...

– Il faudra que je m’en souvienne. À présent, souhaitez-moi bonne chance... et merci pour le déjeuner : c’était une parfaite réussite !

Dans le courant de l’après-midi, Cyprien, en chapeau melon et long manteau noir boutonné comme pour un duel, portait à l’hôtel Ferrais une carte d’Aldo demandant un entretien. La réponse arriva une demi-heure plus tard : sir Eric s’y déclarait très honoré de rencontrer le prince Morosini et proposait de le recevoir le lendemain à cinq heures.

– Tu vas y aller ? demanda Mme de Sommières que le rendez-vous n’enchantait pas. Il aurait mieux valu que tu le fasses venir.

– Pour qu’il s’imagine que vous êtes prête à signer votre reddition ? Je ne vais pas à Canossa, tante Amélie, mais causer affaires, et je ne tiens pas à ce que vous y soyez mêlée...

– Sois prudent ! Ce sacré saphir est un sujet brûlant et mon voisin ne m’inspire aucune confiance.

– C’est naturel étant donné l’état de vos relations mais, rassurez-vous, il ne me mangera pas.

Sa tranquillité d’esprit était totale. En se rendant chez Ferrais, il éprouvait beaucoup plus l’impression de partir en croisade que de donner tête baissée dans un piège et, bien qu’il eût, le matin même, rendu visite à un célèbre armurier pour ne pas dédaigner les conseils d’Adalbert, la forme cependant réduite du 6,35 Browning dont il s’était rendu acquéreur ne risquait pas de briser la ligne suprêmement élégante de son complet gris taillé à Londres : il l’avait laissé à la maison.

Ledit costume se retrouva d’ailleurs en pays de connaissance quand un valet de pied en tenue anglaise, puis un maître d’hôtel et enfin un secrétaire eurent pris livraison du visiteur : tous sentaient Londres à une lieue. Quant à la maison, elle était un mélange du British Museum et du palais de Buckingham. C’était sans doute la demeure d’un homme riche mais pas celle d’un homme de goût et Morosini contempla avec accablement cette accumulation de chefs-d’œuvre antiques parfois d’une incroyable beauté, comme ce Dionysos de Praxitèle voisinant avec un taureau crétois et deux vitrines pleines à ras bord d’admirables vases grecs. Il y avait, dans ces salons, de quoi remplir un ou deux musées et trois ou quatre magasins d’antiquités.

– Je commence à croire qu’il manque de place, pensa Morosini en suivant la silhouette compassée du secrétaire, mais ce n’est pas le modeste hôtel de tante Amélie qui peut lui suffire. Il devrait essayer d’acheter le Grand Palais ou une gare désaffectée...

On escalada un escalier peuplé de matrones et de patriciens romains pour déboucher dans un vaste cabinet de travail – celui-là même sans doute où s’était introduit Vidal-Pellicorne – et là, le délire cessa tandis que l’on remontait quelques siècles : des murs tapissés de livres et quatre meubles seulement sur un immense et somptueux tapis persan d’un rouge à la fois profond et lumineux. Une grande table de marbre noir à pieds de bronze et trois sièges espagnols du XVIe siècle dignes de l’Escurial complétaient l’ameublement.

r Le fauteuil du maître de céans étant adossé à la grande baie vitrée tournait le dos à la lumière, mais Aldo n’eut besoin que d’un regard pour reconnaître dans celui qui se levait courtoisement pour venir à sa. rencontre le personnage qui suivait Anielka au parc Monceau, l’homme aux yeux noirs et aux cheveux blancs.

– Il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés ? dit-il avec un sourire amusé,... et aussi que nous sommes admirateurs de jolies femmes ?

La voix de cet homme était superbe et rappelait celle de Simon Aronov. C’était la même chaleur veloutée, la même magie. Et sans doute le plus grand charme de ce curieux personnage. De même, la main qu’il tendait – et que Morosini prit sans hésiter – était ferme et le regard direct. À son tour, le visiteur sourit, bien qu’une vague jalousie lui pinçât le cœur : il était peut-être plus facile d’aimer Ferrais qu’il ne le supposait... — Les circonstances de cette rencontre me font un devoir d’offrir des excuses au fiancé de Mlle Solmanska, dit-il. Encore que je n’aie pas conscience d’avoir été en faute. Il se trouve que nous avons voyagé ensemble dans le Nord-Express et même partagé un repas. Je souhaitais seulement la saluer, bavarder un instant, mais il semble que ma vue l’ait effrayée dans le parc : elle n’a pas voulu me reconnaître. Au point que je me suis demandé si je n’étais pas victime d’une incroyable ressemblance.

– Une impossible ressemblance ! Ma fiancée est unique, je crois, et aucune femme ne saurait lui être comparée, fit sir Eric avec orgueil. Mais je vous en prie, prenez un siège et dites-moi ce qui me vaut le plaisir de vous recevoir.

Aldo s’installa sur l’une des deux chaises anciennes en accordant un soin particulier au pli de son pantalon. Ce qui lui donnait encore quelques secondes de réflexion.

– Vous voudrez bien m’excuser de m’attarder sur la jeune comtesse, dit-il avec une lenteur calculée. Lorsque nous sommes arrivés à Paris l’autre soir, j’ai été ébloui par sa splendeur... mais surtout par celle du pendentif qu’elle portait au cou, un joyau précieux que je cherche depuis bientôt cinq ans.

Un éclair s’alluma sous les sourcils touffus de Ferrais, maïs il continua de sourire :

– Avouez qu’elle le porte à merveille ! dit-il d’un ton suave qui irrita Morosini, saisi soudain par l’impression que l’autre était en train de se moquer de lui.

– Ma mère aussi le portait à merveille... avant, bien sûr, qu’on ne l’assassine pour le lui voler ! dit-il avec une rudesse qui effaça le sourire du négociant.

– Assassinée ? Etes-vous bien certain de ne pas vous tromper ?

– A moins qu’une forte dose de d’hyoscine administrée dans une confiserie ne vous paraisse un traitement médical salutaire ? On a tué la princesse Isabelle, sir Eric, pour lui voler le saphir ancestral qu’un dispositif connu d’elle et de moi seuls cachait dans l’une des colonnes de son lit.

– Et vous n’avez pas porté plainte ?

– Pour quoi faire ? Pour que les gens de la police mélangent tout, profanent le corps de ma mère et créent un affreux gâchis ? Depuis des siècles, nous autres Morosini sommes assez enclins à rendre nous-mêmes notre justice...