humide aux abords d’une maison ne nous appartenant ni à l’un ni à l’autre m’a convaincu que vous étiez  un  homme  déterminé.  A propos,  que comptiez-vous faire quand je vous suis tombé sur le dos ? Tout de même pas surgir pour reprendre votre bien, sous la menace d’un revolver, par exemple ?

– Rien de si retentissant. Je voulais seulement jeter un coup d’œil à la réception et examiner les aîtres. D’ailleurs je n’ai pas d’arme.

– Une grave lacune quand on s’embarque dans une aventure comme celle-là ! Il se pourrait que vous en ayez besoin un jour.

– Nous verrons bien ! Mais maintenant que vous savez tout de moi, si vous me révéliez votre vérité à vous ? Que faisiez-vous au juste sur le balcon d’un...

– ... trafiquant d’armes réputé ? J’essayais de découvrir certaines précisions concernant une nouvelle série de grenades offensives et le concert m’est apparu comme le moment idéal pour mener à bien cette exploration. J’ai été dérangé. La seule issue étant les balcons, j’y ai fait retraite et c’est en passant de l’un à l’autre que j’ai eu un mouvement malheureux. Je suis, je l’avoue, d’une regrettable maladresse avec mes pieds ! soupira Vidal-Pellicorne dont la figure atteignait à cet instant une sorte de perfection dans l’angélisme.

Aldo releva un sourcil ironique.

– Cette façon de comprendre l’archéologie ne relèverait-elle pas plutôt de l’activité d’un agent secret ou même d’un... cambrioleur ?

– Pourquoi pas ? Je suis tout ça ! fit Adalbert avec bonne humeur. Vous savez, l’archéologie peut mener à tout. Même au vol qualifié ! Pour ma part, j’estime ne pas être plus coupable en essayant d’assurer une arme intéressante à mon pays que feu lord Elgin fauchant les frises du Parthénon pour en orner le British Museum. Ah ! voilà mon habit !

Cyprien revenait avec les vêtements brossés et repassés. Vidal-Pellicorne redisparut dans les plantes vertes, laissant son hôte méditer sur la valeur de ce dernier sophisme... qui, après tout, n’en était peut-être pas un. Au bout de quelques instants, rendu à sa splendeur originelle et presque bien coiffé, le curieux personnage serrait avec effusion les mains de Morosini :

– Merci de tout cœur, prince ! Vous m’avez tiré d’un mauvais pas et j’espère que nous allons, dans l’avenir, faire du bon travail ensemble. Voulez-vous que nous en parlions tranquillement demain en déjeunant chez moi ? Mon valet est un assez bon cuisinier et j’ai une cave intéressante...

– Avec plaisir... mais je pense que vous allez de nouveau vous mouiller en retraversant les buissons.

– Aussi vais-je rentrer par la grande porte. Le concert dure encore si j’en crois mes oreilles. Je vous attends à midi et demi ?

– Entendu ! Je vous raccompagne...

Au moment de franchir la porte de l’hôtel de Sommières, Vidal-Pellicorne tendit une dernière fois la main à son nouvel allié :

– Encore un mot ! Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’ai un nom épuisant à prononcer. Aussi mes amis m’appellent-ils Adal.

– Les miens m’appellent Aldo. C’est plutôt drôle, non ?

L’archéologue se mit à rire tout en rejetant d’une main agacée l’innocente boucle blonde qui s’obstinait à lui tomber sur l’œil.

– Une affiche parfaite pour un duo d’acrobates ! On était faits pour se rencontrer !

Morosini le regarda s’éloigner, les mains dans les poches, sous la lumière blanche d’un réverbère, et rejoindre la majestueuse entrée de l’hôtel Ferrais où veillaient deux sergents de ville, preuve vivante de la considération que la République du président Millerand portait au marchand de canons...

Revenu dans le vestibule, Aldo rencontra le regard interrogateur de Cyprien qui portait les verres à la cuisine et sourit :

– Soyez tranquille ! C’est terminé pour cette nuit. Je crois que je vais aller me coucher et vous, vous avez mérité d’en faire autant ! Dormez bien, Cyprien !

– J’en souhaite tout autant à monsieur le prince !

Dormir ? Aldo aurait bien voulu, mais il n’en éprouvait pas la moindre envie. Éteignant les lumières de sa chambre, il alluma une cigarette puis sortit sur le balcon. Le besoin d’entendre encore les bruits de la maison voisine l’attirait au-dehors. Le concert devait être achevé. Seul l’écho des conversations ponctuées de rires parvenait jusqu’à lui et il envia son nouvel ami qui allait voir Anielka, parler à Anielka, souper avec Anielka... Il se reprocha de n’avoir posé aucune question sur la fiancée. Il ne savait d’elle, pour ce soir, que deux choses : elle était ravissante – mais ce n’était pas une nouveauté ! – et elle portait le saphir, mais il ignorait tout ce qui était important, sa robe, sa coiffure et surtout si elle souriait à cet homme qu’on l’obligeait à épouser.

Devant lui s’étendait le parc déserté par les enfants et rendu à sa magie d’œuvre d’art. La lune, à demi cachée par un nuage, baignait d’un reflet pâle ses pelouses et ses bouquets d’arbres, ses statues de musiciens ou d’écrivains qui ressemblaient à des monuments funéraires. Mais, veillant sur les splendides grilles noir et or dessinées par Gabriel Davioud que l’on fermait toujours très tard, les globes de lumière opalescente n’éclairaient plus que le bal mystérieux des ombres, un bal où le veilleur solitaire eût aimé entraîner une fée blonde dont la taille souple plierait sur son bras au rythme un peu solennel d’une valse lente.

Oubliée, sa cigarette se vengea en lui brûlant les doigts. Il la jetait pour en allumer une autre quand, soudain, un frisson courut le long de son dos et il commença à éternuer. Ramené brutalement des brumes de son rêve à la plus déprimante réalité, il se mit à rire tout seul, à rire de lui-même. Convoiter une enfant de dix-neuf ans et attraper bêtement un rhume de cerveau en allant se tremper les pieds sous ses fenêtres dans un jardin mouillé, c’était le comble du ridicule !

Rentrant dans sa chambre, il referma la fenêtre et alla se jeter sur son lit tout habillé. À sa grande surprise, il s’endormit presque aussitôt...


  CHAPITRE 6 CARTES SUR TABLE


– Ce que je n’arrive pas à comprendre, soupira Vidal-Pellicorne, c’est pourquoi Ferrais tient à votre saphir au point d’accepter de se marier, lui un célibataire enragé, pour s’en assurer la possession. Jamais les bijoux ne l’ont intéressé. À moins, bien sûr, qu’ils n’aient appartenu à Cléopâtre ou à Aspasie.

Le déjeuner venait de s’achever. Réfugiés dans le fumoir, les deux hommes, installés dans de profonds fauteuils de cuir style club anglais, en étaient au café, aux liqueurs et aux cigares.

– Il y a là un problème, fit Morosini en allumant le sien à la flamme d’une bougie, mais je vous avoue que je préférerais apprendre comment une pierre qui est dans ma famille depuis Louis XIV s’est retrouvée changée en précieux trésor ancestral d’une comtesse polonaise.

– L’un n’empêche pas l’autre : il y a peut-être un lien. La belle Anielka vous a bien dit que son père voulait qu’elle épouse Ferrais afin de lui assurer – et à lui-même plus qu’à elle ! – une part non négligeable d’une fabuleuse fortune ? Il a dû apprendre que sir Eric cherchait le saphir et il s’est arrangé pour se le procurer à vos dépens.

– Et il aurait attendu cinq ans pour mettre son projet à exécution ?

– Le moyen de faire autrement ? D’abord il fallait profiter de votre absence forcée de Venise, et puis attendre que sa fille soit en âge d’être mariée. Difficile d’offrir une gamine de treize ans qui n’était sans doute pas aussi belle que maintenant. Moi je trouve que mon histoire se tient assez bien. Quelque chose me dit que ce Solmanski est capable de tout.

– À ce sujet, j’aimerais, puisque vous possédez vos grandes et petites entrées chez Ferrais, que vous essayiez d’en apprendre un peu plus sur ce Polonais à qui je trouve une tête d’officier prussien. De mon côté, je compte attaquer Ferrais.

– De quelle façon ?

– Oh, je vais jouer cartes sur table et lui demander pourquoi il veut ce bijou et pas un autre. Peut-être aussi pourquoi il ne s’est pas adressé directement à moi.

L’archéologue réfléchit un instant tout en caressant du bout d’un doigt une statuette du dieu-faucon Horus posée sur une sellette.

– La méthode directe peut avoir du bon avec lui, pourtant je me demande si c’est la bonne ? L’homme est habile, plutôt séduisant, et il est très capable de vous rouler dans la farine.

– Ne me prenez pas pour un enfant de chœur, mon cher Adal ! C’est moins facile que vous le supposez.

– J’en suis persuadé, mais comment espérez-vous obtenir un rendez-vous ? C’est un méfiant qui se garde bien.

– Sans doute, mais j’aurai mon entrevue. Je pourrais même le faire venir chez Mme de Sommières si je le voulais. Vous ai-je dit qu’il la harcèle de propositions d’achat de son hôtel pour s’agrandir ? Néanmoins je préfère me déplacer... à cause de cette envie que j’ai toujours de visiter sa maison.

– Il est certain que, pour arriver à caser tout ce qu’il rafle en fait de statues, stèles, sarcophages et autres bricoles, il a besoin de plus en plus de place. Son hôtel menace de déborder et celui qu’il possède à Londres est tout aussi bourré. Mais, dans ce grand désir de visiter l’antre du sorcier, se cache peut-être l’espoir d’apercevoir son adorable fiancée ? Quelque chose me dit que vous n’êtes pas insensible à son charme.

– On dirait que vos mèches folles ne vous empêchent pas de voir clair ? C’est vrai, elle me plaît, mais je vous en prie, n’en parlons pas : je me trouve assez ridicule comme ça !

– Il n’y a aucune raison. Étant donné la proposition qu’elle vous a faite dans le train, je gagerais que vous lui convenez assez... Seulement, là où nous en sommes, je crois que vous devriez l’oublier. Ferrais ne lâche pas facilement ce qu’il tient. Ou alors ça fait très mal !... Si vous le voyez, essayez de lui parler du saphir mais pas de la future lady. Ce serait un peu trop à la fois...