Perdu dans ses conjectures, Morosini allait peut-être se décider à suivre son énigme vivante quand une voix railleuse se fit entendre :
– Une bien jolie femme, n’est-ce pas ? Mais on ne peut pas gagner à tous les coups !
Il tressaillit et considéra sans aménité l’homme qui venait d’arriver à sa hauteur. Plutôt petit mais bâti en force, l’intrus avait la peau brune, un nez agressif et des yeux noirs enfoncés sous les sourcils qui contrastaient avec l’épaisse crinière argentée dépassant du feutre noir à bords roulés. Habillé par un bon tailleur, son costume gris anthracite parfaitement coupé faisait valoir de larges épaules et il s’appuyait sur une canne à pommeau d’ambre cerclé d’or. Mais, de trop mauvaise humeur pour s’arrêter à de tels détails, Aldo se contenta de grogner :
– Je ne crois pas vous avoir demandé votre avis...
Puis, tournant le dos au personnage, il s’éloigna à grandes enjambées rapides.
Il suivit la jeune fille, pensant que si elle n’était pas Anielka, elle bifurquerait à un moment ou à un autre, mais il n’en fut rien : comme attirée par un aimant, elle alla droit vers l’hôtel Ferrais qu’elle regagna en empruntant la grille du jardin communiquant avec le parc. Lorsqu’il l’eut vue disparaître, Aldo se retourna pour voir si l’homme à la canne suivait le même chemin, mais il ne l’aperçut nulle part.
Il examina les abords de l’hôtel comme s’il espérait trouver un moyen d’y pénétrer. Il devait être intéressant de visiter ce monument, surtout sans la permission du propriétaire ! Malheureusement, ses connaissances dans l’art de s’introduire chez les gens étaient nulles : dans son collège suisse, personne ne lui avait appris à fabriquer une fausse clef ou à manier la pince-monseigneur. Une lacune qu’il faudrait peut-être songer à combler en faisant un stage chez un serrurier. Encore qu’il se voyait mal allant demander des leçons au père Fabrizzi qui régnait depuis des années sur les serrures de son palais...
Ses idées ramenées par ce biais à Venise, il se dit qu’il pourrait peut-être donner de ses nouvelles à Mina, consulta sa montre, en déduisit qu’il avait encore le temps avant le déjeuner et se rendit d’un pas vif vers le bureau de poste du boulevard Malesherbes pour envoyer un télégramme destiné à rassurer sa maisonnée. Il aurait préféré téléphoner mais craignait une trop longue attente. Il se contenta donc de rédiger un message donnant son adresse actuelle et annonçant son intention de passer quelques jours à Paris où il comptait quelques clients importants.
Cela fait, il rentra rue Alfred-de-Vigny où Mme de Sommières lui tenait au chaud une nouvelle fraîchement véhiculée par Marie-Angéline : Ferrais donnait, ce soir, une réception pour annoncer son mariage et présenter sa fiancée, le mariage étant prévu pour le mardi 16 mai.
– Si vite, alors qu’avant-hier Ferrais n’avait jamais vu la comtesse Solmanska ?
– Il paraît que notre trafiquant d’armes est pressé. Il aurait même subi, à la surprise générale, un véritable coup de foudre.
– Cela n’a rien de bien étonnant même pour un dur-à-cuire du célibat, soupira Morosini en évoquant les cheveux d’or clair, le ravissant visage et la silhouette exquise d’Anielka. Quel homme normal ne se sentirait séduit par cette adorable créature...
Se gardant de relever la légère mélancolie révélée par le ton d’Aldo, la marquise se contenta de remarquer :
– Il semble qu’elle soit très belle. La cérémonie et la réception auront lieu au château que Ferrais possède sur la Loire.
Cette précision dans l’information confondit Morosini qui ne put s’empêcher de demander :
– Mais enfin, d’où votre « Plan-Crépin » sort-elle tout cela ? C’est à croire qu’elle possède le pouvoir ne soulever les toits, comme le démon Asmodée ?
La marquise étouffa un petit rire derrière son face-à-main.
– Eh bien, si ma vierge folle t’entendait l’assimiler à un démon, tu aurais droit à une ou deux oraisons d’exorcisme ! D’autant que, pour employer ton expression, elle sort ça de Saint-Augustin. Et même de la messe du petit matin.
– Qui la renseigne ?
– Mme Quémeneur, l’imposante cuisinière de sir Eric.
– Je croyais Mlle du Plan-Crépin trop fière de son sang bleu pour l’aventurer dans la valetaille ?
– Oh ! fit la vieille dame scandalisée, en voilà un terme ! Te viendrait-il à l’idée d’assimiler ta Cecina à la valetaille ?
– Cecina est un cas à part.
– Tout comme Mme Quémeneur qui est elle aussi un grand cordon bleu ! Quant à Marie-Angéline, tu n’imagines pas à quel point elle se démocratise lorsque sa curiosité est en jeu. Quoi qu’il en soit, te voilà renseigné. Que vas-tu faire ?
– Rien pour le moment. Ou plutôt si... réfléchir ! En fait, une première décision s’imposait : il s’arrangerait d’une façon ou d’une autre pour jeter un coup d’œil à la réception du voisin. Passer du jardin de sa tante au sien ne devait guère présenter de difficulté et, quand la fête battrait son plein, il serait facile d’observer à travers les hautes fenêtres des salons ce qui se passerait à l’intérieur. Ne sachant trop comment occuper son après-midi, il alla prendre un taxi boulevard Malesherbes et se fit conduire place Vendôme dans l’intention de passer un moment avec son ami Gilles Vauxbrun et d’essayer de glaner de lui ce qu’il pouvait savoir sur Ferrais. Si l’homme des canons était le collectionneur annoncé par Anielka – ce dont il doutait un peu, n’en ayant jamais tendu parler – le plus grand antiquaire parisien pouvait manquer d’en être informé. Mais il était écrit quelque part que, ce jour-là, Aldo jouerait de malheur : dans le magnifique magasin-musée de son ami, il ne trouva qu’un homme mince, âgé mais fort élégant et pourvu d’un léger accent anglais : Mr Bailey, l’assistant de Vauxbrun déjà rencontré plusieurs reprises. Ce gentleman le reçut avec le ce sourire qui était signe chez lui d’une joie exubérante mais lui apprit que l’antiquaire s’était du le matin même en Touraine pour une expertise : on ne l’attendait pas avant quarante-huit heures.
Pendant un moment, Aldo flâna au milieu d’un admirable et rarissime ensemble de meubles signés Henri-Charles Boulle mis en valeur par trois tapisseries flamandes en parfait état de conservation, provenant d’un palais bourguignon. Voir de belles choses était pour lui le meilleur moyen d’oublier ses soucis et de se retremper l’âme. Cependant, quand il eut achevé sa promenade à travers d’autres merveilles, il ne résista pas à l’envie d’interroger Mr. Bailey :
– J’ai entendu dire que vous aviez vendu récemment à sir Eric Ferrais l’un de vos fauteuils Louis-XIV en argent ? Cela m’a surpris, étant donné le soin jaloux avec lequel Vauxbrun veille sur ces pièces extraordinaires...
– Je ne sais qui a pu vous annoncer pareille nouvelle, prince ! M. Vauxbrun n’est pas encore résigné à s’arracher le cœur et s’il en venait là ce ne serait certainement pas au bénéfice du baron Ferrais. Celui-ci ne s’intéresse qu’aux antiques. Le dernier objet que nous lui ayons vendu est une statuette d’or empruntée voici quelques siècles à un temple d’Athéna...
– On m’aura mal renseigné ou j’aurai mal compris, fit Morosini avec philosophie. J’avoue que, personnellement, je ne le connais pas en tant que collectionneur. Peut-être parce que je n’ai jamais eu affaire à lui ? ...
À nouveau, Mr. Bailey se laissa aller à sourire.
– Étant donné votre spécialité, ce serait assez étonnant. Il ne s’intéresse pas du tout aux pierres précieuses ni aux joyaux à moins qu’il ne s’agisse d’intailles ou de camées grecs ou romains...
– Vous en êtes certain ?
Le vieux monsieur leva une main blanche et soignée ornée d’une chevalière armoriée :
– Je suis formel : jamais sir Eric ni l’un de ses mandataires n’a enchéri sur un joyau, même célèbre, dans quelque vente que ce soit. Vous devriez le savoir aussi bien que moi, ajouta-t-il d’un ton de doux reproche.
– C’est vrai, murmura Morosini d’un air de distraite contrition parfaitement jouée, mais il y a des moments où la mémoire me fait défaut. L’âge, peut-être, ajouta ce vieillard de trente-neuf ans.
En quittant la boutique comme il avait besoin de réfléchir, il choisit d’aller boire un chocolat à la terrasse du Café de la Paix.
Ce qu’il avait appris de Bailey lui donnait beaucoup à penser. Seul un collectionneur enragé pouvait accepter le marché proposé par Solmanski pour le saphir : Ferrais ne l’obtiendrait qu’en faisant dudit Solmanski son beau-père. Or les joyaux ne l’attiraient pas, c’était un célibataire impénitent, et pourtant il avait accepté. En ce cas, que pouvait représenter à ses yeux le saphir wisigoth pour qu’il lui attache une telle valeur ? ... De quelque côté qu’Aldo prît le problème, il n’arrivait pas à lui donner une solution satisfaisante...
L’idée lui vint de demander une entrevue au marchand de canons afin d’en discuter avec lui d’homme à homme mais, auparavant, il entendait jouer à son tour les Asmodée et jeter un coup d’œil dans une demeure où se traitaient de si curieuses affaires.
Aussi le soir après le dîner, quand il eut conduit tante Amélie à la cage de verre agrémentée de fleurs peintes contenant le petit ascenseur hydraulique doux et lent chargé de véhiculer la vieille dame jusqu’au seuil de sa chambre, annonça-t-il à Cyprien son intention d’aller fumer un cigare dans le jardin de la maison.
– Inutile de laisser les salons allumés ! indiqua-t-il. Conservez ce qu’il faut pour que je retrouve mon chemin jusqu’à l’escalier et allez vous coucher ! J’éteindrai lorsque je regagnerai ma chambre.
– Monsieur le prince ne craint pas de prendre froid ? La pluie qui nous est venue en fin d’après-midi a tout arrosé copieusement et des souliers vernis ne sont guère confortables par une nuit humide. Pas plus qu’un smoking d’ailleurs... Madame la marquise suggère à monsieur le prince de se changer pour quelque chose de plus... adapté à ce genre d’environnement avant d’aller y savourer un havane.
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