– Bien... Maintenant, je t’écoute, mon garçon, ajouta-t-elle quand les doubles portes se furent refermées.
Pendant la courte scène, Morosini prenait la décision de se livrer, sachant bien à qui il s’adressait : Amélie de Sommières n’était pas seulement une grande dame par la naissance, le nom et l’allure, elle en avait aussi l’âme : elle se laisserait déchirer par la torture plutôt que de livrer un secret confié... Alors il raconta tout, depuis ses découvertes dans la chambre d’Isabelle à Venise jusqu’à ses rencontres avec Anielka pour finir par la brève vision dans le hall de la gare : le grand saphir au cou de la jeune fille. Sans toutefois parler de Simon Aronov et du pectoral. Ce secret-là ne lui appartenait pas.
Mme de Sommières l’écouta sans l’interrompre autrement que par une brève exclamation de douloureuse surprise en apprenant l’assassinat de sa chère filleule. Elle suivait son récit avec passion et, lorsque celui-ci prit fin, elle murmura :
– Je crois que j’ai compris, mais peux-tu me dire ce qui t’importe le plus : le saphir ou la fille ?
– Le saphir, soyez-en sûre ! Je veux savoir comment elle l’a eu. Elle prétend qu’il lui vient de sa mère ! C’est impossible, elle ment.
– Pas forcément. Elle ne fait que croire, sans doute, ce que lui a dit son père. Il ne faut pas juger trop vite ! Mais dis-moi, ce client qui t’a envoyé à Varsovie et souhaitait acquérir le joyau des Montlaure, pourquoi ne s’est-il pas dérangé au lieu de te faire courir au bout de l’Europe ? Il me semble que c’eût été la moindre des choses ?
Décidément rien ne lui échappait ! Aldo lui offrit son sourire le plus séducteur.
– Un homme âgé et infirme. Il semble que, dans la nuit des temps, le saphir ait appartenu aux siens. Il espérait que je le lui apporterais afin qu’il puisse le voir...
– ... avant de mourir ? Ça ne te paraît pas un peu bizarre cette histoire ? Je t’ai connu moins naïf. Il sent le piège à cents pas, ton roman. Et le tout moyennant une nouvelle galopade à travers la Mitteleuropa ? Il t’offrait sans doute une fortune mais j’espère que tu ne te serais pas laissé faire ?
– Certainement pas ! fit Morosini d’un ton détaché qui ne laissait guère place à d’autres questions.
Il fut sauvé par une toux légère qui résonna au fond des salons. Tout de suite la marquise hérissa ses plumes :
– Qu’est-ce que c’est ? N’ai-je pas dit que je ne voulais pas être dérangée ?
– Je présente mes excuses à madame la marquise, fit Cyprien d’une voix contrite, mais il se fait tard et je voudrais bien annoncer à madame la marquise que madame la marquise est servie. Eulalie a fait un soufflé aux pointes d’asperges et...
– ... et nous aurons un drame domestique si nous n’allons pas le manger au galop. Ton bras, Aldo !
Ils gagnèrent la salle à manger qui se trouvait à l’autre extrémité des salons : une cathédrale gothique où de lourds rideaux de panne rousse brodés d’or cachaient les portes et où tout un monde de tapisseries avec souliers à poulaines, chimères et lions volants absorbaient ce qui restait des murs. La mine pincée, Marie-Angéline attendait debout derrière une chaise sculptée dont le dossier arrivait à la hauteur de son nez pointu. En prenant sa place, Mme de Sommières lui lança un coup d’œil ironique :
– Ne faites pas cette tête-là, Plan-Crépin ! Nous allons avoir besoin de vous.
– De moi ?
– Eh oui ! N’êtes-vous pas celle à qui rien n’échappe... à commencer par les nouvelles du quartier ? Dites-nous un peu ce qui se passe chez le voisin d’à côté !
Sous sa toison frisée qui lui donnait l’air d’un mouton un peu jaune, Mlle du Plan-Crépin devint rouge brique. Elle marmonna des choses indistinctes tout en égratignant de la cuillère le soufflé que l’on venait de lui servir, y goûta, en reprit et toussa pour s’éclaircir la gorge :
– Aurions-nous enfin décidé de nous intéresser à ce cher baron Ferrais ? dit-elle, employant comme elle en avait la manie la première personne du pluriel pour s’adresser à la marquise, que cela agaçait prodigieusement, mais elle avait fini par abandonner le combat en face d’un adversaire plus coriace qu’il n’y paraissait. Elle s’y faisait, d’ailleurs, ayant constaté que cette forme d’interrogation lui permettait d’employer le pluriel de majesté.
– Non, mais nous savons qu’il a reçu des visiteurs venus de loin et nous aimerions apprendre ce qu’il a l’intention d’en faire.
– S’il s’agit de Polonais, il a l’intention d’épouser, fit Marie-Angéline aussi naturellement que si elle avait été dans l’intimité du marchand de canons. On le dit, mais le monde entier sait que le baron a fait vœu de célibat, ou peu s’en faut...
– Alors tâchez de savoir la suite des événements ! Il s’agit bien des Polonais attendus... Et à Saint-Augustin ? Rien de nouveau ? Le jeune vicaire est toujours assiégé par ses ouailles ?
Lancée sur son terrain favori, celui des potins, cancans et autres médisances dont elle régalait la marquise, Plan-Crépin se révéla vite intarissable. Ce qui permit à Morosini de s’abstraire de la conversation pour se consacrer au soufflé, qui était admirable, et au montrachet de grand cru qui l’accompagnait. Il pensait aussi que, dès le lendemain, il se mettrait à la recherche de Vidal-Pellicorne. Grâce à l’heureux, hasard qui semblait prendre à tâche de le favoriser depuis quelque temps, l’homme que lui avait recommandé le Boiteux n’habitait pas bien loin.
Rue Jouffroy, très exactement. Un court trajet depuis la rue Alfred-de-Vigny. Pas désagréable à parcourir dans la fraîcheur ensoleillée d’un matin de printemps. Le mystérieux personnage logeait au premier étage sur entresol d’un imposant immeuble fin de siècle mais, au bout du tapis rouge de l’escalier et derrière la porte vernie aux cuivres étincelants, Morosini ne trouva que la figure compassée d’un valet de chambre en gilet rayé dont il apprit que « monsieur était à Chantilly pour voir ses chevaux et ne rentrerait pas avant le lendemain ». Impressionné par l’élégance du visiteur et plus encore par son état civil, l’homme s’empressa de se mettre à sa disposition. Souhaitait-il que monsieur lui téléphone dès son retour ?
– Étant donné qu’il ne me connaît pas, ce serait un peu cavalier, répondit Morosini. Malheureusement, là où je suis il n’y a pas de téléphone.
Ce qui était presque la vérité, Mme de Sommières détestant un ustensile qu’elle jugeait indiscret, peu convenable et agaçant.
– Je ne supporte pas d’être « sonnée » comme une servante, disait-elle. Jamais cet outil n’entrera chez moi !
En fait, il avait été installé pour les besoins de la maison, mais dans la loge du concierge.
Quittant la rue Jouffroy, Morosini prit le chemin du retour. Cependant, arrivé devant la grille de la Rotonde qui ouvrait le parc Monceau sur le boulevard de Courcelles, il se laissa tenter par une promenade sous les ombrages du jardin qu’animaient jadis de leur grâce les belles amies des ducs d’Orléans. À travers le feuillage des marronniers en fleur, des flèches de soleil frappaient les pelouses et les allées peuplées de nurses en uniforme bleu et blanc poussant des landaus de luxe remplis de bébés joufflus ou surveillant des bambins bien habillés galopant derrière des cerceaux.
Préférant un site plus romantique, Aldo alla vers la Naumachie dont la colonnade en demi-cercle délimitait une allée plantée de peupliers. Là, les rayons dorés jouaient à plaisir avec l’eau miroitante du petit lac dont le promeneur s’apprêtait à faire le tour quand apparut une claire silhouette qu’il identifia d’un seul regard : vêtue d’un tailleur gris clair, animé d’un joyeux foulard de soie à pois verts, Anielka venait droit vers lui. Sans d’ailleurs s’en rendre compte le moins du monde : tout en marchant, elle observait les ébats d’une famille de canards.
Saisi d’une soudaine allégresse, Aldo s’arrangea pour barrer le chemin de la jeune fille. Puis, constatant qu’elle paraissait d’humeur mélancolique et mettant de côté ses soupçons, il la salua comme l’eût fait l’Arlequin de la commedia dell’arte, et ne résista pas au plaisir de parodier Molière :
– Mais la place m’est heureuse à vous y rencontrer, comtesse ! Ce jardin serait-il vraiment celui des enchantements ?
Anielka ne sourit même pas. Ses grands yeux dorés considérèrent avec une sorte d’inquiétude l’homme à l’allure nonchalante qui lui faisait face, sans paraître le moins du monde sensible à l’éclat insolent de ses prunelles bleues et de ses dents blanches :
– Je vous demande pardon, monsieur, mais est-ce que nous nous connaissons ?
Elle semblait si surprise que l’inexplicable joie de Morosini tomba d’un seul coup.
– Pas intimement, fit-il avec une grande douceur, mais j’espérais que vous vous souviendriez de moi ? ...
– Le devrais-je ?
– Avez-vous oublié les jardins de Wilanow et votre voyage dans le Nord-Express ? Avez-vous oublié... Ladislas ?
– Veuillez m’excuser mais je ne connais personne de ce nom. Vous faites erreur, monsieur !
De sa main gantée de suède clair, elle eut un geste pour l’écarter de son chemin qu’elle accompagna d’un petit sourire triste.
Insister eût été de la dernière grossièreté, aussi Morosini se résigna-t-il à lui livrer passage. Figé sur place, un sourcil relevé par l’étonnement, il la regarda s’éloigner de son allure lente et gracieuse, admirant la finesse de sa ligne et de ses longues jambes que le mouvement révélait sous la jupe étroite du tailleur.
Ce qui venait d’arriver était tellement surprenant qu’il en vint à se demander s’il n’était pas victime d’une ressemblance, mais à ce point-là et à quelques centaines de mètres de la maison où habitait Anielka, c’était impensable... D’ailleurs l’étrange fille se dirigeait droit vers l’endroit du parc où se trouvait la maison de Ferrais. Et puis il y avait ce frais parfum de lilas dont il conservait le souvenir...
"Etoile bleu" отзывы
Отзывы читателей о книге "Etoile bleu". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Etoile bleu" друзьям в соцсетях.