L’hôtel datant du Second Empire, les salons appartenaient à la même époque, leur propriétaire actuelle n’ayant jamais jugé utile d’y changer quoi que ce soit. Ils ressemblaient à la fois à ceux de la princesse Mathilde et du ministère des Finances. C’était le triomphe du style « tapissier » : un amoncellement de peluches, de velours, de franges, de passementeries – glands, galons, tresses et torsades – sur un archipel de fauteuils capitonnés, de causeuses, de divans ronds permettant l’épanouissement harmonieux des crinolines, ponctué de tables d’ébène incrusté sous d’énormes lustres à pendeloques de cristal. Il y avait aussi des potiches plus ou moins chinoises d’où jaillissaient des aspidistras géants, montant à l’assaut des plafonds surdorés et cachant parfois les murs tout aussi dorés, chargés de plates allégories dues au pinceau laborieux d’émules de Vasari.
Morosini détestait cet ensemble pompeux. Mme de Sommières aussi et si, à la mort de son époux, elle avait choisi de déserter l’hôtel familial du faubourg Saint-Germain, laissé à la seule disposition de son fils, pour s’installer dans celui-ci qu’elle tenait d’héritage, c’était à cause du parc Monceau dont la verdure foisonnante s’étendait sous les fenêtres de derrière, au-delà du petit jardin privé... et aussi pour le plaisir pervers de contrarier sa belle-fille et d’embêter la famille en général.
En effet, la donatrice de ce petit palais néogothique, épousée sur le tard par un de ses oncles fort lancé dans la fête parisienne, avait été l’une de ces « lionnes » dont les aristocrates français, belges ou anglais, sans compter les grands-ducs russes, fréquentaient avec assiduité les alcôves parfumées. Belle à damner tout un monastère de trappistes, Anna Deschamps en avait ruiné quelques-uns et, avant de devenir Mme Gaston de Faucherolles, s’était constitué une assez jolie fortune qui lui avait permis de dorloter les vieux jours d’un mari décavé et honni par les siens.
Naturellement, le couple n’eut pas d’enfants, mais ayant rencontré un jour, par un pur hasard, la petite Amélie, l’ancienne courtisane s’était entichée d’elle et, lorsqu’elle en vint à faire son testament, elle l’institua sa légataire universelle. Si elle avait été mineure, les Faucherolles eussent sans doute refusé avec hauteur la donation suspecte -bien que personne ne puisse en jurer ! – mais Amélie était déjà mariée et son époux considérait la chose d’un œil amusé et beaucoup plus bénin. Sur son conseil, le testament fut accepté, l’argent partagé entre des œuvres charitables et des messes pour le repos de l’âme de la défunte pécheresse, et Mme de Sommières garda la maison. Ce dont elle ne cessa de se féliciter.
Tandis que les parquets recouverts de tapis craquaient sous ses pas, Morosini entendit une voix furieuse issue de la cage de verre agrémentée de peintures japonaises – roseaux, cueillette du thé, femmes en kimono – qui fermait la noble enfilade. Une voix qui, en contrepoint, faisait résonner le sol de vigoureux coups de canne :
– Qu’est-ce que ce vacarme ? Est-on encore en train de se chamailler ? Je veux savoir ce qu’il en est ! Et tout de suite ! Plan-Crépin, Cyprien ! Venez ici !
– Laissez-les donc vider leur querelle en paix, tante Amélie ! Je crains qu’ils n’en aient encore pour un moment, fit Aldo en débouchant dans la lumière laiteuse dispensée par les deux grands lampadaires à globes dépolis qui éclairaient le jardin d’hiver.
– Aldo !... Toi ici ? Mais d’où sors-tu ?
– Du Nord-Express, tante Amélie, et je viens vous demander l’hospitalité... si toutefois cela ne vous dérange pas ?
– Me déranger ? Alors que je meurs d’ennui dans ce trou ? Tu veux rire !
Le trou en question était un agréable fouillis de roseaux, de lauriers-roses, de rhododendrons et d’autres plantes au nom compliqué, sans oublier les yuccas aux feuilles acérées comme des poignards, quelques palmiers nains et les inévitables aspidistras. Tout cela composait un fond vert et fleuri sur lequel la marquise se détachait à la manière d’un personnage de tapisserie médiévale. C’était une belle vieille femme de haute taille qui ressemblait à Sarah Bernhardt. La masse de ses cheveux bicolores – roux et blancs ! – ombrageait d’une sorte de coussin mousseux des yeux vert feuille que l’âge ne semblait pas disposé à pâlir. Elle s’habillait d’habitude de robes princesses, suivant la mode lancée par la reine d’Angleterre Alexandra que Mme de Sommières s’était toujours appliquée à prendre pour modèle. Cette fois, son long cou serré dans une guimpe de tulle baleiné sortait d’un amas de taffetas noir, destiné à dissimuler le large pansement appliqué autour de son torse. Pour en atténuer la tristesse, elle portait par-dessus de grands sautoirs d’or entrecoupés de perles, de turquoises ou d’émaux translucides avec lesquels ses belles mains jouaient volontiers. Pour compléter le décor, il y avait, posé sur une petite table, un rafraîchissoir contenant une bouteille de Champagne et deux ou trois coupes de cristal taillé : la marquise avait l’habitude d’en boire en fin de journée et qui se présentait était toujours invité à partager ce plaisir.
Aldo l’embrassa puis prit un peu de recul pour mieux l’admirer et se mit à rire.
– J’ai appris que vous avez eu un accident mais du diable si l’on s’en douterait ! Vous avez l’air d’une impératrice !
Elle rosit un peu, contente d’un compliment qu’elle savait sincère, et agita nerveusement le face-à-main d’or pendu au milieu de ses sautoirs.
– Ce n’est pas un poste enviable : celle que j’ai connues ont mal tourné, mais cesse de cultiver le madrigal, sers-nous un verre, viens t’asseoir près de moi et dis un peu quel vent t’amène ! Tu es un homme très occupé, et je refuse de croire que tu aies eu tout à coup envie de venir t’ennuyer plusieurs jours dans ce mausolée...
– Ne vous ai-je pas dit...
– Taratata ! Je ne suis pas encore gâteuse et, même si elle m’enchante, je trouve ton arrivée bien subite. D’autant que tu ne pouvais pas savoir que tu me trouverais ici, la date fatidique du 15 avril étant dépassée. Alors, la vérité !
Après avoir rempli deux coupes, Aldo lui en tendit une puis, de sa main libre, tira une petite chaise dorée près du fauteuil de cette étonnante vieille femme.
– Vous avez raison en pensant que je ne pensais pas venir. Cependant, lorsque mon taxi s’est arrêté juste devant votre porte, j’ai songé à demander asile à votre portier. C’est à ce moment que votre Marie-Angéline est arrivée...
– ... Mais qu’est-ce que ton taxi faisait devant ma porte ?
– Il suivait depuis la gare de Nord une Rolls noire qui est entrée dans la maison d’à côté. Me feriez-vous la grâce de me dire à qui ce monument appartient ?
– L’autre étant vide, je suppose qu’il s’agit de celle de droite. Tu sais que je ne me suis jamais beaucoup préoccupée de mes voisins, surtout dans ce quartier de manieurs d’argent qui se prennent pour des aristocrates, mais celui-là, je le connais... un peu : c’est sir Eric Ferrais.
– Le marchand de canons ? Vous avez ça au parc Monceau ?
– Ça ? Te voilà bien dédaigneux, persifla la marquise. Un personnage richissime, anobli par le roi d’Angleterre pour « services rendus pendant la guerre » et décoré de la Légion d’honneur ? Cela dit, je ne peux pas te donner tout à fait fort : l’homme est d’origine incertaine et on ne sait trop comment il a bâti sa fortune. Cependant, comme je ne l’ai jamais vu, je ne peux pas te dire à quoi il ressemble. N’empêche que nous sommes lui et moi à couteaux tirés.
– Pour quelle raison ?
– Oh, toute simple ! Il a une maison énorme et il veut la mienne pour l’agrandir encore : des collections à installer ou Dieu sait quoi ! En tout cas, s’il veut faire concurrence au musée du Louvre, il ne faut pas qu’il compte sur moi. Seulement, il n’a pas l’air de comprendre et ne cesse de me dépêcher hommes d’affaires et lettres pressantes. Mes gens ont ordre de refuser le tout et quant à Ferrais lui-même, je n’ai pas voulu le recevoir quand il s’est présenté...
– En auriez-vous peur ?
– Peut-être !... On dit que ce baron de hasard est laid mais qu’il possède un certain charme et surtout une voix grâce à laquelle il réussirait à vendre des mitrailleuses à des bonnes sœurs. Mais laissons-le là et dis-moi ce qu’il y avait dans sa voiture et pourquoi tu l’as suivie jusqu’ici.
– C’est une longue histoire, murmura Aldo d’un ton hésitant, nuance que sa compagne saisit aussitôt.
– Nous avons tout le temps avant le dîner. On sert tard, chez moi, pour raccourcir les nuits. Cependant, si tu vois une raison quelconque de ne
me faire partager tes secrets... — Non pas ! protesta-t-il. Je voudrais être certain qu’ils ne seront que pour vos oreilles. Il s’agit de choses graves... remontant à la mort de ma mère.
Instantanément, toute trace d’ironie disparut du beau visage, remplacée par une attente pleine de compréhensive affection.
– Nous sommes ici au bout de la maison et je peux t’assurer que personne n’est caché dans mes plantes vertes, mais on peut prendre quelques précautions supplémentaires...
Pêchant dans les plis étalés de sa robe une cloche rapportée jadis du Tibet, elle en tira un carillon qui fit accourir en même temps Cyprien et Marie-Angéline qui devaient être toujours occupés à en découdre. Mme de Sommières fronça le sourcil :
– Depuis quand répondez-vous à la cloche, Plan-Crépin ? Allez donc prier ou vous tirer les cartes, mais je ne veux pas vous voir avant le dîner. Quant à toi, Cyprien, tu veilleras à ce que personne ne nous dérange. Je sonnerai quand j’en aurai fini. A-t-on préparé une chambre ?
– Oui, madame la marquise, et Eulalie est en train de mettre les petits plats dans les grands en l’honneur de Son Excellence.
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