— Si vous m’aimiez, quelle importance !

Ineffable inconscience de la jeunesse ! Aldo se sentit tout à coup beaucoup plus vieux.

– Ai-je dit que je vous aimais ? fit-il avec une grande douceur. Si je vous disais ce que vous m’inspirez vous seriez sans doute... très choquée ! Mais redescendons sur terre si vous le voulez bien et tâchons d’examiner la situation avec plus de réalisme...

– Vous ne voulez pas descendre à Berlin avec moi ?

– Ce serait la plus redoutable folie que nous puissions commettre. L’Allemagne actuelle est le. pays le moins romantique de l’univers...

– Alors je descendrai sans vous ! fit-elle, butée.

– Ne dites donc pas de sottises ! Pour l’instant, la seule chose intelligente à faire est de rentrer dans votre compartiment et d’y prendre quelques bonnes heures de repos. Moi, j’ai besoin de réfléchir. Il se peut qu’à Paris je puisse vous aider, alors qu’en Allemagne je ne pourrais même pas m’aider moi-même.

– C’est bien ! Je sais ce qu’il me reste à faire... Elle s’était levée, rejetait la pelisse avec colère et s’élançait vers la porte. Il l’attrapa au vol, la maîtrisa une fois de plus en la serrant contre lui :

– Cessez de vous conduire comme une enfant et sachez ceci : c’est facile de vous aimer... trop facile peut-être et plus je vous connais moins je supporte l’idée de votre mariage...

– Si je pouvais vous croire ? ...

– Croirez-vous ceci ?

Il l’embrassa avec une ardeur, une avidité qui le surprirent. L’impression de boire à une source fraîche après une course sous le soleil, de plonger son visage dans un bouquet de fleurs... Après une brève résistance, Anielka s’abandonna avec un petit soupir heureux, laissant son jeune corps épouser celui de son compagnon. Ce fut ce qui la sauva d’être jetée sur la couchette et traitée comme n’importe quelle fille dans une ville prise d’assaut. Une sorte d’alarme se déclencha dans le cerveau d’Aldo : il l’arracha de lui.

– C’est bien ce que je disais, fit-il avec un sourire qui acheva de désarmer la jeune fille. C’est la chose la plus naturelle du monde que vous aimer ! À présent, allez dormir et promettez que nous nous reverrons demain !... Allons ! Promettez !

– Je vous le jure !...

Ce fut elle, cette fois, qui effleura de ses lèvres celles d’Aldo dont la main faisait alors jouer le verrou avant d’ouvrir la porte. Et ce fut au moment où elle la franchissait qu’elle se trouva nez à nez avec son père. Poussant alors un faible cri, elle voulut refermer le battant mais déjà Solmanski était entré.

On aurait pu s’attendre à une explosion de fureur : il n’en fut rien. Solmanski se contenta de toiser sa fille qui tremblait à présent comme une feuille au vent et d’ordonner :

– Rentre chez toi et n’en bouge plus ! Wanda t’attend et elle a ordre de ne plus te quitter de jour ni de nuit !

– C’est impossible, balbutia la jeune fille. Il n’y a qu’une couchette et...

– Elle couchera par terre. Pour une nuit elle n’en mourra pas et ainsi je suis certain que ta porte ne l’ouvrira plus ! Va maintenant !

Tête basse, Anielka sortit du compartiment, laissant son père en face d’un Morosini plus désinvolte qu’on aurait pu l’attendre en pareilles circonstances : il était en train d’allumer une cigarette et prit d’ailleurs l’initiative d’ouvrir le feu :

– Bien que les faits apparents ne plaident guère en ma faveur, je peux vous assurer que vous vous méprenez sur ce qui vient de se passer ici. Cependant, je suis à votre disposition, conclut-il froidement.

Un sourire goguenard détendit un peu le visage granitique du Polonais :

– En d’autres termes, vous êtes prêt à vous battre pour une faute que vous n’avez pas commise ?

– Exactement !

– Ce ne sera pas nécessaire et je ne vais pas davantage vous intimer l’ordre d’épouser ma fille. Je sais ce qui s’est passé.

– Comment est-ce possible ?

– Le conducteur. Tout à l’heure, j’ai voulu dire un mot à Anielka. Je me suis rendu chez elle et, ayant trouvé sa cabine vide, j’ai interrogé cet employé. Il m’a appris que vous aviez été amené à empêcher ma fille de commettre un acte irréparable et, ensuite, aviez tenté de la réconforter. Ce sont donc des remerciements que je vous dois. Je vous les adresse, ajouta-t-il du ton dont il eût annoncé qu’il allait envoyer ses témoins. Cependant, j’ai besoin de savoir comment Anielka justifie son geste à vos yeux.

– Ses gestes ! rectifia Morosini. C’est la seconde fois que j’empêche la jeune comtesse de se détruire : visitant avant-hier le château de Wilanow, j’ai eu la chance de la retenir au moment où elle allait plonger dans la Vistule. Je crois que vous devriez lui porter plus d’attention : vous la conduisez à un mariage qui la désespère.

– Cela ne durera pas. L’homme que je lui destine a tout ce qu’il faut pour être le meilleur des époux et il est loin d’être répugnant ! Plus tard, elle admettra que j’avais raison. Pour l’instant, elle s’est entichée d’une espèce d’étudiant nihiliste dont elle ne peut attendre que des déboires et peut-être le malheur... Vous savez ce qu’il en est de ces amours adolescentes ?

– Sans doute, mais elles peuvent devenir dramatiques.

– Soyez sûr que je veillerai à ce qu’aucun... drame ne se reproduise. Merci encore !...Ah ! puis-je vous demander de ne pas ébruiter l’incident de ce soir ? Demain, ma fille sera servie chez elle, ce qui vous évitera des rencontres embarrassantes...

– Il est bien inutile de me demander le silence, dît Morosini avec raideur. Je ne suis pas de ceux qui clabaudent. De votre côté, si vous n’avez plus rien à me dire, nous pourrions en rester là.

– C’est exactement ce que je souhaite. Bonne nuit, prince !

– Bonne nuit !

Quand le Nord-Express entra en gare de Berlin-Friedrichstrasse, la gare centrale où il devait s’arrêter une demi-heure, Morosini passa un pantalon, se chaussa, endossa sa pelisse et descendit sur le quai. Derrière ses rideaux tirés, le train était silencieux. La nuit, à cette heure la plus noire, était froide, humide, aussi peu propice que possible à la promenade, pourtant, incapable de chasser de son esprit une sourde inquiétude, Morosini arpenta le quai avec conscience, épiant les mouvements ou plutôt l’absence de mouvements des différents compartiments jusqu’à ce que le conducteur vînt lui dire que l’on allait repartir. Et ce fut avec une vive satisfaction qu’il retrouva la douce chaleur de son logis roulant et le confort de sa couchette dans laquelle il se glissa en poussant un soupir de soulagement.

Anielka devait dormir à poings fermés et il se hâta d’en faire autant.

En dépit des distractions offertes par les passages en douane, la traversée de l’Allemagne par Hanovre, Düsseldorf et Aix-la-Chapelle puis de la Belgique par Liège et Namur et enfin du nord de la France par Jeumont, Saint-Quentin et Compiègne sous un ciel uniformément gris et pleurard lui parut d’une grande monotonie. Il n’y avait que très peu de monde au wagon-restaurant quand il prit son petit déjeuner et, comme au repas de midi il choisit le second service pour avoir la faculté de s’attarder un peu, il ne rencontra pas les Solmanski. Il aperçut le jeune Sigismond en train de se disputer dans le couloir avec un voyageur belge. Le beau jeune homme semblait d’une humeur exécrable : s’il avait joué, cette nuit, il avait dû perdre. Quant à Anielka, elle demeura invisible ainsi que son père l’avait annoncé. Aldo le regretta : c’était une vraie joie de contempler son ravissant visage...

Aussi se hâta-t-il de descendre quand le train acheva sa longue course en gare du Nord à Paris. Il alla se poster à l’entrée du quai puis, à l’abri d’un des énormes piliers de fer, il attendit que le flot de voyageurs s’écoule. Ignorant où devaient descendre les Solmanski, il espérait pouvoir les suivre. Autre chose l’intriguait aussi, le nom du futur époux. Anielka avait dit : l’un des hommes les plus riches d’Europe. Il ne s’agissait pas d’un Rothschild. En bonne Polonaise, la jeune fille devait être catholique ?

Ces pensées charmèrent la longueur de l’attente. Ceux qu’il guettait ne se pressaient pas de paraître. Et soudain, il les vit venir, suivis de Bogdan et d’une femme de chambre, entourés d’un grand concours de porteurs, et aussi de curieux attirés par une élégance véritablement insolite en dehors des voyages officiels. Les hommes étaient en jaquette et chapeau haut de forme. Quant à la jeune fille, coiffée d’un charmant tricorne en velours enveloppé d’une voilette, elle était une symphonie de velours et de renard bleu. Elle était si belle qu’il ne put se retenir d’avancer un peu pour mieux l’admirer.

Et soudain, il reçut un véritable choc : dans l’ouverture du grand col de fourrure, tout contre le cou délicat, un joyau fastueux brillait de tous ses feux d’un bleu profond, un pendentif qu’il reconnaissait trop bien : le saphir wisigoth, celui dont il avait, dans sa poche, la copie fidèle...

Ce fut si brutal qu’il dut s’appuyer un instant à son pilier et se secouer pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Et puis la surprise fit place à la colère et il oublia qu’il était sur le point d’aimer cette femme qui osait se parer d’une pierre volée au prix d’un meurtre, d’un « bijou rouge », selon le langage des receleurs qui refusent le plus souvent de toucher un objet pour lequel on a tué. Et elle avait eu l’audace incroyable d’affirmer que le saphir venait de sa mère, alors qu’elle ne pouvait ignorer ce qui se trouvait ou non dans les biens familiaux...

Sa courte défaillance sauva Morosini d’un geste irréfléchi. N’eût-il écouté que son indignation et sa fureur qu’il se fût précipité sur la jeune fille pour lui arracher le pendentif et lui cracher son mépris, mais la sagesse lui revint à temps. Ce qu’il fallait, à présent, c’était savoir où se rendaient ces gens et ensuite les surveiller de près. Saisissant les valises qu’il n’avait confiées à aucun bagagiste, il s’élança à la suite du trio.