Ladislas, lui, n’a pas la moindre envie de se supprimer. Il a sa « cause »...
– Et c’est quoi cette cause ? Le nihilisme, le bolchevisme ? ...
– Quelque chose comme ça ! Je n’y connais rien, moi. Je sais qu’il déteste les gens nobles ou riches, qu’il veut l’égalité pour tous...
– Et que ce genre d’existence ne vous tentait pas ? C’est pourquoi vous avez refusé de le suivre ? ...
Les grands yeux dorés considérèrent Morosini avec une admiration craintive.
– Comment pouvez-vous le savoir ? Nous parlions polonais à Wilanow...
– Sans doute, mais votre pantomime était fort expressive et je ne peux pas vous donner tort : vous n’êtes pas faite pour une vie de taupe assoiffée de sang.
– Vous n’y comprenez rien ! s’écria-t-elle, son ancienne agressivité retrouvée. Le rejoindre dans sa pauvreté ne me faisait pas peur. Quand on s’aime, on doit pouvoir être heureux dans une mansarde. Si je n’ai pas accepté, c’est parce que je me suis rendu compte qu’en allant habiter avec lui je le mettrais en danger... S’il vous plaît, donnez-moi encore un peu de cognac : j’ai... j’ai très froid !
Aldo se hâta de la servir puis, ôtant sa pelisse du portemanteau, il la lui posa sur les épaules.
– Ça va mieux ? demanda-t-il.
Elle le remercia d’un sourire un peu tremblant,
qui acheva de le faire fondre tant il était frais, fragile, timide, délicieux...
– Beaucoup mieux, merci ! Vous avez une certaine tendance à vous mêler de ce qui ne vous regarde pas mais vous êtes tout de même très gentil.
– C’est agréable à entendre. J’ajoute que je ne regrette pas d’être intervenu par deux fois dans votre vie et que je suis prêt à recommencer. Mais revenons à votre ami : pourquoi dites-vous qu’en allant vivre avec lui vous lui feriez courir un danger ?
Fidèle à ce qui semblait une habitude, elle répondit par une question :
– Que pensez-vous de mon père ?
– Vous m’embarrassez. Que puis-je penser d’un homme que je viens de rencontrer pour la première fois ? Il a grand air, des manières et une courtoisie parfaites. Il est intelligent, cultivé... très au fait des événements extérieurs. Pas très commode peut-être ? ajouta-t-il en évoquant la figure granitique et les yeux pâles du comte sous le reflet du monocle et son maintien empreint de morgue qui l’apparentaient davantage à un officier prussien qu’à ces nobles polonais dont l’élégance naturelle se teintait souvent de romantisme.
– Le terme est faible. C’est un homme redoutable contre lequel il vaut mieux ne pas entrer en lutte. Si j’avais suivi Ladislas, il nous aurait retrouvés et... Je n’aurais jamais revu celui que j’aime. En cette vie tout au moins...
– Vous voulez dire qu’il l’aurait tué ?
– Sans hésiter... et moi aussi s’il avait acquis la certitude que je n’étais plus vierge... !
– Il vous aurait... votre propre père ? s’exclama Aldo abasourdi. Est-ce qu’il ne vous aime pas ?
– Si. À sa manière. Il est fier de moi parce que je suis très belle et qu’il voit en moi la meilleure manière de rétablir une fortune qui n’est plus ce qu’elle était. Que croyez-vous que nous allons faire à Paris ?
– En dehors de visiter l’exposition japonaise, je n’en ai pas la moindre idée.
– Me marier. Je ne reviendrai plus en Pologne... du moins en tant d’Anielka Solmanska. Je dois épouser l’un des hommes les plus riches d’Europe. Vous comprenez à présent pourquoi j’ai voulu mourir... je veux toujours mourir ?
– Nous voilà revenus à notre point de départ ! soupira Morosini. Tenez-vous à être déraisonnable ? Vous avez la vie devant vous et elle peut être aussi belle que vous. Peut-être pas maintenant mais plus tard !
– De toute façon pas dans les circonstances actuelles.
– Vous en êtes persuadée parce que votre esprit et votre cœur ne sont emplis que de ce Ladislas, mais cet homme à qui l’on vous marie, êtes-vous bien sûre de ne jamais arriver à l’aimer ?
– C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre : je ne le connais pas.
– Mais lui vous connaît sans doute d’une façon ou d’une autre et il doit souhaiter vous rendre heureuse ?
– Je ne crois pas qu’il m’ait vue autrement qu’en photographie. Je l’intéresse parce que je lui apporte en dot un bijou de famille qu’il souhaite acquérir depuis longtemps. Il paraît néanmoins que je lui plais...
– Qu’est-ce que cette histoire ? souffla Morosini abasourdi. On vous épouse à cause de votre dot ?
us ne me ferez pas croire que l’on ait osé faire de vous une sorte de... prime à l’acheteur ? Ce serait monstrueux.
Soudain très calme, elle planta son regard lumineux dans celui de son compagnon tout en achevant son verre. Elle eut même un petit sourire dédaigneux.
– Et pourtant c’est ainsi. Ce... financier offrait un grand prix pour le joyau ; mon père lui a fait savoir que, venant de ma mère, il ne lui appartenait pas et qu’aux termes des dernières volontés de celle-ci je ne devais en aucun cas m’en séparer. La réponse est venue d’elle-même : il a dit « j’épouse » et il va m’épouser. Que voulez-vous, c’est sans doute un collectionneur impénitent. Vous ne savez pas ce que c’est, vous, que cette maladie... car c’en est une !
– Que je peux comprendre puisque j’en suis atteint moi aussi... mais pas à ce point-là. Et votre père a accepté ?
– Bien sûr ! Il guigne la fortune de l’autre et le contrat de mariage m’en assurera une belle partie... sans compter l’héritage : il est nettement plus vieux que moi. Il doit avoir... au moins votre âge ! Peut-être un peu plus : je crois qu’il a cinquante ans...
– Laissez donc mon âge tranquille ! bougonna Aldo plus amusé que vexé. Il est évident qu’aux yeux de cette gamine ses tempes légèrement argentées devaient lui donner des airs de patriarche. À présent, que comptez-vous faire ? Essayer l’eau de la Seine quand vous seriez arrivée à Paris ? Ou vous jeter sous les roues du métropolitain ?
– Quelle horreur !
– Vous trouvez ? Que croyez-vous qui se serait passé si vous aviez réussi à ouvrir la portière tout à l’heure ? Le résultat aurait été exactement le même : vous pouviez glisser sous les roues... ou demeurer infirme ! Le suicide est un art, ma chère, si l’on tient à laisser derrière soi une image supportable...
– Taisez-vous !...
Elle était devenue si pâle qu’il se demanda s’il ne devait pas appeler le conducteur pour lui commander une nouvelle ration d’alcool, mais elle ne lui laissa pas le temps d’en décider :
– Voulez-vous m’aider ? demanda-t-elle soudain. Par deux fois, vous vous êtes mis entre mes projets et moi, d’où je conclus que vous me portez un peu d’intérêt ? Dans ce cas, vous devez souhaiter venir à mon secours ?
– Je souhaite vous aider, bien sûr. Si toutefois c’est en mon pouvoir...
– Une réticence, déjà ?
– Ce n’est pas cela : si vous avez une suggestion, exposez-la et nous en discuterons.
– À quelle heure le train arrive-t-il à Berlin ?
– Vers quatre heures du matin, je crois. Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Parce que ce sera ma seule chance. À cette heure-là, tout le monde dormira dans ce sleeping...
– Sauf le conducteur, les voyageurs qui descendront et ceux qui monteront, fit Morosini que la tournure de la conversation commençait à inquiéter. Qu’est-ce que vous avez en tête ?
– Une idée simple et facile : vous m’aidez à quitter ce train et nous disparaissons ensemble dans la nuit...
– Vous voulez que...
– Que nous partions ensemble, vous et moi. Ce serait une folie je le sais, mais est-ce que je ne vaux pas une folie ? Vous pourrez même m’épouser si vous le voulez.
Il eut un éblouissement, tandis que son imagination lui offrait toute une galerie de tableaux charmants : elle et lui fuyant au fond d’une voiture jusqu’à Prague pour y rejoindre un train qui les mènerait à Vienne puis à Venise où elle deviendrait sienne... Quelle adorable princesse Morosini elle serait ! Le vieux palais serait tout illuminé de sa blondeur... Seulement cet avenir romanesque relevait du rêve plus que de la réalité et il vient toujours un moment où le rêve prend fin et où l’on retombe d’autant plus douloureusement que l’on est monté plus haut. Anielka était sans doute la tentation la plus séduisante qui lui soit advenue depuis longtemps. Son image lui avait permis de lutter à armes égales avec Dianora, mais une autre image effaça subitement son ravissant visage : celle d’un petit homme vêtu de noir étendu dans une mare de sang, un petit homme qui n’en avait plus, lui, de visage, et puis l’écho d’une voix profonde et suppliante qui n’avait jamais prononcé les paroles qu’Aldo entendait :
– À présent, je n’ai plus que vous. N’abandonnez pas ma cause !
Or quelque chose lui soufflait qu’en s’enfuyant avec la jeune fille, il tournait le dos à l’homme du ghetto et renonçait peut-être à démasquer un jour l’assassin de sa mère. L’aimait-il assez pour en arriver là ? ... L’aimait-il seulement ? Elle lui plaisait, l’attirait, excitait son désir, mais, comme elle le disait, il n’avait plus l’âge des amours romanesques...
Son silence impatienta la jeune fille.
– C’est tout ce que vous trouvez à dire ?
– Vous admettrez avec moi qu’une telle proposition mérite réflexion. Quel âge avez-vous, Anielka ?
– Celui d’être malheureuse... J’ai dix-neuf ans !
– C’est bien ce que je craignais. Savez-vous ce qui se passerait si je me laissais aller à vous enlever ? Votre père serait en droit de me traîner devant n’importe quel tribunal de n’importe quel pays d’Europe pour incitation à la débauche et détournement de mineur.
– Oh, il ferait même beaucoup mieux que ça : il est capable de vous loger une balle dans la tête... – À moins que je ne l’en empêche en le trucidant le premier, ce qui nous mettrait dans une situation des plus cornéliennes...
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