Les formalités de départ accomplies avec le personnel de L’Europe, il décida que l’ère des précautions s’ouvrait. Aussi commença-t-il par refuser le fiacre qu’on lui offrait pour réclamer Boleslas qu’il avait aperçu dans la file. Celui-ci accourut avec empressement tandis que le voyageur pansait la blessure d’amour du cocher répudié avec quelques zlotys.
À peine installé, Morosini lui demanda si l’on parlait, dans les journaux, d’un assassinat commis la veille, ajoutant que le bruit en courait dans l’hôtel mais que ce pouvait être une erreur.
– Une erreur ? se récria Boleslas. Que non ! Une bien vilaine réalité au contraire. C’est le sujet de toutes les conversations aujourd’hui mais il faut dire aussi que le crime a été particulièrement affreux...
– À ce point ? murmura Morosini, qui ressentait dans la poitrine un désagréable pincement. Sait-on qui est la victime ?
– Pas vraiment. Il s’agit d’un Juif, ça c’est sûr, et on a retrouvé son corps à l’entrée du ghetto, entre les deux tourelles, mais pour l’identifier c’est plutôt difficile parce qu’il n’a plus de visage. En plus de ça, il a été torturé avant de mourir. Il paraît que c’était insoutenable à voir...
– Mais qui a pu faire une chose pareille ?
– C’est ça le mystère. Personne n’a la moindre idée. Les journaux parlent de l’Inconnu du quartier juif et j’ai idée que la police va avoir du mal à en savoir davantage.
– Il doit tout de même exister quelques indices ? Même la nuit quelqu’un a peut-être vu...
– Rien du tout ou alors il se taira. Vous savez, les gens ne sont pas très bavards, dans ce coin-là, parce qu’ils n’aiment pas avoir affaire à la police, même si ce n’est plus celle des Russes. Pour eux, elles se valent toutes.
– Je suppose qu’il y a tout de même une différence ?
– Sans doute mais comme jusqu’à présent, on les a laissés tranquilles, ils aiment autant que ça continue.
Que pouvait penser Simon Aronov à cette heure ? Peut-être regrettait-il de l’avoir appelé puisque, si discret qu’ait été le rendez-vous, il avait dû être observé, épié ?
En évoquant la silhouette du Boiteux, son visage à la fois ardent et grave, Aldo rejeta aussitôt cette idée de regret. Cet homme voué à une noble cause, ce chevalier d’un autre âge n’était pas de ceux qui se laissent impressionner par l’horreur – il la connaissait trop – ou par une mort de plus, fût-ce celle d’un ami. Le contrat tenait toujours sinon il aurait su, en quelques mots ajoutés à son message, y mettre fin. Quant à lui-même, il se sentait plus déterminé que jamais à donner l’aide que l’on réclamait de lui. Demain soir, il serait à Paris et, le jour suivant, il pourrait peut-être faire un premier point avec ce Vidal-Pellicorne. Avec un nom pareil, c’était à coup sûr un personnage hors du commun.
Le train roulait à travers la vaste plaine qui environnait Varsovie. En dépit du confort douillet de son compartiment, Morosini éprouva le besoin de sortir de cette boîte. Sa journée de claustration lui donnait envie de bouger, de voir du monde, ne fût-ce que pour éviter de trop penser au petit homme au chapeau rond. C’était idiot mais dès qu’il y pensait, il éprouvait comme une envie de pleurer...
À l’appel de la clochette annonçant le premier service, il se rendit au wagon-restaurant. Un maître d’hôtel révérencieux, en culotte courte et bas blancs, le conduisit à la seule place encore libre mais l’informa que les trois autres étaient réservées et qu’il aurait des compagnons...
– À moins que vous ne préfériez attendre le second service ? Il y aura un peu moins de monde...
– Ma foi non. J’y suis, j’y reste ! fit Morosini que l’idée de retrouver sa solitude, même pour une heure, n’enchantait pas. En revanche, l’atmosphère du wagon avec ses marqueteries brillantes, ses tables fleuries et éclairées par de petites lampes à abat-jour de soie orangée était tout à fait agréable. Les autres dîneurs étaient des hommes élégants il y avait deux ou trois jolies femmes.
Le problème réglé, il s’absorba dans la lecture du menu bien qu’il n’eût pas vraiment faim. La voix du maître d’hôtel s’exprimant en français lui fit lever les yeux :
– Monsieur le comte, mademoiselle, voici votre table. Comme je vous l’ai expliqué...
– Laissez, laissez, mon ami ! C’est très bien ainsi.
Aldo était déjà debout pour saluer les trois personnes qui allaient être ses compagnons pendant la durée du repas et retint juste à temps une exclamation de joyeuse surprise : devant lui se tenait la jeune désespérée de Wilanow, flanquée d’un homme aux cheveux gris, à la mine hautaine encore renforcée par le monocle logé dans son orbite ; le troisième personnage n’étant autre que Sigismond, le jeune agité qui, la veille, attendait Dianora dans le hall de L’Europe.
Le Vénitien allait se présenter quand Anielka réagit :
– N’avez-vous pas d’autre table ? demanda-t-elle au maître d’hôtel soudain très inquiet. Vous savez bien que nous n’aimons guère être en compagnie...
– Mais, mademoiselle, dès l’instant où monsieur le comte voulait bien se déclarer satisfait...
– C’est sans importance, coupa Morosini. Pour rien au monde je ne voudrais contrarier mademoiselle. Réservez-moi une place pour le second service !
Sa froide courtoisie cachait bien le regret qu’il éprouvait à devoir se retirer car soudain le voyage lui était apparu sous des couleurs beaucoup plus riantes mais puisque sa compagnie était désagréable à cette ravissante enfant – ravissante mais mal élevée ! -, il ne pouvait faire autrement que céder la place. Cependant sa bonne étoile devait se révéler efficace car l’homme au monocle protestait aussitôt :
– A Dieu ne plaise, monsieur, que nous vous obligions à interrompre votre repas !...
– Je n’ai pas encore commandé ; vous n’interrompez rien !
– Peut-être, mais nous sommes, je pense, entre gens de bonne compagnie et je vous demande d’excuser la grossièreté de ma fille. À cet âge on supporte mal les contraintes de la société.
– Une raison de plus pour ne pas les lui imposer.
Il saluait la jeune fille avec un sourire impertinent quand Sigismond jugea bon de se mêler du débat :
– Ne permettez pas à monsieur de s’éloigner, père ! C’est un ami de Mme Kledermann... le prince... le prince...
– Morosini ! compléta celui-ci, venant avec plaisir à son secours. Il me semblait bien vous reconnaître moi aussi.
– Dans ce cas l’affaire est entendue ! Ce sera un plaisir de dîner en votre compagnie, monsieur. Je suis le comte Roman Solmanski et voici ma fille Anielka. Je ne vous présente pas mon fils puisque vous le connaissez déjà...
On s’installa. Aldo céda son siège contre la fenêtre à la jeune fille qui l’en remercia d’un signe de tête. Son frère s’assit auprès d’elle tandis que le comte leur faisait face au côté de Morosini. Sigismond paraissait ravi de la rencontre et Aldo n’eut guère de peine à démêler pourquoi : amoureux de Dianora, il était enchanté de pouvoir parler d’elle avec quelqu’un qu’il croyait de ses familiers. Morosini, peu désireux de raconter ses affaires de cœur, le détrompa :
– Cela peut vous paraître étrange mais lorsque nous nous sommes rencontrés hier soir à l’hôtel, Mme Kledermann et moi nous ne nous étions pas vus depuis... la déclaration de guerre en 1914, fit-il en ayant l’air de chercher une date qu’il aurait eu du mal à oublier. Elle était alors veuve du comte Vendramin qui m’était un peu cousin et comme, vous le savez, elle est née danoise, elle rejoignait alors son pays et son père.
Pour la première fois, Anielka sortit du mutisme boudeur qu’elle observait depuis la décision paternelle :
– Pourquoi quittait-elle Venise ? Est-ce qu’elle ne s’y plaisait pas ?
– C’est à elle qu’il faudrait le demander, mademoiselle. Je suppose qu’elle lui préférait Copenhague. C’est assez normal, au fond, puisque celui qui l’y avait amenée n’était plus de ce monde.
– Ne l’aimait-elle pas assez pour vivre avec ses souvenirs ? Même pendant une guerre ?
– Encore une question à laquelle il m’est impossible de répondre. Les Vendramin passaient pour fort unis en dépit d’une grande différence d’âge...
Les jolies lèvres de la jeune fille eurent une moue dédaigneuse :
– Déjà ? On dirait que cette dame se fait une spécialité des hommes âgés. Le banquier suisse qu’elle a épousé n’est pas non plus de toute première jeunesse. En revanche, il est très riche. Est-ce que ce comte Vendramin l’était aussi ?
– Anielka ! coupa son père, je ne te savais pas si mauvaise langue. Tes questions frisent l’indiscrétion...
– Pardonnez-moi mais je n’aime pas cette femme !
– Quelle stupidité ! gronda son frère. Je suppose que tu la trouves trop belle ! C’est une femme merveilleuse ! N’est-ce pas, père ?
Celui-ci se mit à rire :
– Nous pourrions trouver un autre sujet de conversations. Si Mme Kledermann est « un peu » cousine du prince Morosini, il n’est guère courtois d’en débattre devant lui. Vous arrêtez-vous à Berlin, prince, ajouta-t-il en se tournant vers son voisin, ou bien continuez-vous jusqu’à Paris ?
– Je vais à Paris où je compte passer quelques jours.
– Eh bien, nous aurons le plaisir de votre compagnie jusqu’à demain soir.
Morosini acquiesça d’un sourire et la conversation dévia sur d’autres sujets mais, en fait, ce fut surtout le comte qui parla. Anielka, qui touchait à peine à son dîner, regardait le plus souvent par la fenêtre. Elle portait ce soir-là un manteau de kolinski d’un brun chaud sur une robe d’une simplicité quasi monacale relevée d’un collier d’or guilloché mais qui ne réclamait aucun autre ornement étant donné la grâce du corps charmant qu’elle renfermait. Une toque de même fourrure couronnait les cheveux doux et soyeux qui se tordaient sur la nuque fragile en un lourd chignon.
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