– C’est mon métier. Si vous l’ignorez, je vous l’apprends : je suis expert en bijoux anciens.
– Oh, je sais... mais ne pourrions-nous pas aborder un autre sujet que mon mari ?
Elle se leva du bras de fauteuil où elle s’était posée non sans révéler une cuisse fuselée et vint à lui, sachant bien qu’il lui serait impossible d’échapper sans risquer une gymnastique ridicule : la cheminée s’y opposait.
– Lequel par exemple ?
– Nous-mêmes. N’êtes-vous pas frappé par cette étonnante coïncidence qui nous remet en présence après tant d’années ? J’y verrais volontiers... un signe du destin.
– Si le destin avait décidé de s’en mêler, nous nous serions rencontrés avant que vous n’épousiez Kledermann. Il possède une présence que l’on doit prendre en considération...
– Pas à ce point-là ! Il est au bout du monde pour l’instant. À Rio de Janeiro pour être plus précise... et vous êtes bien près de moi. Nous étions jadis de grands amis, il me semble ?
Avec une grossièreté voulue, il tira une bouffée de sa cigarette, sans l’envoyer toutefois dans la figure de la jeune femme mais comme s’il en espérait une protection contre ce charme incomparable qu’elle dégageait.
– Nous n’avons jamais été des amis, Dianora, fit-il avec dureté. Nous étions des amants... passionnés, je crois, et c’est vous qui avez choisi de tout briser. On ne recolle pas les morceaux d’une passion.
– Un brasier que l’on croit éteint peut avoir d’ardents rejets ! Je suis de celles qui aiment à saisir l’instant, Aldo, et j’espérais qu’il en serait de même pour toi. Je ne te propose pas une liaison mais un simple retour d’un moment à un magnifique autrefois. Et tu n’as jamais été plus séduisant...
Elle était contre lui à présent, trop proche pour la paix de son âme et de ses sens. La cigarette roula à leurs pieds.
– Tu es très belle.
Ce n’était qu’un souffle mais elle était si près ! L’instant suivant, la robe blanche glissait sur le bras dont Aldo enveloppait la taille de la jeune femme, lui démontrant qu’il ne se trompait pas : elle ne portait rien en dessous. Le contact de cette peau divinement soyeuse acheva de déchaîner un désir que l’homme n’avait plus la moindre envie de refréner.
En regagnant sa chambre à l’heure où les valets de l’hôtel commençaient à replacer devant les portes les chaussures cirées des clients, Morosini se sentait à la fois recru de fatigue et léger comme une plume. Ce qui venait de se passer le rajeunissait de dix ans tout en lui laissant une extraordinaire impression de liberté. Peut-être parce qu’il n’était plus tout à fait question d’amour entre eux, mais de la recherche d’un accord parfait qui s’était fait naturellement. Leurs corps s’étaient rejoints, remodelés l’un à l’autre d’une façon spontanée, et c’est presque joyeusement qu’ils avaient égrené le chapelet des caresses d’autrefois qui, cependant, leur paraissaient toutes neuves. Pas de questions, pas de serments, pas d’aveux qui n’auraient plus de sens mais le goût à la fois âpre et délicat d’un plaisir qu’ils étaient seuls sans doute à pouvoir se dispenser. Le corps de Dianora était un objet d’art fait pour l’amour. Il savait procurer de rares délices qu’Aldo cependant ne chercherait pas à renouveler. Leur dernier baiser avait été le dernier, donné, reçu à la croisée de chemins qui se séparaient. Sans d’ailleurs qu’il en éprouvât de regrets.
Ainsi qu’elle le lui avait fait remarquer en riant, « le temps était revenu », mais seulement pour quelques heures. Le véritable adieu restait celui de la route au bord du lac de Côme et Morosini découvrait qu’il n’en souffrait pas. Peut-être parce qu’au cours de cette nuit brûlante, il était arrivé qu’un autre visage vînt se poser comme un masque sur celui de Dianora...
– Demain ou plutôt tout à l’heure, pensa-t-il en se glissant dans ses draps pour un court sommeil, il faudra que j’essaie de « la » revoir. Si je n’y parviens pas, je reviendrai à Varsovie...
C’était une pensée insensée mais plutôt agréable. Toujours ce sentiment de liberté nouvelle ! Il savait très bien qu’il devrait compter aussi avec la mission confiée par Simon Aronov et que celle-ci ne lui laisserait guère le temps de courir après un jupon, si ravissant soit-il.
Le joli rêve qui berça son repos s’arrêta net avec le plateau du petit déjeuner que lui apporta vers neuf heures un serveur en habit noir. Une lettre y était déposée entre la cafetière argentée et la corbeille de brioches. Comme l’enveloppe portait seulement son nom, il la prit avec un sourire amusé : en dépit de leurs dernières paroles, Dianora avait-elle encore quelque chose à lui dire ? Ce serait tellement féminin, au fond...
Mais ce qu’il lut n’avait rien d’un message de Cupidon. Quelques mots tracés sur une page blanche d’une écriture virile :
« Élie Amschel a été assassiné hier soir. Ne quittez votre hôtel que pour vous rendre à la gare et soyez sur vos gardes ! »
Pas de signature. Rien que l’étoile de Salomon.
CHAPITRE 4 LES VOYAGEURS DU NORD-EXPRESS
Odjadz... Odjadz !
Amplifié par le porte-voix, le timbre sonore du chef de gare invitait les voyageurs à monter en voiture. Le Nord-Express, qui, deux fois la semaine, se prolongeait de Berlin à Varsovie et retour, allait s’élancer, libérant sa vapeur, pour rayer l’Europe d’un trait d’acier bleu. Mille six cent quarante kilomètres couverts en vingt-deux heures vingt minutes !
Depuis deux années seulement, l’un des trains les plus rapides et les plus luxueux d’avant guerre reprenait ses parcours. Les blessures laissées par le conflit étaient nombreuses, douloureuses aussi, mais la communication entre les hommes, les villes, les pays, devait renaître. Le matériel ayant beaucoup souffert, on s’aperçut vite qu’il fallait le remplacer et, en cette année 1922, c’était la gloire de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens d’offrir à ses passagers de longues voitures neuves, couleur de nuit, ceinturées d’une bande jaune, tout juste sorties de chantiers anglais et pourvues d’un confort qui recueillait tous les suffrages.
Rencogné contre la fenêtre aux rideaux à demi tirés de son single, Morosini suivait des yeux, sur le quai, l’agitation des derniers instants. Le cri du chef de gare venait de tout figer. Des mains s’agitaient encore, et des mouchoirs, mais dans les regards il y avait cette espèce de tristesse des grands départs. On ne parlait plus guère – un mot, une recommandation ! – et c’était peu à peu le silence qui s’établissait. Le même qu’au théâtre lorsque le « brigadier » a frappé les trois coups.
Il y eut des claquements de portières puis un coup de sifflet strident et le train frémit, gémit comme s’il lui était douloureux de s’arracher à la gare. Avec une majestueuse lenteur, le convoi glissa sur les rails, la trépidation rythmée des boggies commença à se faire entendre, s’accéléra et enfin, sur un dernier coup de sifflet, triomphal celui-là, la locomotive s’élança dans la nuit en direction de l’ouest. On était parti et bien parti !
Avec une sensation de soulagement, Morosini se leva, ôta sa casquette et son pardessus qu’il jeta sur les coussins de velours brun et s’étira en bâillant. Cette journée passée à ne rien faire d’autre que tourner en rond dans une chambre d’hôtel l’avait fatigué plus que s’il avait couru pendant plusieurs heures au grand air. L’énervement en était la cause. Pas la peur. S’il avait choisi, en effet, de se conformer aux recommandations de Simon Aronov, c’est parce qu’il eût été insensé de ne pas les prendre au sérieux. La mort de son homme de confiance devait suffisamment contrarier – peut-être même peiner ! – le Boiteux pour risquer de lui faire perdre, quelques heures après, l’émissaire chargé de tous ses espoirs. Il avait donc bien fallu rester là, se priver du plaisir d’aller errer, le nez au vent, dans la Mazowiecka ou même s’attabler un moment à la taverne Fukier. Il est vrai que le temps, redevenu mauvais, avec cette fois de grandes rafales de pluie, n’engageait guère à la promenade, fût-elle sentimentale.
Alors, pour la véracité de son rôle, il s’était déclaré souffrant. On lui avait monté son déjeuner, des journaux, mais ni les Français ni les Anglais ne mentionnaient la mort du petit monsieur au chapeau rond. Quant aux quotidiens polonais qui peut-être lui auraient appris quelque chose, il était incapable d’en comprendre un traître mot. Cette disparition lui était plus pénible qu’il ne l’aurait cru. Élie Amschel était attachant, cultivé, et c’était toujours amusant de le voir arriver dans une salle des ventes avec son escorte de janissaires et sa mine paisible et souriante de fonctionnaire consciencieux. Ce drame était la preuve qu’il avait affaire à des gens sans scrupules et sans pitié. Si cela ne l’effrayait pas, il en conclut qu’il allait falloir prendre quelques précautions et regarder où il mettait les pieds. Quant aux circonstances de l’assassinat, il en apprendrait peut-être un peu plus à Paris auprès de ce Vidal-Pellicorne qui semblait être l’un des rouages importants de l’organisation du Boiteux.
Pour tuer le temps, il réclama un jeu de cartes, fit des patiences, regarda le mouvement de la place à travers les vitres. Cela lui permit d’être témoin, vers la fin de la matinée, du départ de Dianora au milieu d’un moutonnement de malles et de valises que la femme de chambre ne cessait de recompter. Toujours aussi dévotieux que la veille, le jeune Sigismond voltigeait autour d’elle comme un bourdon aux environs d’une rose. Pas une seule fois la jeune femme ne leva les yeux vers la façade de l’hôtel mais en y réfléchissant, il n’y avait aucune raison : n’était-il pas convenu entre eux de ne pas chercher à se revoir une fois la nuit achevée ? Ce départ fut la seule distraction un peu récréative de la trop longue journée et ce fut avec un vif soulagement qu’Aldo vit arriver l’heure de quitter sa prison pour se rendre à la gare.
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