Sans la moindre hâte, il rejeta la feuille imprimée et se leva pour s’incliner sur une petite main étincelante de diamants.
– Vous savez bien que non, ma chère amie, vous êtes toujours aussi belle, fit-il d’un ton paisible qui le surprit, mais il se peut qu’en venant à moi, vous couriez un certain risque.
– Lequel, mon Dieu ?
– Celui d’être mal reçue. L’idée ne vous est-elle pas venue que je ne souhaitais pas de nouvelles rencontres ?
– Ne dites donc pas de sottises ! Nous n’avons partagé, il me semble, que d’agréables moments. Pourquoi, dans ces conditions, n’aurions-nous pas plaisir à nous retrouver ?
Souriante, sûre d’elle-même, elle s’installait dans un fauteuil, ouvrant son manteau qui, en s’écartant, permit à Morosini de constater qu’elle avait conservé son goût des hauts colliers de chien qui seyaient si bien à son cou flexible et délicat. Celui-ci, fait d’émeraudes et de diamants, était d’une rare beauté et Aldo en oublia un instant la jeune femme pour l’admirer sans réserve : un bijou dont il se serait souvenu s’il l’avait déjà vu et que Dianora ne possédait pas lorsqu’elle était l’épouse de Vendramin. S’il s’était écouté, il aurait cherché dans sa poche la loupe de joaillier qui ne le quittait jamais pour examiner l’objet de plus près, mais la courtoisie exigeait qu’il soutînt la conversation :
– Je suis heureux, dit-il froidement, que vous ne conserviez que d’aimables souvenirs. Peut-être n’avons-nous pas les mêmes ? Le dernier qui me reste n’est pas vraiment de ceux que l’on aime rappeler, surtout dans un hall d’hôtel !
– Alors ne le rappelez pas ! Dieu me pardonne, Aldo, vous m’en voulez à ce point ? fit-elle plus sérieusement. Je ne crois pourtant pas avoir commis une si grande faute en vous quittant. La guerre venait d’éclater... et nous n’avions plus d’avenir.
– En êtes-vous toujours persuadée ? Vous pouviez devenir ma femme comme je vous en priais et faire comme les autres épouses de soldats : attendre !
– Quatre ans ? Quatre longues années ? Pardonnez-moi, mais je ne sais pas attendre. Je n’ai jamais su : ce que je veux, ce que je désire, il me le faut sur-le-champ. Or, vous avez été longtemps prisonnier. Je n’aurais pas pu le supporter.
– Qu’auriez-vous fait ? Vous m’auriez trompé ? Bien loin de chercher à dissimuler son regard, elle ouvrit tout grands ses yeux limpides qui se fixèrent sur lui d’un air songeur.
– Je n’en sais rien, dit-elle avec une franchise qui fit grimacer son vis-à-vis.
– Et vous disiez m’aimer ? fit-il avec une amertume voilée de dédain...
– Mais je vous aimais... peut-être même vous gardé-je... un sentiment ? ajouta-t-elle avec ce sourire auquel il était incapable de résister au temps de leurs amours. Seulement... la passion s’accommode mal de la vie quotidienne, surtout en temps de guerre. Même si vous ne l’avez pas cru, je devais me protéger. Le Danemark est bien proche de l’Allemagne et pour tous je restais une étrangère, presque une ennemie. Même affublée d’une couronne de comtesse vénitienne, je ne pouvais être que suspecte.
– Vous ne l’auriez pas été si vous aviez consenti à vous... « affubler » d’une couronne princière. On ne s’en prend pas à une Morosini sans risquer de s’en mordre les doigts. Auprès de ma mère vous n’aviez rien à craindre.
– Elle ne m’aimait pas. Et puis quand vous dites que je n’avais rien à craindre, vous oubliez une chose : c’est qu’en rentrant de captivité, il vous a fallu travailler. Vous n’êtes certainement pas devenu antiquaire de gaieté de cœur ?
– Plus que vous ne le pensez ! Mon métier me passionne, mais si je vous ai bien comprise vous essayez de me faire entendre qu’en devenant ma femme vous auriez eu à redouter... la pauvreté ? C’est bien ça ?
– Je l’admets, dit-elle avec cette franchise sans nuances qui l’avait toujours caractérisée. Même si les hostilités n’étaient pas intervenues, je ne vous aurais pas épousé car je me doutais que vous ne pourriez pas soutenir votre train de vie pendant de longues années encore et, que voulez-vous, j’ai toujours craint la gêne depuis que j’ai quitté la maison paternelle. Nous n’étions pas riches et j’en ai souffert. On n’imagine pas ce que c’est lorsque l’on a toujours connu l’opulence, ajouta-t-elle en jouant avec un bracelet qui devait totaliser une belle quantité de carats. Avant d’épouser Vendramin, j’ignorais ce que c’était qu’une paire de bas de soie...
– À présent, en tout cas, vous ne semblez pas dans le besoin. Mais, pendant que j’y pense, dites-moi comment vous êtes aussi renseignée sur mes affaires ? On ne vous a pas vue depuis longtemps à Venise, pour ce que j’en sais...
– Sans doute ; cependant j’y garde des amis. Il lui dédia le sourire à la fois moqueur et nonchalant qui manquait rarement son effet.
– La Casati, par exemple ?
– En effet. Comment le savez-vous ?
– Oh, c’est très simple : le soir où j’ai quitté Venise pour venir ici, elle m’avait prié à l’une de ces fêtes dont elle détient le secret et, pour m’appâter, elle m’avait annoncé une surprise, ajoutant même que j’avais tout intérêt à venir si je désirais savoir ce que vous deveniez. J’ai cru un instant que vous étiez chez elle...
– Je n’y étais pas... cependant vous êtes parti ?
– Eh oui ! Que voulez-vous, je suis devenu un homme d’affaires donc un homme sérieux... Mais, en ce cas, je me demande ce que pouvait être la surprise ?
Dianora allait peut-être répondre quand le jeune homme en habit, trouvant sans doute le temps long, surgit du bar et les rejoignit, la mine à la fois contrite et inquiète. Il s’excusa d’interrompre un dialogue où il n’avait que faire en suppliant la jeune femme de considérer que le temps passait vite et qu’ils étaient déjà en retard... Un pli de contrariété se forma aussitôt sur le joli front de Dianora :
– Dieu, que vous êtes ennuyeux, Sigismond ! Par le plus grand des hasards, je viens de retrouver un ami... cher, perdu de vue depuis longtemps et vous venez me parler pendule ! J’ai bien envie d’annuler ce dîner...
Tout de suite Morosini fut debout et se tourna vers le jeune homme dont on pouvait craindre qu’il se mît à pleurer :
– Pour rien au monde, monsieur, je ne voudrais troubler le programme de votre soirée. Quant à vous, ma chère Dianora, il ne faut pas vous faire attendre davantage. Nous nous reverrons un peu plus tard... ou demain matin ? Je pars seulement demain soir.
– Non. Promettez-moi de m’attendre ! Nous ne nous sommes pas dit la moitié de ce que nous avons accumulé pendant ces années. Promettez ou je reste ici ! fit-elle d’un ton définitif. Après tout, je connais peu le comte Solmanski votre père, mon cher Sigismond, et mon absence ne devrait pas lui causer une grande peine.
– N’en croyez rien ! s’écria le jeune homme. Ce serait une grave offense pour lui si vous vous décommandiez au dernier moment ! Je vous en prie, venez !...
– Mais oui, ma chère, il faut y aller, ajouta Morosini que le nom de l’inviteur venait de frapper au plus sensible de la curiosité. Je promets de vous attendre ! Rejoignez-moi au bar lorsque vous rentrerez. De mon côté, je vais grignoter un petit quelque chose ici même...
– Dans ces conditions, soupira la jeune femme en se levant et en refermant son chinchilla, je me rends à vos raisons, messieurs ! Allons donc, Sigismond, et vous Aldo à tout à l’heure !
Quand elle eut disparu en traînant tous les regards après elle, le prince quitta son aspidistra pour gagner le restaurant. Un maître d’hôtel cérémonieux l’installa à une table fleurie de tulipes roses et éclairée par une petite lampe à abat-jour couleur d’aurore. Puis il lui remit une grande carte et s’éloigna sur un salut pour le laisser composer son menu. Telle n’était d’ailleurs pas la préoccupation majeure de Morosini, assez excité à la pensée que Dianora s’en allait dîner dans la maison de la Mazowiecka où il avait songé faire un tour. Ce qui ne s’imposait plus : il en apprendrait davantage quand sa belle amie reviendrait, le regard d’une femme étant toujours beaucoup plus aigu que celui d’un homme. Surtout lorsqu’il y avait là une ravissante jeune fille ! Il serait très instructif d’entendre, tout à l’heure, ce qu’on lui en dirait !
Mis en belle humeur par cette perspective, Aldo se commanda un repas composé de caviar – il avait toujours adoré les petits œufs gris ! – de kaczka, canard braisé farci aux pommes, et de ces koldouni dont les Polonais affirmaient qu’une déesse venue se baigner dans la Wilejka et retenue sur terre par la ruse d’un amoureux en avait donné la recette pour son repas de noces. Il s’agissait d’une sorte de raviolis farcis de viande et de moelle de bœuf, parfumés à la marjolaine et qui, pochés à l’eau, devaient se manger à la cuillère sans les entamer afin qu’ils éclatent seulement dans la bouche. Quant à la boisson et pour être certain de ne pas se tromper, il choisit un Champagne qui aurait au moins l’avantage de le faire digérer.
Tout en laissant son regard errer sur la salle à manger scintillante de cristaux et d’argenterie, Aldo pensait que la vie réserve de bien curieuses surprises. Dianora devait être à cent lieues d’imaginer qu’il l’attendait en pensant à une autre et lui-même admettait volontiers que l’entrevue de tout à l’heure se fût peut-être déroulée de façon bien différente si la blonde Anielka n’avait fait son apparition. La nymphe désolée de la Vistule venait de lui rendre un grand service en le faisant moins sensible à l’assaut des souvenirs trop doux. En procurant à Morosini une émotion nouvelle, elle agissait pour lui à la manière d’un de ces gracieux écrans que l’on place devant les flammes d’un foyer afin d’en atténuer l’ardeur. En fait, ce dont Aldo brûlait, c’était de la revoir.
Malheureusement, il ne lui restait pas beaucoup de temps s’il voulait prendre son train demain soir, et différer son départ serait prendre un retard de plusieurs jours. Or il y avait chez lui plusieurs affaires importantes qui l’attendaient... D’autre part, et même s’il en mourait d’envie, cela valait-il la peine de perdre du temps pour une fille amoureuse d’un autre homme et que, de toute évidence, il n’intéressait pas du tout ? Le plus sage ne serait-il pas de lui tourner le dos ?
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