– Mais bien entendu, dit-il, devinant la pensée du prince, il serait possible d’agir de même avec celui-ci... que je vais vous donner pour que vous en fassiez tel usage qui vous semblera bon. Seulement n’oubliez pas, ajouta-t-il en changeant brusquement de ton, que, dès l’instant où vous déciderez de vous en servir, vous serez en danger parce que celui qui détient le vrai ne peut être un paisible amateur, même passionné. Sachez que je ne suis pas seul à connaître le secret du pectoral. D’autres le cherchent qui sont prêts à tout pour se l’approprier et c’est la principale raison de ma vie cachée...
– Avez-vous une idée de ce que sont ces « autres » ?
– Je n’ai pas de noms à vous livrer. Pas encore, mais il est des signes certains. Sachez qu’un ordre noir va bientôt se lever sur l’Europe, une antichevalerie, la négation forcenée des plus nobles valeurs humaines. Il sera, il est déjà l’ennemi juré de mon peuple qui aura tout à craindre de lui... à moins qu’Israël puisse renaître à temps pour l’éviter. Alors prenez garde ! S’ils découvrent que vous m’aidez, vous deviendrez leur cible, et n’oubliez pas qu’avec ces gens-là tous les coups sont permis. A présent... il vous reste la possibilité de refuser : il est sans doute injuste de demander à un chrétien de risquer sa vie pour des juifs !
Pour toute réponse, Morosini empocha le saphir puis, offrant à son hôte son sourire le plus impertinent :
– Si je vous disais que cette histoire commence à m’amuser, je vous choquerais, et pourtant, c’est on ne peut plus vrai. Aussi je préfère vous rassurer en vous déclarant que je veux la peau du meurtrier de ma mère quel qu’il soit. Je jouerai le jeu avec vous... jusqu’au bout !
L’œil unique du boiteux plongea dans ceux, étincelants, de son visiteur :
– Merci, dit-il.
Le serviteur venait de reparaître, portant un grand plateau où la cafetière voisinait avec une bouteille glacée, un verre, de petites serviettes en papier et le plat de zakouskis espéré par Morosini.
– Il est temps, je crois, que vous m’appreniez ce que je dois savoir pour ne pas commettre d’erreurs : la date de la vente chez Christie, par exemple, le nom du joaillier anglais et quelques autres détails.
Pendant que son hôte se restaurait, Simon Aronov parla encore un long moment avec une sagesse qui fascina Morosini. Cet homme étonnant ressemblait un peu au miroir noir du mage Luc Gauric : il était possible d’y contempler sa propre image nais il possédait aussi la vertu de refléter, avec une égale vérité, le passé et l’avenir. En l’écoutant, son nouvel allié acquit la certitude que leur croisade était sainte et qu’ensemble ils sauraient la mener à son terme.
– Quand nous reverrons-nous ? demanda-t-il.
– Je l’ignore, mais je vous demande en grâce de me laisser l’initiative de nos rencontres. Cependant, s’il vous arrivait d’éprouver l’urgent besoin de me toucher, adressez un télégramme à la personne dont je vous inscris ici l’adresse. Si l’on venait à trouver ce bout de papier cela ne tirerait pas à conséquence : il s’agit du fondé de pouvoir d’une banque zurichoise. Mais ne vous adressez jamais à Amschel que vous aurez encore l’occasion de rencontrer. Au moins chez Christie où il me représentera. On ne doit jamais vous revoir ensemble. Votre message en Suisse devra toujours être du genre anodin : l’annonce de la prochaine mise en vente d’un objet intéressant à signaler à un client, par exemple, ou encore d’une transaction quelconque.
Votre signature suffira pour que mon correspondant comprenne.
– C’est entendu, promit Aldo en fourrant le papier dans sa poche avec la ferme intention de l’apprendre par cœur et de le détruire. Eh bien, je crois qu’il ne me reste plus qu’à prendre congé...
– Encore un instant s’il vous plaît : j’allais oublier quelque chose d’important. Auriez-vous la possibilité de passer par Paris prochainement ?
– Bien sûr. Je repars jeudi par le Nord-Express et je peux m’y arrêter un jour ou deux...
– Alors ne manquez pas d’y voir l’un de mes très rares amis qui vous sera d’une grande utilité dans la suite de nos affaires. Vous pourrez lui accorder une confiance absolue même si, à première vue, il vous fait l’effet d’un hurluberlu. Il s’appelle Adalbert Vidal-Pellicorne.
– Seigneur, quel nom ! dit Morosini en riant. Et il fait quoi dans la vie ?
– Officiellement il est archéologue. Officieusement aussi d’ailleurs mais il ajoute à cela toute sorte d’activités... Ainsi, il s’y connaît beaucoup en pierres précieuses et, surtout, il connaît le monde entier, sait s’introduire dans n’importe quel milieu. Enfin, il est fouineur comme il n’est pas permis. Je crois qu’il vous amusera. Rendez-moi mon papier que j’y ajoute son adresse !
Lorsque ce fut fait, Simon Aronov se leva, tendant une main ferme et chaude qu’Aldo serra avec plaisir, scellant ainsi entre eux un accord pour lequel aucun papier n’était nécessaire.
– Je vous suis infiniment reconnaissant, prince. Je regrette d’autant plus de devoir vous infliger un nouveau voyage souterrain mais, au cas où vous auriez été observé, il est indispensable que l’on vous voie sortir de la maison où vous êtes entré. Elle est l’un des deux domiciles de mon fidèle Amschel : l’autre est à Francfort...
– J’en suis tout à fait conscient. Me permettez-vous une question avant de m’éloigner ?
– Bien entendu.
– Habitez-vous toujours Varsovie ?
– Non. J’ai d’autres demeures et même d’autres noms sous lesquels vous me rencontrerez peut-être mais c’est ici que je suis chez moi. J’aime cette maison et c’est pourquoi je la cache si jalousement, ajouta-t-il avec l’un des sourires qu’Aldo jugeait si attirants. De toute façon, nous nous reverrons... et je vous souhaite bonne chasse. Vous pouvez demander à la banque de Zurich l’argent dont vous aurez besoin. Je prierai pour que le secours de Celui dont le nom ne doit pas être prononcé vous soit accordé !
Il n’était pas loin de minuit quand Morosini regagna enfin l’hôtel de l’Europe.
CHAPITRE 3 JARDINS DE WILANOW !
Quand il mit le nez à la fenêtre, le lendemain matin, Aldo eut peine à en croire ses yeux. Par la magie d’un rayonnant soleil, la ville d’hier, frileuse, mélancolique et grise, s’était muée en une capitale pleine de vie et d’animation, cadre séduisant d’un peuple jeune et ardent vivant avec passion la réunification de sa vieille terre, glorieuse, indomptable mais trop longtemps déchirée. Depuis quatre ans, la Pologne respirait l’air vivifiant de la liberté et cela se sentait. Aussi fut-elle soudain chère au visiteur indifférent de la veille. Peut-être parce que, ce matin, elle lui rappelait l’Italie. La grande place qui s’étendait entre l’hôtel de l’Europe et une caserne en pleine activité ressemblait assez à une piazza italienne. Elle était peuplée d’enfants, de cochers de fiacre et de jeunes officiers promenant leurs sabres encombrants avec la même gravité que leurs confrères de la Péninsule.
Pressé soudain de se mêler à cet aimable brouhaha et de grimper dans l’un de ces fiacres, Morosini hâta sa toilette, engloutit un petit déjeuner qui lui parut regrettablement occidental et, dédaignant la toque de fourrure de la veille, sortit dans la lumière blonde.
Tandis qu’il descendait, il avait pensé un moment aller à pied, mais il changea d’avis à nouveau : s’il voulait avoir une vue d’ensemble, le mieux était de prendre une voiture, et il indiqua au portier galonné qu’il désirait voir la ville :
– Trouvez-moi un bon cocher ! recommanda-t-il.
L’homme aux clefs s’empressa de héler un fiacre de belle apparence pourvu d’un cocher ventripotent, jovial et moustachu, qui lui offrit un sourire édenté mais radieux quand il lui demanda dans la langue de Molière de lui montrer Varsovie.
– Vous êtes français, monsieur ?
– À moitié. En réalité, je suis italien.
– C’est presque la même chose. Ça va être un plaisir de vous montrer la Rome du Nord !... Vous saviez qu’on l’appelait comme ça ?
– Je l’ai entendu dire mais je ne comprends pas. J’ai fait quelques pas hier soir et il ne m’a pas semblé qu’il y eût beaucoup de vestiges antiques.
– Vous comprendrez tout à l’heure ! Boleslas connaît la capitale comme personne !
– J’ajoute qu’il parle très bien le français.
– Tout le monde parle cette belle langue ici. La France, c’est notre seconde patrie ! En avant !
Ayant dit, Boleslas enfonça sur sa tête sa casquette de drap bleu ornée d’une sorte de couronne de marquis en métal argenté, claqua des lèvres et mit son cheval en marche. Comme tous les cochers de fiacre, il portait plusieurs chiffres en fonte accrochés à un bouton placé près de son col et qui lui pendaient sur le dos comme une étiquette. Intrigué, Morosini lui demanda la raison de ce curieux affichage !
– Un souvenir du temps où la police russe sévissait ici, grogna le cocher. C’était pour mieux nous repérer. Un autre souvenir, c’est les lanternes que vous avez dû voir le soir accrochées devant les maisons. Comme on a l’habitude, on n’a rien changé...
Et la visite commença. Au fur et à mesure qu’elle se déroulait, Morosini appréciait davantage le choix de son portier. Boleslas semblait connaître chacune des maisons devant lesquelles on passait. Surtout les palais, qui donnèrent au visiteur la clef du surnom de Varsovie : il y en avait ici autant qu’à Rome. Tout au long de la Krakowskie Przedmiescie, la grande artère de la ville, ils se côtoyaient ou se faisaient face, certains bâtis par des architectes italiens mais sans le côté massif des grandes demeures romaines. Construits souvent sur plan rectangulaire, flanqués de quatre pavillons, vestiges d’anciens bastions fortifiés, ils possédaient de vastes cours et de hauts toits couverts de cuivre verdi qui ne contribuaient pas peu au charme coloré de la ville. Boleslas montra les palais Tepper où Napoléon rencontra Maria Walewska et dansa avec elle une contredanse, Krasinsski où le futur maréchal Poniatowski fit bénir les drapeaux des nouveaux régiments polonais, Potocki où Murat donna des fêtes superbes, Soltyk où séjourna Cagliostro, Pac, ambassade de France sous Louis XV, où se cacha Stanislas Leczinski, le futur beau-père du roi, Miecznik dont la dame fut l’inspiratrice de Bernardin de Saint-Pierre. Aldo finit par protester :
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