– En ce cas, pourquoi ne pas essayer de les remplacer ? J’admets que leur importance rend peut-être la chose difficile mais...

– Non. On ne triche pas avec les traditions et les croyances d’un peuple ! Il faut retrouver les pierres d’origine. À tout prix !

– Et c’est sur moi que vous comptez pour cette mission impossible ? Je ne vous comprends pas, puisque je n’ai rien de commun avec Israël. Je suis italien, chrétien...

– Pourtant c’est vous et vous seul que je veux. Pour deux raisons : la première est que vous possédez l’une des pierres, peut-être la plus sacrée de toutes. La seconde parce qu’il a été prédit, voici longtemps déjà, que seul le dernier maître du saphir aurait le pouvoir de retrouver les autres égarées. Si l’on y ajoute que votre profession est, pour moi, un sûr garant de succès...

Avec un soupir Morosini se leva. Il aimait les belles histoires mais pas les contes de fées et commençait à se sentir las :

– J’ai beaucoup de sympathie pour vous, monsieur Aronov, et pour votre cause, mais je dois refuser : je ne suis pas celui qu’il vous faut. Ou plutôt je ne le suis plus en admettant que je l’aie jamais été. Si vous voulez bien me faire reconduire...

– Pas encore ! Vos parents vous ont bien légué un superbe saphir astérié qui est, depuis plusieurs siècles, la propriété des ducs de Montlaure ?

– Qui était, et c’est là où vous faites erreur. De toute façon, il ne pouvait s’agir du vôtre : celui-là était une pierre wisigothe provenant du trésor du roi Receswinthe...

– ... lequel trésor provenait de celui d’Alaric, autre Wisigoth qui, au Ve siècle eut le privilège de piller Rome durant six jours. C’est là qu’il a pris le saphir... entre autres objets ! Attendez, je vais vous montrer quelque chose !

De ce pas inégal qui lui conférait une sorte de majesté tragique, Aronov retourna au coffre. Quand il en revint, un joyau somptueux étincelait sur sa main : un grand saphir d’un bleu profond étoilé de lumière, soutenu par trois diamants en forme de fleur de lys qui formaient la bélière du pendentif. À peine y eut-il jeté les yeux que Morosini explosait :

– Mais... c’est le bijou de ma mère ? Comment est-il ici ?

– Réfléchissez ! Si c’était lui je ne vous demanderais pas de me le vendre. C’est seulement une copie... mais fidèle au moindre détail. Voyez plutôt !

D’une main, il retournait le saphir et, de l’autre, tendait une forte loupe. Puis, désignant au dos de la pierre un minuscule dessin imperceptible à l’œil :

– Voici l’étoile de Salomon, et chacune des gemmes du pectoral est marquée de même. Si vous voulez bien examiner la vôtre vous découvrirez sans peine ce signe.

Il revint s’asseoir tandis qu’Aldo maniait le pendentif avec une bizarre impression : la ressemblance avait quelque chose d’hallucinant et il fallait s’y connaître pour s’apercevoir qu’il s’agissait d’un faux.

– C’est à peine croyable ! murmura-t-il. Comment une copie aussi parfaite a-t-elle été réalisée ? Le saphir, monté de cette façon qui date de Louis XIV, n’a jamais bougé de ma famille, et ma mère ne le portait pas.

– Reproduire le pendentif, c’est l’enfance de l’art : il en existe plusieurs descriptions minutieuses et même un dessin. Quant à la fabrication de la pierre, c’est un secret que je désire garder.

Mais vous aurez sans doute noté que la monture et les diamants sont vrais. En fait, j’ai fait exécuter ceci pour vous dans l’intention de vous l’offrir. En surplus du prix que je suis prêt à payer. Je sais que je vous demande un sacrifice mais je vous supplie de considérer qu’il y va de la renaissance de tout un peuple...

Dans l’œil unique, flamboyant de la passion de convaincre, Morosini vit les mêmes éclairs bleus que dans le saphir, mais son visage s’assombrit :

– Je croyais que vous m’aviez compris il y a un instant quand je vous ai dit qu’il m’était impossible de vous aider. Je vous céderais volontiers cette pierre : quand je suis rentré de guerre, j’étais disposé à la vendre pour sauver ma maison de la ruine. Seulement, je ne l’avais déjà plus.

– Comment cela ? Si madame la princesse Morosini s’en était défaite on l’aurait su ! Je l’aurais su !

– On l’en a défaite. En vérité, ma mère a été assassinée. Vous avez raison de penser que ces pierres ne portent pas bonheur.

Un silence passa que le boiteux rompit avec beaucoup de douceur :

– Je vous demande humblement de me pardonner, prince. J’étais si loin d’imaginer !... Voulez-vous bien me confier les circonstances de ce drame ?

À cet inconnu attentif et chaleureux, Aldo raconta le drame sans omettre ses répugnances à prévenir la police, ajoutant même que n’ayant relevé encore la moindre trace après toutes ces années, il en venait à le regretter...

– Ne regrettez rien ! assura Simon Aronov. Ce crime est l’œuvre d’un meurtrier habile et vous n’auriez fait que brouiller les pistes. Je déplore seulement de n’avoir pas essayé de vous joindre plus tôt. Plusieurs événements m’en ont empêché et c’est grand dommage, mais pour que rien n’ait transpiré pendant si longtemps, il faut que le saphir, là où il se trouve, soit bien caché. Celui qui a osé voler une pierre pareille a dû travailler sur commande, avoir un client très important et discret. Tenter de la vendre au premier joaillier venu aurait relevé de la folie. Son apparition sur le marché, outre qu’elle vous eût donné l’alarme, aurait fait événement, attiré la presse...

– Autrement dit : je ne dois garder aucun espoir de le revoir un jour ? Sinon peut-être dans plusieurs années, à la mort de celui qui le garde, par exemple ? Au fait, ajouta-t-il avec amertume, vous auriez tout intérêt à le rechercher, celui-là. N’est-il pas le dernier maître du saphir pour parler comme votre prédiction ?

– Ne plaisantez pas avec ça ! Et ne jouez pas sur les mots : c’est bel et bien vous l’homme en question. Je ne vous ai pas donné tous les détails mais laissons cela pour le moment ! Bien sûr que je vais me mettre en chasse ! Et vous allez m’y aider comme vous m’aiderez ensuite à reprendre les trois autres. Jusqu’à présent, me croyant sûr d’avoir le saphir, je me suis beaucoup consacré à elles...

– Et... vous avez des pistes ?

– Encore assez floues pour l’opale et le rubis ! L’une est peut-être à Vienne, dans le trésor des Habsbourgs, et l’autre en Espagne. Pour le diamant, j’ai une certitude : l’Angleterre ! Mais reprenez votre siège !... Je vais vous raconter... oh ! ce café est froid !

– C’est sans importance, assura Morosini dont la curiosité grandissait. Je n’en désire plus.

– Vous, peut-être, mais moi si ! Je vous ai dit que j’en buvais beaucoup... Cependant je peux vous offrir autre chose : un peu de brandy peut-être, ou du cognac ?

– Ni l’un ni l’autre. En revanche, un peu de votre excellente woudka me ferait plaisir, fit Morosini qui espérait bien que, selon l’habitude du pays, quelques zakouskis accompagneraient l’alcool national. Il commençait à sentir une petite faim et l’idée d’accomplir le long voyage de retour sans avoir pris quelque nourriture l’angoissait un peu.

Appelé par un claquement de mains, le valet jaune reçut des ordres dans une langue inconnue et s’esquiva, mais Morosini, sa passion éveillée, relançait déjà son hôte :

– Vous disiez que le diamant serait devenu anglais ?

– J’en suis à peu près sûr et, dans un sens, c’est assez naturel. Au xve siècle il appartenait au roi Edouard IV dont la sœur, Marguerite d’York, allait épouser le duc de Bourgogne, le fameux

Charles que l’on appelait le Téméraire. Il fit partie de la dot de la fiancée, avec d’autres merveilles. On l’appelait la Rose d’York mais le Bourguignon ne l’a pas gardé longtemps : il a disparu après la bataille de Grandson où les Suisses des Cantons ont pillé le trésor du Téméraire vaincu en 1476. Depuis, il est considéré comme perdu... et, cependant, il va être mis en vente dans six mois, à Londres, chez Christie, par les soins d’un joaillier britannique...

– Un instant ! coupa Morosini plutôt déçu. Apprenez-moi ce que je viens faire là-dedans ! Demandez à M. Amschel de vous l’acheter comme vous en avez l’habitude !

Pour la première fois, le boiteux se mit à rire.

– Ce n’est pas si simple. La pierre qui sera livrée au feu des enchères n’est qu’une copie. Tout aussi fidèle que ce saphir et venant du même atelier, dit Aronov en reprenant la superbe pièce restée sur la table. Les experts s’y laisseront prendre, croyez-moi, et la vente sera annoncée à grand fracas...

– Je dois être idiot mais je ne comprends toujours pas. Qu’espérez-vous donc ?

– Connaissez-vous si mal les collectionneurs ? Il n’y a rien de plus jaloux ni de plus orgueilleux que ces animaux-là et c’est là-dessus que je compte jouer : j’espère que la vente fera sortir le vrai diamant de son trou... et que vous serez là pour assister au miracle.

Morosini ne répondit pas tout de suite : il appréciait en connaisseur la tactique d’Aronov, la seule en effet susceptible de pousser un collectionneur à se déclarer possesseur. Il en connaissait deux ou trois sur ce modèle, cachant férocement un trésor obtenu parfois par des moyens discutables mais incapables de ne pas protester si, d’aventure, un quidam osait se prétendre véritable détenteur de la merveille. Se taire devient alors impossible parce que, sous le silence, rampe un ver rongeur : celui du doute. Et si l’autre avait raison ? Si la vraie pierre c’était la sienne, et non celle qu’il s’en va contempler quotidiennement au fond d’un caveau secret et dans le plus grand mystère ?

Tandis qu’il réfléchissait, son regard revenait presque machinalement à la copie du saphir et le rire du boiteux se fit à nouveau entendre.