« Ma parole, elle est capable de se précipiter sur le premier bateau en partance, pensa Morosini. Il est temps de calmer le jeu ! »
– Soyez un peu raisonnable, lady Mary. Même si vous rejoignez sir Andrew en Egypte, vous n’aurez guère plus de chance d’obtenir de lui ce que vous voulez. À moins que vous ne lui ayez pas dit que vous souhaitiez posséder ce bijou ?
– Oh si, je lui ai dit ! Il m’a répondu qu’il n’était ni à vendre ni à donner et qu’il entendait le garder pour lui !
– Vous voyez bien !... Croyez-vous qu’il se montrera plus compréhensif à l’ombre d’un palmier qu’au bord de la Tamise ? Il faut vous résigner en songeant qu’il est bien d’autres joyaux au monde qu’une jeune femme riche peut s’offrir. À la limite, pourquoi ne pas le faire copier, à l’aide d’un dessin, par un joaillier ?
– Une copie n’aurait aucun intérêt ! C’est le vrai que je désire... parce qu’il était un présent d’amour...
Aldo commençait à trouver que l’entretien s’éternisait quand Mina, qui devait en penser tout autant, frappa discrètement et apparut :
– Veuillez me pardonner, prince, mais je vous rappelle que vous avez un train à prendre et que...
– Seigneur, Mina, j’allais l’oublier ! Merci de me le rappeler. Lady Saint Albans, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme, je suis obligé de prendre congé de vous, mais s’il m’arrivait d’avoir des nouvelles, je ne manquerais pas de vous les communiquer si vous voulez bien me donner une adresse...
– Ce serait aimable à vous !...
Elle semblait rassérénée, tira de son sac une petite carte qu’elle lui remit et, après quelques formules de politesse banales, quitta enfin le cabinet d’Aldo escortée par Mina.
Sa visiteuse partie, le prince réfléchit un instant. Quel dommage que cette vieille mule de Killrenan n’ait pas accepté de faire plaisir à sa jolie nièce ! Au fond, la destination normale d’un beau bijou se trouve sur la personne d’une femme ravissante beaucoup plus que dans le coffre-fort d’un collectionneur. Et comme il avait bon cœur, il rédigea un court message destiné à sir Andrew, lui demandant à mots couverts s’il ne révisait pas sa façon de penser en faveur de sa nièce. Mina s’arrangerait pour le faire parvenir à bord du Robert-Bruce lorsqu’il ferait escale à Port-Saïd. De toute façon, Aldo n’était nullement pressé de vendre ce petit trésor qu’il s’accorda le loisir d’aller contempler une dernière fois avant de monter se mettre en tenue de voyage et de rejoindre Zian dans le canot que le jeune homme maniait aussi bien que la gondole.
Un moment plus tard, il roulait vers la France.
CHAPITRE 2 LE RENDEZ-VOUS
Le temps était affreux. Une pluie fine et glacée faite de neige fondue se déversait d’un ciel bouché quand Aldo Morosini sortit de la gare de Varsovie. Un fiacre grêle le conduisit par la bruyante Marzalskowska zébrée de réclames lumineuses jusqu’à l’hôtel de l’Europe, l’un des trois ou quatre palaces locaux. Sa chambre y était retenue et on lui octroya, avec tous les signes de la plus exquise politesse, une immense pièce à l’ameublement pompeux flanquée d’une salle de bains tout aussi majestueuse mais dont le chauffage, plus discret que le décor, lui fit regretter l’étroit sleeping habillé d’acajou et de moquette qu’il avait occupé dans le Nord-Express. Varsovie n’avait pas encore retrouvé l’élégance raffinée et le confort qui lui étaient propres avant la guerre.
Bien qu’il mourût de faim, Morosini ne descendit pas à la salle à manger. La Pologne étant un pays où l’on déjeunait entre deux et quatre heures et où le repas du soir n’était jamais servi avant neuf heures, il pensa qu’il avait juste le temps de se rendre auprès d’Aronov et se contenta de se faire monter de la « woudka » accompagnée de quelques zakouskis au poisson fumé.
Réchauffé et réconforté par ce petit repas, il endossa une pelisse, se coiffa de la toque fourrée qu’il devait à la prévoyance de Zaccaria et quitta l’hôtel de l’Europe après s’être fait indiquer le chemin à suivre qui n’était pas très long. La pluie avait cessé et Morosini n’aimait rien tant que marcher dans une ville inconnue. C’était, selon lui, la meilleure façon de prendre contact.
Par la Krakowkie Przedmiescie, il gagna la place Zamkowy dont le tracé peu harmonieux était écrasé par la masse imposante du Zamek, le château royal aux tourelles verdies. Il se contenta de lui jeter un coup d’œil intéressé en se promettant de revenir le visiter puis s’engagea dans une rue muette et mal éclairée qui le mena droit au Rynek, la grande place où, de tout temps, battait le cœur de Varsovie. C’était là qu’avant 1764 les rois de Pologne, en costume de couronnement, recevaient les clefs d’or de la ville et nommaient ensuite les chevaliers de leur Milice Dorée.
La place où se tenait toujours le marché était noble et belle. Ses hautes maisons Renaissance, aux volets bardés de fer, conservaient avec beaucoup de grâce, sous les longs toits obliques, un peu de leurs passés successifs. Certaines de ces demeures patriciennes étaient jadis peintes et en gardaient des traces.
La taverne Fukier, lieu du rendez-vous, occupait l’une des plus intéressantes de ces maisons, mais l’entrée, dépourvue d’enseigne, étant obscure, Morosini dut se renseigner avant de s’apercevoir qu’elle se situait au n° 27. Cette bâtisse était non seulement vénérable mais célèbre. Les Fugger, puissants banquiers d’Augsbourg rivaux des Médicis, qui avaient empli l’Europe de leur richesse et prêté de l’argent à nombre de souverains en commençant par l’Empereur, s’y étaient installés au XVIc siècle pour y faire le commerce des vins, et leurs descendants, après avoir polonisé leur nom en Fukier, y exerçaient toujours le même négoce. Leurs profondes caves, réparties sur trois étages, étaient peut-être les meilleures du pays mais aussi un lieu historique : en 1830 et 1863, elles servaient aux réunions secrètes des insurgés.
Tout cela, Aldo le savait depuis peu et ce fut avec un certain respect qu’il pénétra dans le vestibule à la voûte duquel pendait un modèle de frégate. Sur l’un des murs, une tête de cerf louchait un peu vers un ange noir qui portait une croix, assis sur une colonne. Au-delà, il se trouva dans la salle réservée aux dégustateurs. Elle était meublée de ce chêne massif qui, avec le temps, prend une si belle couleur sombre et brillante. Des gravures anciennes ornaient les boiseries.
Si l’on ne tenait pas compte de son décor, la taverne était semblable à bien d’autres salles de café. Des hommes attablés buvaient des vins de provenances diverses tout en causant et en fumant. Après l’avoir parcourue du regard, Morosini alla s’asseoir à une table et commanda une bouteille de tokay. On la lui apporta toute poudreuse avec son étiquette mentionnant l’ancienne formule remontant aux Fugger : Hungariœ natum, Poloniœ educatum[vi].
Un instant, le prince mira le vin couleur d’ambre avant de le respirer et d’y tremper les lèvres. Encore ne le fit-il qu’après avoir porté un toast muet aux ombres de tous ceux qui étaient venus trinquer ici avant lui : ambassadeurs de Louis XIV ou du roi de Perse, généraux de la Grande Catherine, maréchaux de Napoléon, sans compter peut-être Pierre le Grand, presque tous les hommes illustres de Pologne et surtout les héroïques partisans qui tentaient de secouer le joug russe.
Le vin était superbe et Morosini y prit un véritable plaisir tout en suivant les évolutions de la jolie serveuse blonde dont la taille souple bougeait sous les rubans multicolores du costume national. Une agréable euphorie commençait à se glisser dans ses veines quand, soudain, la silhouette bien connue du petit M. Amschel, avec son chapeau rond et sa correction parfaite, s’encadra dans la porte.
Ses yeux vifs eurent vite repéré le Vénitien et il vint à lui d’un pas empressé avec, aux lèvres, le sourire de celui qui retrouve un ami.
– Serais-je en retard ? demanda-t-il dans un français dépourvu d’accent.
– En aucune façon. J’étais en avance. Peut-être parce que j’avais quelque hâte d’arriver à ce rendez-vous. Et puis, je ne connais pas Varsovie.
– Vous n’êtes jamais venu ? Vous m’étonnez ! Les Italiens ont toujours apprécié notre ville, surtout les architectes ! Ceux par exemple qui ont bâti les maisons du Rynek. Ils s’y sont toujours sentis comme chez eux. Quant à vous, prince, vos relations familiales devraient vous ouvrir bien des portes en Pologne. La haute aristocratie européenne ne connaissait guère de frontières jusqu’à cette guerre...
– C’est vrai. J’y possède de vagues cousins et mon père comptait ici nombre d’amis. Il est venu souvent chasser dans les Tatras, mais peut-être ce voyage n’est-il pas l’instant le mieux choisi pour renouer les anciennes relations ? Si je m’en tiens au peu que je sais de celui qui vous envoie... et à ce curieux rendez-vous dans une taverne, il m’a semblé que la discrétion s’imposait pour moi.
– Sans aucun doute et je vous remercie de l’avoir compris. J’espère que votre voyage a été agréable ?
– Très satisfaisant... en dépit du fait que je ne disposais que d’un temps assez court et qu’il m’était impossible de vous donner une réponse puisque votre télégramme ne comportait pas d’adresse...
Le ton de Morosini traduisait un léger mécontentement qui n’échappa pas à son compagnon dont la mine s’attrista :
– Croyez que nous en sommes conscients mais lorsque vous saurez pourquoi vous avez été invité à venir ici, j’espère que vous ne nous en tiendrez pas rigueur. J’ajoute qu’au cas où vous auriez été retardé, j’avais ordre de venir chaque soir à pareille heure vous attendre ici. Et cela pendant un mois.
– Vous étiez donc sûrs que je viendrais ?
– Nous l’espérions, fit Amschel avec une grande urbanité...
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