La personnalité mystérieuse de Simon Aronov n’était pas sans soulever des curiosités, mais le monde hermétique des collectionneurs possédait ses lois qu’il pouvait être dangereux de transgresser ; celle du silence était la plus importante.
Tout en regagnant sa demeure, Morosini observait sa secrétaire du coin de l’œil. Il ne restait plus rien de l’agitation inhabituelle où l’avait jetée le télégramme. Sa coiffure remise en ordre, elle se tenait assise très droite à l’arrière du canot, les mains croisées sur ses genoux et regardant distraitement le paysage familier. L’espèce de passion qu’avait déchaînée en elle l’étrange message s’était effacée comme une risée sur les eaux d’un lac.
– Dites-moi, Mina, fit soudain Morosini, que savez-vous de Simon Aronov ?
– Je ne comprends pas, monsieur.
– C’est pourtant simple. Comment avez-vous su qu’un télégramme signé de ce nom pouvait avoir suffisamment d’importance pour me faire bouleverser mon emploi du temps et m’envoyer galoper à l’autre bout de l’Europe ?
– Mais... c’est un nom très connu parmi les collectionneurs.
– Certes, mais je ne me souviens pas d’en avoir parlé jusqu’à maintenant ?
– La mémoire vous fait défaut, monsieur. Je crois même me rappeler que c’était à propos de la collection de perles noires de cette chanteuse française, Mlle Gaby Deslys, récemment décédée. Et puis, vous savez bien que j’ai travaillé quelque temps chez un diamantaire d’Amsterdam. Si vous trouvez que j’ai eu tort de vous déranger, ajouta-t-elle d’un ton offensé, je vous prie de m’en excuser et de...
– Ne dites donc pas de sottises ! Pour rien au monde je ne voudrais manquer ce rendez-vous...
Pour rien au monde en effet ! Le regard d’Aldo se posa un instant sur les mosaïques bleues et vertes du palais Dario, séduisant et précieux avec son lierre et les lauriers-roses qui en gardaient l’entrée. La gondole à proue d’argent était amarrée à l’un des palli rayés de noir et de blanc. En refusant l’invitation de la Casati, il risquait peut-être de perdre sa dernière chance de retrouver Dianora et aussi de se faire une ennemie de Luisa. Pourtant, même à ce prix, il ne renoncerait pas à son voyage en Pologne. Il éprouvait une sorte de lâche soulagement de se voir ainsi protégé d’un péril grave car, superstitieux comme tout bon Vénitien, il n’était pas éloigné de voir un signe du destin dans le papier chiffonné qui reposait dans sa poche. Dans quelques heures, il prendrait le train et oublierait jusqu’au souvenir de la Casati.
– Au fait, Mina, reprit-il, pourquoi donc m’envoyez-vous à Paris prendre le Nord-Express ? Ne serait-il pas plus simple d’aller chercher le
Trieste-Vienne et de relayer avec le Vienne-Varsovie ?
Le regard que sa secrétaire lui lança à travers les verres de ses lunettes était lourd de réprobation :
– J’ignorais que vous aviez du goût pour les wagons à bestiaux ! Le confort du Nord-Express est parfait à ce que l’on dit et, en outre, il vous amènera à Varsovie vingt-quatre heures avant le train de Vienne qui part seulement jeudi !
Morosini se mit à rire :
– Dire que vous avez toujours raison ! Une fois de plus, je suis battu à plates coutures. Que ferais-je sans vous !...
Rentré chez lui, Morosini écrivit à l’intention de la marquise Casati une lettre d’excuses. Puis il choisit dans ses salons un petit porte-flambeau ancien représentant un esclave noir ceinturé d’un pagne doré et appela Mina.
– Vous ferez porter cette lettre et cette babiole chez donna Luisa Casati dès que j’aurai quitté la maison mais pas avant, indiqua-t-il.
La jeune fille considéra le présent d’un œil critique :
– Est-ce que deux ou trois douzaines de roses ne seraient pas suffisantes ?
– Les roses, elle en use au moins une centaine par jour. Ce serait comme si je lui envoyais une botte d’asperges ou quelques côtelettes. Ceci lui conviendra mieux...
Mina marmotta quelque chose sur les goûts de la dame pour les esclaves noirs, ce qui eut le don d’amuser Aldo :
– Voilà que vous donnez dans les cancans, Mina ? J’aimerais avoir le temps de discuter avec vous des préférences de notre amie mais mon train est dans trois heures et j’ai encore pas mal à faire...
Ayant dit, il s’en alla rejoindre Zaccaria déjà occupé à préparer sa valise en se demandant quel temps il pouvait bien faire à Varsovie en avril. Il était persuadé, sans trop savoir pourquoi, qu’il se trouvait à l’orée d’une aventure passionnante.
Il redescendait pour préparer les émaux du comte Bathory et mettre ordre à quelques papiers quand la voix de Mina alternant avec une autre parvint jusqu’à lui. De toute évidence, sa secrétaire était en train de jouer l’un de ses rôles préférés : celui de chien de garde.
– Il est impossible, milady, que le prince vous reçoive à cette heure. Il s’apprête à partir en voyage et n’a que peu de temps mais si je peux vous être de quelque utilité...
– Non. C’est lui que je veux voir et c’est extrêmement important. Dites-lui, je vous prie, que j’en ai seulement pour quelques minutes !...
Doué d’une oreille sensible, Aldo reconnut aussitôt ce timbre doux et chantant : la belle lady Saint Albans qu’il avait trouvée dans le sillage de la Casati ! Intrigué, car il se demandait ce qu’elle pouvait bien lui vouloir, il commença par consulter sa montre, décida qu’il pouvait distraire un petit quart d’heure et alla rejoindre les deux femmes...
– Merci, Mina, de votre dévouement, mais je vais pouvoir accorder une entrevue à madame. Oh, très brève !... Voulez-vous me suivre dans mon cabinet, lady Saint Albans ?
Elle acquiesça d’une inclinaison de la tête et Morosini pensa qu’elle possédait décidément beaucoup de grâce.
– Eh bien ? fit-il après lui avoir offert un siège, quelle est cette affaire qui ne souffre aucun retard ? Ne pouvions-nous en parler tout à l’heure ?
– En aucun cas ! fit-elle catégorique. Je n’ai pas coutume de discuter sur une place publique de ce qui me tient à cœur...
– Je le conçois volontiers. Alors confiez-moi ce qui vous tient à cœur.
– Le bracelet de Mumtaz Mahal ! Je suis certaine que mon oncle vous l’a apporté tout à l’heure et je suis venue vous prier de me le vendre.
Bien qu’il fût surpris, Morosini ne broncha pas.
– Puis-je demander d’abord qui est votre oncle ? C’est un peu court comme signalement.
– Lord Killrenan, voyons ! Je suis surprise qu’il faille vous le préciser. Il est bien venu vous voir, ce matin, et le but de sa visite ne pouvait être que la vente du bracelet.
Le visage soudain sévère, Aldo se leva pour indiquer qu’il n’entendait pas poursuivre le dialogue.
– Sir Andrew était un grand ami de ma mère, lady Mary. Il veut bien me continuer cette amitié et jamais il n’a fait escale à Venise sans venir passer un moment chez nous. Comment sa nièce peut-elle ignorer ce détail ?
– Je ne suis sa parente que par alliance et je ne suis mariée que depuis un an. Je dois ajouter qu’il ne m’aime guère mais comme il n’aime personne, je n’ai pas à m’en offusquer...
– Sait-il votre présence à Venise ?
– Je me serais bien gardée de la lui révéler mais, ayant appris qu’il ferait escale ici avant de reprendre la route des Indes, je l’ai suivi, ajouta-t-elle avec un demi-sourire en levant ses beaux yeux gris sur son interlocuteur. Quant au bracelet...
– Je n’ai aucun bracelet, coupa Morosini, choisissant de s’en tenir aux ordres de son vieil ami : le joyau ne devait être vendu, à aucun prix, à l’un de ses compatriotes et Mary Saint Albans était anglaise. Sir Andrew est venu me dire adieu avant le grand voyage qu’il entreprend et dont il ignore quand il prendra fin.
– C’est impossible ! s’écria la jeune femme en se levant à son tour. J’ai la certitude qu’il emportait le bracelet avec lui et je jurerais qu’il vous l’a confié ! Oh, prince, je vous en prie : je donnerais tout ce que je possède pour ce bijou...
Elle était de plus en plus jolie et même assez touchante mais Aldo refusa de se laisser attendrir...
– Je vous l’ai dit, je sais seulement, de cet objet, que lors de sa dernière visite, il y a plus de quatre ans, sir Andrew avait voulu l’offrir à ma mère dont il était épris depuis de longues années mais elle l’a refusé. Ce qu’il a pu en faire depuis...
– Il l’a toujours, j’en suis certaine, et maintenant il est parti !...
Elle semblait vraiment désespérée, tordant ses mains dans un geste convulsif tandis que les larmes montaient à ses prunelles transparentes. Aldo ne savait que faire d’elle quand, soudain, elle vint vers lui presque à le toucher. Il put sentir son parfum, voir de tout près ses beaux yeux implorants :
– Dites-moi la vérité, je vous en conjure ! Vous êtes bien certain... qu’il ne vous l’a pas remis ?
Il faillit se fâcher, choisit de se mettre à rire :
– Mais quelle obstination ! Ce bijou doit être exceptionnel pour que vous souhaitiez vous l’approprier !
– Il l’est ! C’est une pure merveille.... mais il vous l’a au moins montré ?
– Mon Dieu, non ! fit Morosini avec désinvolture. Il se doutait bien que j’aurais le même désir que vous de l’acquérir. Savez-vous ce que je pense ?
– Vous avez une idée ?
– Oui... et qui lui ressemblerait assez : n’ayant pu offrir le joyau à celle qu’il aimait, il va le rapporter aux Indes. Voilà qui expliquerait bien ce nouveau voyage. Il va le rendre à Mumtaz Mahal... Autrement dit, le vendre à quelqu’un de là-bas.
– C’est vrai, soupira-t-elle. Ce serait assez dans sa manière. Dans ce cas, il me faut prendre d’autres dispositions...
– Songeriez-vous à lui courir après ?
– Pourquoi pas ? Pour se rendre aux Indes, il faut passer le canal de Suez et tous les navires font escale à Port-Saïd.
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