Troublé, il hésitait à répondre. Ce fut la compagne de la marquise, la créature « sacrifiée », qui le tira d’embarras en s’avançant sur le devant de la scène et en déclarant avec quelque impatience :

– Ne serait-il pas temps, Luisa, que vous me présentiez monsieur ? Je n’aime pas beaucoup que l’on m’oublie...

– C’est en effet inexcusable, madame, fit Aldo en souriant. Je suis le prince Morosini et je vous supplie de me pardonner d’avoir été non seulement aussi grossier que notre amie, mais aveugle de surcroît.

La dame était ravissante. Elle ne devait sa beauté ni à la lumière irisée de l’Adriatique, ni à ses vêtements élégants, ni à son discret maquillage. Mince et blonde, elle portait un tailleur grège d’une coupe parfaite qui n’avait rien à voir avec le « cornet de frites » de Mina Van Zelden. En dépit du mécontentement qu’elle exprimait, sa voix était douce et mélodieuse. Quant à ses yeux gris clair, ils étaient insondables à force de transparence. Une bien jolie créature !...

– Eh bien, fit la marquise avec une bonne humeur inattendue, me voilà bien arrangée ! Il est vrai que j’ai un peu tendance à monopoliser le devant de la scène. Pardonnez-moi, ma chère, et, puisqu’il s’est présenté lui-même, souffrez que je lui apprenne qui vous êtes. Aldo, voici lady Mary Saint Albans, venue tout exprès pour danser chez moi. Une raison de plus de vous y rendre. À présent, nous devons rentrer !

Sans attendre de réponse et avec un dernier geste amical, la Casati se dirigea vers la gondole à proue d’argent qui l’attendait. La belle Anglaise, elle, se retourna pour offrir un sourire à celui qu’on laissait là. Assez désorienté d’ailleurs et ne sachant trop quel parti prendre. À l’émotion qui lui venait à l’idée d’avoir enfin des nouvelles de Dianora, il devait bien admettre une fois de plus qu’il n’était pas guéri. Aurait-il assez de force d’âme pour ne pas se rendre à l’ukase de Luisa ? Le client qu’il devait voir était important. D’autre part, son orgueil se révoltait à l’idée de courir, comme un toutou bien dressé, à l’appât du sucre qu’on lui tendait.

Peut-être fût-il resté encore un bon moment figé sur place à suivre d’un regard distrait le sillage pourpre de la dame aux iris noirs si une voix amusée ne s’était élevée soudain :

– Que te disait donc la Sorcière ? Aurait-elle choisi d’arborer aujourd’hui le masque de Méduse ?

Décidément, il était écrit que Morosini serait en retard à un rendez-vous dont le souvenir lui revenait ! Avec un léger soupir, il se retourna pour considérer sa cousine Adriana...

– On croirait que tu ne la connais pas ? Elle m’intimait l’ordre de me rendre au bal qu’elle donne ce soir alors que j’ai autre chose à faire...

Adriana se mit à rire. Elle était en beauté et semblait d’excellente humeur. Vêtue d’un tailleur noir et blanc à la dernière mode, coiffée d’un charmant chapeau blanc poignardé d’un « couteau » noir, elle offrait une parfaite image d’élégance.

– C’est simple : n’y va pas ! Elle serait capable de te faire dévorer par sa panthère et peut-être même de te jeter dans son vivier. De mauvaises langues prétendent qu’elle y élève des murènes dans la grande tradition des empereurs romains...

– Elle en est bien capable. N’empêche que l’on mange divinement chez elle.

– Chez Momin aussi ! Tu devrais m’inviter à déjeuner : j’ai très faim et il y a longtemps que nous n’avons pas bavardé tous les deux...

– Désolé, je ne peux pas. Bathory doit déjà m’attendre chez Pilsen !

– L’homme aux émaux champlevés ?

– Tout juste ! Je ne peux pas l’inviter chez moi parce qu’il n’aime que la choucroute et que Cecina, de ce fait, le considère comme un insoutenable barbare. Cela dit, je le regrette vivement. Tu es superbe !

Elle rit en pivotant sur elle-même à la manière d’un mannequin.

– Incroyable, n’est-ce pas, ce que peut faire la magie d’un couturier parisien ? Tu vois, je porte l’une des dernières créations de Madeleine Vionnet... et une partie du Longhi que tu as si bien vendu pour moi. Et ne me dis pas que c’est une folie : si je veux me remarier, il faut que je soigne mon apparence... Au fait, si tu es en retard, marchons ! Je t’accompagne jusque chez Pilsen...

Le couple allait atteindre la célèbre taverne implantée jadis à Venise au temps de l’occupation autrichienne et dont le petit jardin accueillait toujours un solide contingent d’amateurs de charcuteries d’origine, quand Mina surgit tout à coup. Rouge, essoufflée et décoiffée, elle n’avait même pas pris le temps de mettre son chapeau et paraissait très émue :

– Grâce à Dieu, monsieur, vous n’êtes pas encore à table, s’écria-t-elle.

– Ah çà, mais c’est une conspiration ? On dirait que tout le monde se ligue pour m’empêcher de déjeuner, ici ! Que vous arrive-t-il, Mina ? Rien de grave, j’espère, ajouta-t-il plus sérieusement.

– Je ne pense pas mais il y a ce télégramme et il vient de Varsovie... Il m’est apparu que vous deviez être prévenu très vite. Si vous voulez vous rendre à ce rendez-vous, il faut que vous puissiez prendre le train pour Paris en fin d’après-midi afin d’attraper le Nord-Express qui part demain soir et moi il faut que je retienne vos places...

Elle avait sorti de sa poche un papier bleu qu’elle offrait tout déplié. Sans répondre, Morosini parcourut le télégramme qui était assez court :

« Si êtes intéressé par affaire exceptionnelle, serai heureux de vous rencontrer à Varsovie le 22. Trouvez-vous vers huit heures du soir à la taverne Fukier. Salutations distinguées. Simon Aronov. »

– Qui est-ce ? demanda Adriana qui avec le sans-gêne de l’intimité s’était arrogé le droit de lire par-dessus l’épaule de son cousin.

Trop surpris pour avoir entendu la question, Morosini ne répondit pas. Il réfléchissait mais, comme la comtesse répétait sa demande, il fourra le télégramme dans sa poche et sourit avec une apparente liberté d’esprit.

– Un client polonais. Pas dépourvu d’intérêt, du reste ! Mina a raison, il vaut mieux que je rentre.

– Eh bien, mais... et ton Hongrois ?

– J’allais l’oublier celui-là !

Il réfléchit encore un court instant puis se décida :

– Ecoute, puisque tu es là et que tu as faim, tu vas me rendre un grand service : va déjeuner à ma place avec Bathory. Tu diras à Scapini, le maître d’hôtel, que vous êtes mes invités...

– Que nous.... mais qu’est-ce que je vais lui dire, moi, à cet homme ?

– Eh bien... que je dois m’absenter et que je t’ai priée de lui tenir compagnie. Il ne sera pas surpris puisqu’il te connaît déjà et je peux même t’assurer qu’il sera très content. Il aime les jolies femmes au moins autant que les émaux du xiie siècle, l’animal, et si d’aventure il tombait amoureux de toi, tu ferais la meilleure affaire de ta vie. Il est veuf, plus noble que nous deux réunis puisqu’il est de sang royal, follement riche et pourvu de terres sur lesquelles le soleil ne se couche presque jamais.

– Possible, mais la dernière fois que je l’ai vu il sentait le cheval.

– Normal ! Comme tous les Hongrois de grande souche, il est moitié homme moitié cheval. Il a des écuries magnifiques et monte comme un dieu. Ceci compense cela.

– Comme tu y vas ! La puszta ne me tente pas plus que de passer ma vie sur la croupe d’un centaure. Et puis...

– Adriana, tu me fais perdre mon temps ! Va toujours déjeuner avec lui ! Quant aux émaux, tu les lui montreras demain. Je les sortirai et tu n’auras qu’à les demander à Mina. Avec les prix... Fais ça pour moi, je te le revaudrai, ajouta-t-il du ton caressant qu’il savait prendre dans certaines occasions et qui manquait rarement son effet.

Un instant plus tard, Adriana Orseolo faisait chez Pilsen une entrée digne de la Casati. Elle avait à peine franchi la porte que Morosini rebroussait chemin vers San Marco en remorquant sa secrétaire pour rejoindre son bateau.

Le télégramme qui gisait au fond de sa poche le troublait un peu, mais surtout lui procurait cette excitation spéciale du chasseur qui flaire une piste chaude. Recevoir une invitation d’un personnage quasi mythique n’avait rien d’ordinaire.

En effet, s’il était inconnu du grand public, le nom de Simon Aronov atteignait à la légende dans le milieu restreint, fermé et secret, des grands collectionneurs de joyaux. Et si les silhouettes de lord Astor, de Nathan Guggenheim, de Pierpont Morgan ou d’Harry Winston, le joaillier new-yorkais, apparaissaient dans les grandes ventes internationales, il n’en allait pas de même de ce Simon Aronov que personne n’avait jamais vu.

Une importante vente de bijoux anciens était-elle annoncée quelque part en Europe qu’un petit homme discret à barbiche de chèvre et chapeau rond venait prendre place dans la salle. Il n’ouvrait pas la bouche, se contentant de gestes discrets à l’adresse du commissaire-priseur qui semblait toujours plein de révérence envers lui et, souvent, il emportait des pièces à faire pleurer de rage les conservateurs de musée.

On avait fini par savoir qu’il se nommait Élie Amschel et qu’il était l’homme de confiance d’un certain Simon Aronov dont il expliquait volontiers l’absence perpétuelle par une impossibilité physique, mais il se refermait comme une huître dès qu’on lui posait d’autres questions, à commencer par le lieu de résidence de son patron. Les seules adresses connues de ce Juif, qui devait être puissamment riche, étaient celles des banques suisses qui géraient ses intérêts. Quant au petit M. Amschel, il achetait, revendait quelquefois et, toujours silencieux, toujours discret, toujours courtois, disparaissait pour retrouver à la sortie des salles de ventes un quatuor de gardes du corps de type asiatique, musclés et aussi avenants qu’une cage de fer.