Lord Killrenan haussa des épaules désinvoltes :
– Vous savez bien que non, mais vous n’en êtes pas moins devenu commerçant, vous qui appartenez à l’une des douze familles appelées Apostoliques qui, sur une île presque déserte, élirent en 697 le premier Doge Paolo Anafesto... et c’est dommage !
Morosini eut un petit salut ironique :
– Je rends hommage à votre érudition, sir Andrew, mais puisque vous connaissez si bien notre histoire, vous devriez savoir que la pratique du commerce n’a jamais fait rougir un Vénitien même de vieille souche puisque c’est du négoce soutenu par les armes qu’est venue à la Sérénissime République son ancienne richesse. Et si certains de mes ancêtres ont commandé des navires, des escadres et même régné temporairement sur leur cité, le rez-de-chaussée de ce palais dont j’ai fait mon magasin et mes bureaux était jadis un entrepôt. Et puis je n’avais pas le choix si je voulais conserver au moins mes murs. À présent, si vous me considérez comme déchu...
Il avait repris l’écrin sur son bureau et le tendait d’une main péremptoire. Que l’Écossais repoussa :
– Pardonnez-moi ! murmura-t-il. J’ai été maladroit... peut-être parce que je voulais vous éprouver. Gardez ceci et vendez-le !
– J’essaierai de vous donner satisfaction le plus vite possible...
– Rien ne presse ! Faites pour le mieux, voilà tout !...
– Quand vous reverrai-je ?
– Peut-être plus jamais ! J’ai l’intention de retourner aux Indes puis de visiter le Pacifique en descendant vers la Patagonie... et à mon âge...
Après lui avoir remis un reçu et noté l’adresse de sa banque, Morosini raccompagna son visiteur au canot qui allait le ramener à son yacht. Mais au moment où ils se serraient la main, le vieux lord retint un instant celle d’Aldo :
– J’allais oublier ! Vendez à qui vous voulez... sauf à l’un de mes compatriotes ! Vous avez compris ?
– Non, mais si c’est votre désir ?
– C’est plus qu’un désir, c’est une volonté. À aucun prix le bracelet moghol ne doit entrer dans une maison britannique !...
Depuis son installation, le prince-antiquaire avait rencontré suffisamment de caprices chez ses clients pour s’étonner de celui-là.
– Soyez tranquille ! L’âme de Mumtaz Mahal n’aura pas lieu de se courroucer, assura-t-il avec un dernier geste d’adieu.
Revenu dans son cabinet de travail, il ne résista pas à l’envie de contempler une fois encore le précieux dépôt. Il ralluma sa lampe et resta de longues minutes à s’emplir les yeux et l’âme du scintillement des gemmes. La fascination qu’exerçaient sur lui des pierres parfaites – plus encore si elles étaient liées à l’Histoire – grandissait au même rythme que sa maison d’antiquités.
Le succès de son entreprise avait été immédiat. À peine savait-on que le palazzo Morosini se changeait en magasin d’exposition qu’une volée de touristes et de curieux s’y abattait. Principalement des Américains. Par bateaux entiers, ceux-ci déferlaient sur l’Europe qui ne les connaissait pas. Ils achetaient à pleines malles, à pleins paquebots et sans presque marchander. Ils disaient : « How much ? » d’une voix nasillarde de vieux phonographe et le tour était joué...
Pour sa part, Morosini vendit à une incroyable vitesse et à des prix inespérés les quelques meubles, tapisseries et objets divers qu’il sacrifia pour lancer son affaire. Il aurait pu vendre en trois mois le contenu de la Cà Morosini et se retirer après fortune faite car, éblouis par cet étonnant magasin vieux de plusieurs siècles, dallé de marbre, peint à fresque et abondamment armorié, ses clients se sentaient prêts à toutes les folies. Il refusa au moins vingt fois de vendre les murs eux-mêmes à des prix qui auraient suffi pour le palais des Doges !
Bien nanti désormais, il put se lancer à son tour à la chasse aux objets rares. Particulièrement, les bijoux. Par goût personnel d’abord, mais aussi dans l’espoir de retrouver la trace du saphir envolé.
Sans succès jusqu’à présent. En revanche, sa réputation d’expert en pierres précieuses anciennes s’établit grâce à un fantastique coup de chance : la découverte à Rome, dans une maison en démolition où il était venu acheter des boiseries, d’une pierre verte, sale et incrustée aux trois quarts dans une gangue de boue solidifiée et de caillasse, qu’il identifia, une fois nettoyée, comme étant non seulement une grosse émeraude mais encore l’une de celles dont l’empereur Néron se servait pour contempler les jeux du cirque. Ce fut un vrai triomphe.
Accablé de demandes d’achat, il eut l’élégance de donner la préférence au musée du Capitole pour un prix dérisoire qui n’emplit pas sa caisse, mais assit sa renommée. Sans oublier le fait que l’aristocratie vénitienne, qui ne s’était guère privée de bouder ses débuts, se hâta de lui rendre ses bonnes grâces. On le consulta au sujet de parures ancestrales et, en cette année 1922, s’il continuait d’acheter meubles anciens et objets rares, il n’en était pas moins en passe de devenir l’un des meilleurs experts européens en matière de pierreries.
Tandis qu’il contemplait le bracelet, il regrettait de ne pouvoir l’acquérir pour son propre compte : le joyau eût été la pièce maîtresse de la petite collection qu’il commençait à peine. Mais si prometteur que soit son début de fortune, il n’en était pas encore à se permettre des folies et cet achat en serait une...
Secouant le charme, il alla enfermer, avec une sorte de hâte, le joyau dans la cachette perfectionnée qu’il avait fait installer derrière une boiserie à secret. C’était invisible et beaucoup plus discret que l’énorme coffre médiéval, infracturable et intransportable, où il rangeait officiellement ses papiers et ses pierres. Il eut cependant un sourire intérieur en pensant qu’avant de laisser partir l’ornement de la princesse moghole pour une collection privée il pourrait encore en repaître ses yeux et ses doigts. C’était une consolation.
Le panneau venait de reprendre sa place quand Mina, sa secrétaire, frappa et entra, une lettre à la main. Il l’interrogea du regard :
– Oui, Mina ?
– On vous écrit de Paris que la princesse
Ghika... je veux dire l’ancienne courtisane Liane de Pougy veut mettre en vente une série de tapisseries du xviiie siècle français. Etes-vous intéressé ? Morosini se mit à rire :
– Ce qui m’intéresse surtout c’est la tête que vous faites pour m’annoncer ça ! Vous auriez pu vous en tenir à la princesse, Mina, sans ajouter une précision qui paraît avoir du mal à passer.
– Veuillez m’excuser, monsieur, mais il y a en effet des fortunes dont j’ai peine à admettre la source. Selon moi, les très belles choses, le luxe, les objets rares, les bijoux de prix devraient être l’apanage des seules femmes convenables. C’est sans doute une conception un peu... hollandaise mais je comprends mal pourquoi en France, en Italie et dans plusieurs autres pays les femmes les mieux parées sont aussi les plus dévergondées.
Le regard bleu d’Aldo pétilla de malice :
– Quoi ? Pas la moindre cocotte de haut vol au pays des tulipes ? Pas la moindre « effeuilleuse » de classe enroulée dans les perles et la zibeline alors que, chez vous, les diamantaires poussent comme violettes au printemps ? Signorina Van Zelden vous me surprenez.
– S’il y en a, je ne veux pas le savoir, fit la jeune fille avec dignité. Que dois-je répondre pour les tapisseries ?
– Non. Nous en avons déjà pas mal et cela tient de la place. Sans compter ce qu’en pensent les mites !
– Bien. Je vais répondre dans ce sens.
– Au fait, qui donc écrivait ?
La secrétaire ajusta ses lunettes pour mieux déchiffrer la signature :
– Une Mme de... Guebriac, je crois. Elle demande d’ailleurs si vous avez l’intention de vous rendre bientôt à Paris.
Dans la mémoire du prince-antiquaire surgit un joli visage aux dents un peu irrégulières mais aux charmantes fossettes. Depuis qu’il était dans les affaires, le nombre de femmes qui se faisaient un devoir de lui en signaler prenait des proportions flatteuses. Il tendit la main :
– Donnez-moi cette lettre ! Je répondrai moi-même.
– Gomme vous voudrez.
Elle allait sortir. Il la retint :
– Mina !
– Oui, monsieur.
– Je voudrais vous poser une question : quel âge avez-vous ?
Derrière leurs verres cerclés d’écaille, les sourcils de la secrétaire remontèrent légèrement :
– Vingt-deux ans. Je croyais que vous le saviez, monsieur ?
– Et il y a environ un an que vous travaillez pour moi, il me semble ?
– En effet. Auriez-vous un reproche à me faire ?
– Aucun. Vous êtes parfaite... ou plutôt vous pourriez l’être si vous consentiez à vous habiller de façon moins sévère. J’avoue ne pas vous comprendre : vous êtes jeune, vous habitez Venise où les femmes sont coquettes, et vous portez des vêtements d’institutrice anglaise. Vous n’avez pas envie de vous mettre un peu en valeur ?
– Je ne crois pas que nos clients apprécieraient une secrétaire aux allures évaporées...
– Sans aller jusque-là, il me semble qu’un peu moins de rigueur...
Son regard remontait la mince et longue silhouette de Mina, depuis les solides richelieu en cuir marron en passant par le tailleur assorti dont la jupe descendait aux chevilles sous une jaquette allongée en pointe dans le dos qui affectait un peu la forme d’un cornet de frites. Le tout à peine éclairé par un chemisier de piqué blanc à col étroit. Quant au visage aux traits fins et à la peau claire semée de quelques taches de rousseur sur un nez délicat, il disparaissait à moitié derrière de vastes et brillantes lunettes à l’américaine sous lesquelles il était impossible de distinguer la couleur exacte des yeux. Tout ce que Morosini avait pu noter en passant, c’est qu’ils étaient sombres, assez grands et plutôt vifs. Pas l’ombre d’un maquillage, bien sûr ! Quant à la chevelure aux somptueux reflets roux, elle était tirée, nattée, disciplinée en un gros chignon massé dans le cou dont pas un cheveu ne dépassait. En résumé, Mina Van Zelden aurait peut-être été charmante arrangée autrement mais, dans l’état actuel des choses, elle ressemblait davantage à une austère gouvernante qu’à la secrétaire d’un prince-marchand aussi élégant que séduisant. Il est vrai qu’elle semblait remporter un vif succès auprès des clients anglo-saxons, leur donnant, dans ce palais un rien voluptueux, la note de gravité qui inspirait confiance.
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