– Je l’ai toujours été un peu, fit-il.

– Il y eut une époque où tu l’étais beaucoup, dit-elle en riant.

Mais il ne lui permit pas de continuer sur ce chemin glissant. La pensée lui venait, en effet, que, s’il tentait un geste tendre, un autre pourrait suivre et que cette robe, dont le profond décolleté en V se voilait assez hypocritement d’un volant de mousseline blanche, ne demandait peut-être qu’à glisser. Or, en dépit de l’émoi qu’il éprouvait, il ne voulait pas se laisser entraîner. Il fallait couper court à ce marivaudage :

– C’est vrai, je t’ai aimée, dit-il avec un sourire qui corrigea la soudaine gravité du ton.

Adririana, je ne suis pas venu parler de ce passé-là mais d’un autre, vieux de trois mois et très douloureux. En regrettant seulement qu’il envahisse cette première visite. Elle aurait dû être consacrée tout entière à l’affection et à la joie de nous retrouver.

Le beau visage à l’ovale parfait pâlit et se chargea de tristesse tandis qu’Adriana reculait en s’adossant aux coussins du canapé.

– La mort de tante Isabelle, murmura-t-elle. C’est tout naturel, mais que puis-je en dire que Zaccaria ou Cecina ne t’ait appris ?

– Je ne sais pas, je voudrais que tu me racontes toi-même et par le détail ce dernier soir où tu l’as vue vivante.

Les yeux noirs s’emplirent de larmes.

– Est-ce indispensable ? Je ne te cache pas que ce souvenir est si douloureux que je me reproche encore de ne pas être restée auprès d’elle toute la nuit. Si j’avais été là, j’aurais pu appeler son médecin, l’aider, mais je ne la croyais pas malade à ce point...

Touché par ce chagrin, il se pencha pour prendre les deux mains de la jeune femme :

– Je sais que tu aurais fait l’impossible pour elle ! Cependant si je te supplie de fouiller ta mémoire au risque de te faire mal, j’ai pour cela une raison grave...

– Laquelle ?

– Je te l’apprendrai après. Raconte d’abord !

– Que puis-je dire ? Ta mère venait d’avoir un rhume qui l’avait fatiguée mais lorsque je suis arrivée, elle m’a paru remise. Nous avons pris le thé ensemble dans le salon des Laques et tout allait pour le mieux jusqu’au moment où elle s’est levée pour m’accompagner lorsque j’allais partir. Elle a eu alors une sorte d’étourdissement. J’ai appelé sa femme de chambre. Elle était allée faire une course et c’est Cecina qui est accourue. Le malaise d’ailleurs semblait passé. Tante Isabelle reprenait un peu couleur, néanmoins nous avons toutes les deux insisté pour qu’elle aille se coucher et comme Cecina avait sur le feu des confitures qui menaçaient de brûler, je me suis proposée pour l’assister. Elle ne voulait pas, mais elle m’avait trop inquiétée. J’ai tenu bon et je l’ai aidée à se mettre au lit. Elle n’a pas voulu que j’appelle le médecin en disant qu’elle avait très envie de dormir. Je l’ai donc laissée en demandant à Cecina de ne pas la déranger, qu’elle ne voulait même pas dîner... Et puis le lendemain matin, Zaccaria m’a téléphoné pour m’annoncer... Rien ne laissait supposer... rien !

Incapable de contenir plus longtemps son émotion, Adriana se mit à pleurer.

– Tu n’as rien à te reprocher, et comme tu le dis, personne ne pouvait imaginer que mère allait nous quitter si vite... ni surtout dans de telles conditions !

– Oh, pour elle, ces conditions n’ont pas été aussi cruelles que pour nous. Elle est morte dans son sommeil et, vois-tu, c’est ma consolation ! Mais tu avais quelque chose de grave à me dire ?

– Oui, et je te supplie de me pardonner. Il faut que toi au moins tu saches : maman n’est pas morte naturellement. On l’a assassinée...

Il attendait un cri ; il n’y eut qu’un hoquet. Et soudain, en face de lui, un masque pétrifié d’où toute vie semblait absente. Il craignit qu’Adriana ne fût en train de perdre connaissance mais comme il allait la prendre aux épaules pour la secouer, il l’entendit souffler :

– Tu es... fou... Ce n’est pas possible ? ...

– Non seulement c’est possible, mais j’en suis certain. Attends !

Cherchant autour de lui, son regard trouva le verre de marsala auquel la jeune femme n’avait pas touché. Il le prit pour lui en faire boire quelques gouttes mais, le saisissant, elle le vida d’un trait. Puis ressuscita. Les yeux reprirent vie, la parole s’affermit...

– As-tu prévenu la police ?

– Non. Ce que j’ai trouvé paraîtrait peut-être un peu mince et j’ai l’intention de chercher moi-même le meurtrier. Aussi te demanderai-je de garder pour toi ce que je viens de t’apprendre. J’entends éviter à la mémoire de ma mère toute publicité de mauvais aloi et à son corps l’outrage d’une autopsie. D’ailleurs, je n’ai guère confiance dans nos sbires vénitiens. Ils n’ont jamais été à la hauteur de ceux du Conseil des Dix[iii]... Je n’aurai pas de mal à faire mieux qu’eux.

– Mais enfin pourquoi l’aurait-on tuée ? Une femme si bonne, si...

– Pour la voler.

– N’avait-elle pas déjà vendu ses bijoux ?

– Il en restait un, fit Aldo qui ne voulait pas entrer davantage dans les détails. Assez pour tenter le misérable sur qui, je te jure, j’arriverai bien à mettre la main tôt ou tard !

– Il te faudra alors le remettre à la justice ?

– La justice, c’est moi qui la rendrai et, crois-moi, elle sera sans quartier... même s’il s’agissait d’un membre de ma famille, d’un proche...

– Comment peux-tu plaisanter sur un tel sujet ? s’indigna la comtesse. Cette guerre, décidément, a fait perdre aux hommes tout sens moral ! À présent, dis-moi tout ! Comment as-tu découvert ce... cette abomination ? ...

– Non. J’ai déjà trop parlé et tu n’en sauras pas davantage. En revanche, si un souvenir te revenait ou si tu soupçonnais quelque chose ou quelqu’un, je compte que tu m’en feras part.

Il s’était levé et elle voulut le retenir :

– Tu pars déjà ? ... Reste avec moi au moins ce soir ?

– Non, je te remercie, mais je dois rentrer. Veux-tu venir déjeuner demain ? Nous aurons tout le temps de parler... et plus de tranquillité, ajouta-t-il, un œil sur le vitrail derrière lequel on pouvait apercevoir la silhouette mouvante de Spiridion qui arpentait la galerie.

– Ne sois pas trop dur avec ce pauvre garçon. Sa rudesse vient de son dévouement et il apprendra vite à te connaître !

– Je ne suis pas certain d’avoir envie de développer nos relations. À propos, où est donc ta vieille Ginevra ? J’aurais aimé l’embrasser.

– Tu la verras une autre fois, à moins que tu ne veuilles aller jusqu’à l’église. À cette heure-ci, elle est au salut... Tu sais qu’elle a toujours été très pieuse et je crois qu’en vieillissant elle le devient chaque jour un peu plus. Après tout, tant que ses pauvres jambes pourront la porter jusqu’aux autels tout sera bien pour elle !

– Ses pauvres jambes la porteraient certainement mieux si elle n’usait pas ses genoux à longueur de journée sur les dalles de Santa Maria Formosa à prier le Jésus, la Madone et tous les saints de sa connaissance pour que sa chère donna Adriana retrouve le sens commun et chasse l’Amalécite de sa vertueuse demeure, déclara Cecina en précipitant dans l’eau bouillante les pâtes destinées au dîner de son maître.

– C’est le beau Spiridion que tu traites d’Amalécite ? Il est né à Corfou, pas en Palestine.

– C’est Ginevra qui le dit. Pas moi. Elle dit aussi que la maison est toute tourneboulée, et donna Adriana aussi, depuis qu’il est arrivé. Je ne lui donne pas tout à fait tort : il n’est pas convenable qu’une dame encore jeune garde chez elle ce réfugié... dont tu as d’ailleurs remarqué qu’il n’est pas vilain !

– Comment ça, pas convenable ? Il est son valet. Depuis des siècles il y a eu à Venise des domestiques et même des esclaves venus d’un peu partout et souvent choisis pour leur physique, fit Aldo avec un rien de sévérité. En bonnes cancanières que vous êtes, vous oubliez un peu trop vite, ton amie et toi, que chez les Orseolo on a toujours tenu grand état de maison, jusqu’à ces temps derniers, bien entendu, et que donna Adriana est une grande dame.

– Je ne cancane pas ! s’écria Cecina révoltée, et je sais très bien qui est donna Adriana. Sa vieille gouvernante et moi craignons seulement que ce ne soit elle qui oublie un peu sa grandeur. Tu sais qu’elle lui donne des leçons de chant, à son... domestique ? Sous prétexte qu’il a une voix superbe.

Trouvant que sa cousine poussait un peu loin l’amour de la musique mais refusant d’abonder dans le sens de Cecina, Aldo se contenta d’un « Pourquoi pas ! » légèrement bougon tout en s’interrogeant intérieurement. Cette nouvelle façon de se vêtir, de se maquiller ? Jusqu’à quel point le beau Grec – car il l’était ! – s’était-il insinué dans les bonnes grâces de sa bienfaitrice ? ... Mais après tout, c’était l’affaire d’Adriana et non la sienne.

Pour cette première soirée, il demanda qu’on le serve dans le salon des Laques et choisit de revêtir l’un de ses anciens smokings.

– Je dîne ce soir avec ma mère et madonna Felicia, déclara-t-il à un Zaccaria très ému. Tu mettras la table à égale distance des deux portraits... Je veux pouvoir les contempler toutes les deux à la fois...

En fait, avant d’arrêter pour son avenir une décision lourde de conséquences, Aldo voulait prendre conseil de ses souvenirs. Ce soir, le silence du salon serait étonnamment vivant. L’âme de ces deux femmes qui avaient forgé sa jeunesse, beaucoup plus qu’un père trop mondain et souvent absent, serait présente. Comme toujours, elles seraient attentives et secourables, unies dans l’amour qu’elles lui portaient.

Rien de mièvre, rien de convenu dans les deux toiles grandeur nature qui se faisaient face au milieu des laques. Sargent avait représenté Isabelle Morosini à la blondeur quasi vénitienne, à l’éclat de perle, surgissant comme un lys du calice d’un étroit fourreau de velours noir sans autre ornement que la splendeur des épaules découvertes mais prolongé d’une traîne quasi royale. Pas d’autre bijou qu’une admirable émeraude à l’annulaire d’une main idéale.