Chaque matin, au réveil, nous sommes crédités de 86 400 secondes de vie pour la journée, et lorsque nous nous endormons le soir il n'y a pas de report à nouveau, ce qui n'a pas été vécu dans la journée est perdu, hier vient de passer. Chaque matin cette magie recommence, nous sommes recré-

dités de 86 400 secondes de vie, et nous jouons avec cette règle incontournable : la banque peut fermer notre compte à n'importe quel moment, sans aucun 1. Le quarter équivaut à 1 F français environ.

préavis : à tout moment, la vie peut s'arrêter. Alors qu'en faisons-nous de nos 86 400 secondes quoti-diennes ? « Cela n'est-il pas plus important que des dollars, des secondes de vie ? »

Depuis son accident elle comprenait chaque jour combien bien peu de gens réalisaient comment le temps se compte et s'apprécie. Elle lui expliqua les conclusions de son histoire : « Tu veux comprendre ce qu'est une année de vie : pose la question à un étudiant qui vient de rater son examen de fin d'année. Un mois de vie : parles-en à une mère qui vient de mettre au monde un enfant prématuré et qui attend qu'il sorte de sa couveuse pour serrer son bébé dans ses bras, sain et sauf. Une semaine : interroge un homme qui travaille dans une usine ou dans une mine pour nourrir sa famille. Un jour : demande à deux amoureux transis qui attendent de se retrouver. Une heure : questionne un claustrophobe, coincé dans un ascenseur en panne. Une seconde : regarde l'expression d'un homme qui vient d'échapper à un accident de voiture, et un millième de seconde : demande à l'athlète qui vient de gagner la médaille d'argent aux jeux Olympiques, et non la médaille d'or pour laquelle il s'était entraîné toute sa vie. La vie est magique, Arthur, et je t'en parle en connaissance de cause, parce que depuis mon accident je goûte le prix de chaque instant. Alors je t'en prie, profitons de toutes ces secondes qui nous restent. »

Arthur la prit dans ses bras et lui murmura dans l'oreille : « Chaque seconde avec toi compte plus que toute autre seconde. » Ils passèrent ainsi le reste de la nuit, enlacés devant l'âtre. Le sommeil les surprit au petit matin, la tempête ne s'était pas calmée, bien au contraire. La sonnerie de son portable les réveilla vers dix heures, c'était Pilguez, il demandait à Arthur de le recevoir, il avait à lui parler et s'excusa de son comportement de la veille.

Arthur hésita, ne sachant si l'homme tentait de le manipuler ou s'il était sincère. Il pensa à la pluie torrentielle qui ne leur permettrait pas de rester dehors, et envisagea que Pilguez userait de cet argument pour pénétrer dans la maison. Sans qu'il y réfléchisse, il l'invita à déjeuner dans sa cuisine.

Peut-être pour être plus fort que lui, plus déroutant.

Lauren ne fit aucun commentaire, elle esquissa un sourire mélancolique, qu'Arthur ne vit pas.

L'inspecteur de police se présenta deux heures plus tard. Lorsque Arthur lui ouvrit la porte, une violente bourrasque de vent s'engouffra dans le couloir et Pilguez dut même l'aider à repousser le battant.

- C'est un ouragan ! s'exclama-t-il.

- Je suis sûr que vous n'êtes pas venu pour parler de météorologie.

Lauren les suivit dans la cuisine. Pilguez fit tomber son trench-coat sur une chaise et s'assit à la table. Deux couverts étaient mis, une salade Caesar au poulet grillé, suivie d'une omelette aux champi-gnons composeraient leur déjeuner. Le tout était accompagné d'un cabernet de la Napa Valley.

- C'est très gentil à vous de me recevoir ainsi, je ne voulais pas vous donner tout ce mal.

- Ce qui me donne du mal, inspecteur, c'est que vous vous acharniez à m'emmerder avec vos histoires abracadabrantes.

- Si elles sont aussi abracadabrantes que vous le dites, je ne vous emmerderai pas longtemps. Alors comme ça, vous êtes architecte ?

- Vous le savez déjà !

- Quel type d'architecture ?

- Je me suis passionné pour la restauration du patrimoine.

- C'est-à-dire ?

- Redonner une vie à des bâtiments anciens, conserver la pierre, en la restructurant pour qu'elle soit adaptée à la vie d'aujourd'hui.

Pilguez avait tapé juste, il entraînait Arthur sur un terrain qui le captivait, mais ce que Pilguez découvrit c'est qu'il était aussi passionnant, et le vieil inspecteur tomba dans son propre piège ; lui qui avait voulu créer un intérêt de la part d'Arthur, une voie pour communiquer, se fit prendre par le récit de son suspect.

Arthur lui fit un véritable cours d'histoire de la pierre, de l'architecture ancienne à l'architecture traditionnelle, en abordant l'architecture moderne et contemporaine. Le vieux flic était envoûté, il enchaînait ses questions les unes aux autres et Arthur y apportait des réponses. La conversation dura ainsi plus de deux heures sans que jamais le temps ne leur semblât long. Pilguez apprit comment sa propre ville avait été reconstruite après le grand tremblement de terre, l'histoire des bâtiments qu'il voyait tous les jours, toute une série d'anecdotes, celles qui racontent comment naissent les villes et les rues que nous habitons.

Les cafés se succédaient et Lauren stupéfaite assistait impassiblement à l'étrange complicité qui s'installait entre Arthur et l'inspecteur.

Au détour d'un récit sur la genèse du Golden Gâte, Pilguez l'interrompit, posant sa main sur la sienne il changea brusquement de sujet. Il voulait lui parler d'homme à homme et sans son badge. Il avait besoin de comprendre, il se décrivit comme un vieux policier que son instinct n'avait jamais trompé. Il sentait et savait que le corps de cette femme était caché dans cette pièce fermée au bout du couloir. Pourtant il ne comprenait pas les motivations de cet enlèvement. Arthur était pour lui le type d'homme qu'un père voudrait avoir pour fils, il le trouvait sain, cultivé, passionnant, alors pourquoi allait-il prendre le risque de tout foutre en l'air en allant piquer le corps d'une femme dans le coma ?

- C'est dommage, je croyais que nous sympathisions vraiment, dit Arthur en se levant.

- Mais c'est le cas, ça n'a rien à voir ou au contraire ça a tout à voir. Je suis sûr que vous avez de vraies bonnes raisons et je vous propose de vous aider.

Il serait honnête avec lui jusqu'au bout des doigts et commença par lui confier qu'il n'aurait pas son mandat ce soir, il n'avait pas de preuves suffisantes.

Il faudrait qu'il aille voir le juge à San Francisco, qu'il négocie et le convainque, mais il y arriverait.

Cela lui prendrait trois ou quatre jours, assez de temps pour qu'Arthur déplace le corps, mais il l'assura qu'une telle entreprise serait une erreur. Il ne connaissait pas ses motifs, mais il allait gâcher sa vie. Il pouvait encore l'aider et le lui proposait, si Arthur acceptait de lui parler et de lui expliquer les clés de ce mystère. La repartie d'Arthur fut teintée d'une certaine ironie. Il était sensible à la démarche généreuse de l'inspecteur et à sa bienveillance, surpris toutefois d'être devenu si proche de lui en deux heures de conversation. Mais lui aussi plaida ne pas comprendre son invité. Il débarquait chez lui, Arthur l'accueillait, le restaurait, et lui s'entêtait à l'accuser sans preuve ni motif d'un forfait absurde.

- Non, c'est vous qui vous entêtez, rétorqua Pilguez.

- Alors quelles sont vos raisons de m'aider, si je suis votre coupable, à part de résoudre une énigme de plus ?

Le vieux flic fut sincère dans sa réponse, il avait brassé dans son métier pas mal d'affaires, avec des centaines de motifs absurdes, de crimes sordides, mais il y avait toujours eu un point commun entre tous les coupables, celui d'être des criminels, des tordus, des maniaques, des nuisibles, mais chez Arthur ça ne semblait pas être le cas. Alors après avoir passé toute sa vie à mettre des cinglés derrière des barreaux, s'il pouvait éviter à un type bien de s'y retrouver, parce qu'il s'était impliqué dans une situation impossible, «j'aurais au moins le sentiment d'avoir été une fois du bon côté des choses », conclut-il.

- C'est très gentil à vous, je le pense en le disant, j'ai apprécié ce déjeuner avec vous, mais je ne suis pas impliqué dans la situation que vous décrivez. Je ne vous congédie pas mais j'ai du travail, nous aurons peut-être l'occasion de nous revoir.

Pilguez acquiesça d'un hochement désolé de la tête et se leva en saisissant son imperméable. Lauren, qui durant toute la conversation des deux hommes s'était assise sur le buffet, sauta sur ses jambes et les suivit lorsqu'ils s'engouffrèrent dans le couloir qui menait à l'entrée de la maison.

Devant la porte du bureau Pilguez s'immobilisa, regardant la poignée.

- Alors vous l'avez ouverte, votre boîte à souvenirs ?

- Non, pas encore, répondit Arthur.

- C'est dur parfois de replonger dans le passé, il faut beaucoup de force, beaucoup de courage.

- Oui, je sais, c'est ce que j'essaie de trouver.

- Je sais que je ne me trompe pas, jeune homme, mon instinct ne m'a jamais abusé.

Alors qu'Arthur allait l'inviter à partir, la poignée de la porte se mit à tourner, comme si quelqu'un l'actionnait de l'intérieur, et la porte s'ouvrit. Arthur se retourna stupéfait. Il vit Lauren dans l'embrasure du chambranle, elle lui souriait avec tristesse.

- Pourquoi as-tu fait ça ? murmura-t-il, le souffle coupé.

- Parce que je t'aime.

De l'endroit où il était, Pilguez vit instantanément le corps qui reposait sur le lit, avec sa perfusion.

« Dieu merci, elle est en vie. » Il entra dans la pièce, laissant Arthur à l'entrée, s'approcha et s'agenouilla près du corps. Lauren prit Arthur dans ses bras. Elle l'embrassa sur sa joue, tendrement.

- Tu n'aurais pas pu, je ne veux pas que tu gâches le reste de ta vie pour moi, je veux que tu vives libre, je veux ton bonheur.