- Non, tu as raison, c'est trop tordu.

- Sans le mobile on ne trouvera pas.

- Il y a toujours ta piste des cliniques.

- Je pense que c'est une impasse, je ne la sens pas.

- Pourquoi dis-tu ça ? Tu voulais que je reste travailler avec toi ce soir !

- Je voulais que tu dînes avec moi ce soir !

Parce que c'est trop visible. Ils ne pourront pas recommencer, les hôpitaux du comté vont tous être très vigilants, et je ne pense pas que le prix d'un seul corps vaille le risque, ça vaut combien un rein ?

- Deux reins, un foie, une rate, un cœur, ça peut faire dans les cent cinquante mille dollars.

- C'est plus cher que chez le boucher, dis donc !


- Tu es immonde.

- Tu vois ça ne tient pas la route non plus, pour une clinique qui serait dans la mouise, cent cinquante mille dollars ne changeraient rien. Ce n'est pas une histoire d'argent.

- C'est peut-être une histoire de disponibilité.

Elle disserta son idée : quelqu'un pouvait vivre ou mourir en fonction de la disponibilité et de la compatibilité d'un organe. Des gens mouraient faute d'avoir pu obtenir dans le temps le rein ou le foie dont ils avaient besoin. Quelqu'un disposant de moyens financiers suffisants pouvait avoir comman-dité l'enlèvement d'une personne en coma irréversible pour sauver un de ses enfants ou lui-même.

Pilguez trouvait cette piste complexe mais crédible.

Nathalia ne voyait pas en quoi sa théorie était compliquée. Elle l'était pour Pilguez. Une telle piste élargissait considérablement l'éventail des suspects, on ne rechercherait plus nécessairement un criminel. Pour survivre ou pour sauver un de ses enfants, bien des individus pouvaient être tentés de suppri-mer quelqu'un déjà reconnu cliniquement mort.

L'auteur pouvait se sentir dédouané de la notion de meurtre, compte tenu de la finalité de son acte.

- Tu penses qu'il faut faire toutes les cliniques pour identifier un patient financièrement aisé en attente d'un don d'organe ? demanda-t-elle.

- Je n'espère pas parce que c'est un travail de fourmi en terrain sensible.

Le portable de Nathalia sonna, elle décrocha en s'excusant, écouta attentivement, prit des notes sur la nappe, et remercia plusieurs fois son interlocuteur.

- Qui était-ce ?

- Le type de permanence à la régulation, celui que j'ai appelé tout à l'heure.

- Et alors ?

Le régulateur avait eu l'idée de passer un message aux patrouilles de nuit, juste pour vérifier qu'une équipe n'avait rien vu de suspect au sujet d'une ambulance, sans pour autant remplir une main courante.

- Alors ?

- Eh bien il a eu une très bonne idée, parce qu'une patrouille a intercepté et filé une ambulance datant de l'après-guerre qui tournait en rond dans le bloc Green Street, Filbert, Union Street hier soir.

- Ça sent bon, qu'est-ce qu'ils ont dit ?

- Qu'ils ont suivi le type au volant de cette ambulance, il a raconté qu'elle partait à la retraite au bout de dix ans de bons et loyaux services. Ils ont pensé que l'ambulancier était attaché à sa voiture et qu'il traînait avant de la ramener une dernière fois au garage.

- C'était quoi le modèle ?

- Une Ford 71.

Pilguez fit un rapide calcul mental. Si la Ford mise au rebut la veille au soir après dix années de fonctionnement était de soixante et onze, cela voulait donc dire qu'elle aurait été gardée sous Cello-phane pendant seize ans avant d'être mise en service. Le chauffeur avait baratiné les policiers. Il tenait une piste.

- J'ai encore mieux, ajouta sa collègue.

- Quoi ?

- Ils l'ont suivie jusqu'au garage où il l'a ramenée. Et ils ont l'adresse.

- Tu sais, Nathalia, c'est bien que l'on ne soit pas ensemble, toi et moi.

- Pourquoi dis-tu ça maintenant ?

- Parce que là, j'aurais eu la preuve que j'étais cocu.

- Tu sais quoi, George ? Tu es un vrai con. Tu vas vouloir y aller dès maintenant ?

- Non, demain matin, le garage doit être fermé et sans mandat je ne pourrai rien faire. En plus je préfère y aller sans attirer l'attention. Je ne cherche pas à coincer l'ambulance mais les types qui s'en sont servie. Mieux vaut y aller en touriste plutôt que de faire courir les lièvres dans leur terrier.

Pilguez paya la note et ils sortirent tous les deux sur le trottoir. Le lieu où l'ambulance avait été contrôlée se situait à un carrefour de l'endroit où ils venaient de se restaurer, et George regarda le coin de la rue comme en quête d'une image.

- Tu sais ce qui me ferait plaisir ? dit Nathalia.

- Non, mais tu vas me le dire.

- Que tu viennes dormir à la maison, je n'ai pas envie de dormir seule ce soir.

- Tu as une brosse à dents ?

- J'ai la tienne !

- J'aime bien te taquiner, il n'y a qu'avec toi que je m'amuse. Viens, on y va, moi aussi je voulais rester avec toi ce soir. Ça fait longtemps.

- Jeudi dernier.

- C'est ce que je dis.

Lorsqu'ils éteignirent la lumière une heure et demie plus tard, George avait acquis la conviction qu'il résoudrait cette énigme, et ses convictions tombaient juste une fois sur deux. La journée de mardi fut fructueuse. Après avoir rencontré Mme Kline, il écarta toute suspicion à son égard, il avait appris que les médecins avaient eux-mêmes proposé d'en finir. La loi fermait les yeux depuis deux ans dans des cas similaires. La mère avait été coopérative, elle était indiscutablement très boule-versée, et Pilguez savait distinguer les gens sincères de ceux qui simulaient la douleur morale. Elle ne collait pas du tout à la peau d'un personnage capable d'organiser une telle opération. Au garage, il avait repéré le véhicule incriminé. En y entrant, il avait été surpris ; l'établissement était spécialisé dans la réparation des véhicules de secours. Cet atelier de carrosserie ne contenait que des ambulances en révision, il était impossible d'y jouer au touriste.

Quarante ouvriers mécaniciens et une dizaine d'administratifs y travaillaient. En tout, près de cinquante personnes potentiellement suspectes. Le patron, dubitatif, avait écouté le récit de l'inspecteur, s'interrogeant sur ce qui avait pu pousser les auteurs du crime à ramener sagement le véhicule au lieu de le faire disparaître. Pilguez répondit que le vol aurait alerté les services de police, qui auraient fait le lien. Un employé du garage était probablement dans la combine et avait espéré que

« l'emprunt » passerait incognito.

Restait à trouver lequel était impliqué. Aucun d'après le directeur, la serrure ne présentait pas de trace d'effraction et personne n'avait la clé du garage pour y pénétrer la nuit. Il interrogea le chef d'atelier sur ce qui avait pu inciter les «emprun-teurs » à choisir ce vieux modèle, ce dernier lui expliqua que c'était le seul qui se conduisait comme une voiture. Pilguez y vit un indice de plus pour qu'un membre du personnel soit complice dans

« son affaire ». À la question : était-il possible que quelqu'un subtilise la clé et en fasse un double durant la journée, il répondit positivement : « C'est envisageable, à midi lorsqu'on ferme la porte principale. » Tout le monde était donc suspect. Pilguez se fit remettre les dossiers du personnel, et mit sur le haut de la pile ceux des employés qui avaient quitté le garage au cours des deux dernières années.

Il retourna au commissariat vers quatorze heures.

Nathalia n'était pas revenue de sa pause déjeuner, il se plongea dans l'analyse approfondie des cinquante-sept pochettes marron qu'il avait posées sur son bureau. Elle arriva vers quinze heures, parée d'une nouvelle coiffure et prête à assumer les sarcasmes de son compagnon de travail.

- Tais-toi, George, tu vas dire une connerie, dit-elle en entrant, avant même d'avoir posé son sac.

Il leva les yeux de ses papiers, la scruta et esquissa un sourire. Avant qu'il ne dise quoi que ce soit, elle s'était rapprochée de lui et posa son index sur sa bouche pour qu'il ne prononce aucun mot :

« Il y a un truc qui va t'intéresser beaucoup plus que ma coiffure, et je ne te le dis que si tu te dispenses de tout commentaire, on est d'accord ? » Il fit mine d'être bâillonné et émit un grognement synonyme de son acceptation des conditions du marché. Elle ôta son doigt.

- La mère de la petite a téléphoné, elle s'est souvenue d'un détail important pour ton enquête et elle veut que tu la rappelles. Elle est chez elle et attend ton appel.

- Mais j'adore ta coiffure, ça te va très bien.

Nathalia sourit et retourna à son bureau. Au télé-

phone, Mme Kline fit part à Pilguez de son étrange discussion avec ce jeune homme rencontré par hasard à la Marina, celui qui l'avait tant sermonnée sur l'euthanasie.

Elle lui raconta dans le détail l'épisode de sa rencontre avec cet architecte qui aurait connu Lauren aux urgences, à la suite d'une coupure au cutter. Il avait prétendu déjeuner souvent avec sa fille. Bien que la chienne semblât l'avoir reconnue, il lui paraissait improbable que sa fille n'ait jamais parlé de lui, surtout si comme il le disait la rencontre remontait à deux ans. Ce dernier détail faciliterait sûrement l'enquête. « Ben tiens », avait murmuré le policier à cet instant. « En gros, avait-il conclu, vous me demandez de rechercher un architecte qui se serait coupé il y a deux ans, qui aurait été soigné par votre fille, et que nous devrions suspecter, parce que au cours d'une rencontre fortuite, il vous a manifesté son opposition à l'euthanasie ? - Cela ne vous semble pas une piste sérieuse ? avait-elle questionné. - Non, pas vraiment », et il raccrocha.

- Alors c'était quoi ? demanda Nathalia.

- C'était quand même pas mal tes cheveux mi-longs.