trer tes narines.

- Tu me fais chier avec ton café, mon vieux, rien ne pénètre mes narines ! Non mais je rêve.

Laisse l'arôme pénétrer tes narines, mais où tu vas les chercher ?

Il porta ses lèvres à sa tasse, recrachant immé-

diatement le peu de liquide brûlant qu'il avait ingur-gité. Lauren se mit derrière Arthur et le prit dans ses bras. Elle posa sa tête sur son épaule et lui murmura à l'oreille :

- J'aime ce lieu, je m'y sens bien, c'est apaisant.

- Où étais-tu ?

- J'ai fait le tour du propriétaire pendant que vous philosophiez sur le café.

- Et alors ?

- Tu lui parles à elle, là ? interrompit Paul d'un ton exaspéré.

Sans prêter la moindre attention à la question de Paul, Arthur s'adressa à Lauren :

- Tu aimes ?

- Il faudrait être difficile, répondit-elle, mais tu as des secrets à me confier, ce lieu en est plein, je peux les sentir dans chaque mur, dans chaque meuble.

- Si je te fais chier, tu n'as qu'à faire comme si je n'étais pas là ! reprit son acolyte.

Lauren ne voulait pas être ingrate mais lui souffla qu'elle adorerait être seule avec lui. Elle était impatiente qu'il lui fasse visiter les lieux. Elle ajouta qu'elle avait très envie qu'ils parlent. Il voulut savoir de quoi, elle répondit : « D'ici, d'hier. »

Paul attendait qu'Arthur daigne enfin s'adresser à lui, mais ce dernier semblait être à nouveau en conversation avec son invisible compagne, il se décida à les interrompre.

- Bon, est-ce que tu as encore besoin de moi, parce que sinon je vais rentrer à San Francisco, il y a du boulot au bureau, et puis tes conversations avec Fantômas me mettent mal à l'aise.

- N'aie pas l'esprit si fermé, veux-tu ?

- Pardon ? Je n'ai pas dû bien entendre. Tu viens de dire au type qui t'a aidé à piquer un corps dans un hosto un dimanche soir, avec une ambulance volée, et qui boit un café italien, à quatre heures de chez lui, sans avoir dormi de la nuit, de ne pas avoir l'esprit si fermé ? Tu es gonflé à l'hélium, toi !

- Ce n'est pas ce que je voulais dire.

Paul ne savait pas ce qu'il avait voulu dire mais il préférait rentrer avant qu'ils ne s'engueulent

« parce que ça pourrait venir, vois-tu, et ce serait dommage, vu les efforts accomplis jusque-là».

Arthur s'inquiéta de savoir si son ami n'était pas trop fatigué pour reprendre la route. Il le rassura, avec le café italien (il insista ironiquement sur le terme) qu'il venait de boire il disposait d'au moins vingt heures d'autonomie avant que la fatigue n'ose se poser sur ses paupières. Arthur ne releva pas le sarcasme. Paul, quant à lui, s'inquiétait de laisser son ami sans voiture dans cette maison abandonnée.

- Il y a le break Ford dans le garage.

- Il a roulé quand la dernière fois, ton break Ford?

- Longtemps !

- Et il va démarrer, le break Ford ?

- Sûrement, je vais charger la batterie, et il va redémarrer.

- Sûrement ! Et puis après tout, si tu es en rade ici tu te démerderas, j'ai assez donné pour cette nuit.

Arthur accompagna Paul jusqu'à la voiture.

- Ne te fais plus de souci pour moi, tu en as déjà fait beaucoup.

- Mais bien sûr que je m'inquiète pour toi. En temps normal je te laisserais seul dans cette maison et je serais terrorisé à l'idée des fantômes, mais toi, en plus tu apportes le tien !

- File !

Paul mit le moteur en marche, il baissa la vitre avant de partir.

- Tu es sûr que ça va aller ?


- J'en suis sûr.

- Bon, alors j'y vais.

- Paul ?

- Quoi ?

- Merci pour tout ce que tu as fait.

- Ce n'est rien.

- Si, c'est beaucoup, tu as pris tellement de risques pour moi, sans tout comprendre, rien que par loyauté et amitié, et c'est beaucoup, et je le sais.

- Je sais que tu sais. Allez, je m'en vais, on va se jeter une larmichette sinon. Prends soin de toi et donne-moi des nouvelles au bureau.

Promesses furent faites, et la Saab disparut rapidement derrière la colline. Lauren sortit sur le perron.

- Alors, dit-elle, on le fait ce tour du proprié-

taire ?

- Intérieur ou extérieur d'abord ?

- Avant tout, où sommes-nous ?

- Tu es dans la maison de Lili.

- Qui est Lili ?

- Lili était ma mère, c'est ici que j'ai grandi la moitié de mon enfance.

- Il y a longtemps qu'elle est partie ?

- Très longtemps.

- Et tu n'es jamais revenu ici ?

- Jamais.

- Pourquoi ?

- Entre ! On en parlera plus tard, après la visite.

- Pourquoi ? insista-t-elle.

- J'ai oublié que tu étais la réincarnation d'une mule. Parce que !

- C'est moi qui t'ai fait rouvrir ce lieu ?

- Tu n'es pas le seul fantôme de ma vie, dit-il d'une voix douce.

- Ça te coûte d'être ici.

- Ce n'est pas le terme, disons que c'est important pour moi.

- Et tu as fais ça pour moi ?

- J'ai fait cela parce que le moment était venu d'essayer.

- D'essayer quoi ?

- D'ouvrir la petite valise noire.

- Tu veux bien m'expliquer la petite valise noire ?

- Des souvenirs.

- Tu en as beaucoup ici ?

- Presque tous. C'était ma maison.

- Et après ici ?

- Après j'ai fait en sorte que cela passe très vite, après j'ai beaucoup grandi tout seul.

- Ta mère est morte brutalement ?

- Non, elle est morte d'un cancer, elle le savait, c'est pour moi que cela a été très vite. Suis-moi, je vais te faire visiter le jardin.

Ils sortirent tous les deux sur le perron, et Arthur emmena Lauren jusqu'à l'océan qui bordait le jardin. Ils s'assirent à la lisière des rochers.

- Si tu savais le nombre d'heures que j'ai passées assis là avec elle, je comptais les crêtes des vagues en faisant des paris. On venait souvent regarder le soleil se coucher. Beaucoup de gens ici se retrouvent le soir sur les plages, pendant une demi-heure, pour assister au spectacle. C'en est un différent tous les jours. À cause de la température de l'océan, de l'air, de plein de choses, les couleurs du ciel ne sont jamais pareilles. Comme dans les villes les gens rentrent regarder à heure fixe le journal télévisé, ici les gens sortent pour regarder le coucher du soleil, c'est un rituel.

- Tu as vécu longtemps ici ?

- J'étais un petit garçon, j'avais dix ans lorsqu'elle est partie.

- Ce soir tu me montreras le coucher du soleil !

- C'est une obligation ici, dit-il en souriant.

Derrière eux la maison commençait à briller dans les lumières du matin. Les patines de la façade étaient dégradées côté mer, mais la maison avait dans l'ensemble bien résisté aux années. De l'exté-

rieur, personne n'aurait pu croire qu'elle dormait depuis si longtemps.

- Elle a bien tenu le coup, dit Lauren.

- Antoine était un maniaque de l'entretien. Jardinier, bricoleur, pêcheur, nounou, gardien de la maison, c'était un écrivain échoué là que Maman avait recueilli. Il habitait dans la petite annexe.

Avant l'accident d'avion de papa, c'était un ami de mes parents. Je crois qu'il a toujours été amoureux de maman, même quand papa était encore là. Je soupçonne qu'ils ont fini par être amants, mais bien plus tard. Elle l'a porté dans sa vie, il l'a portée dans son deuil. Ils parlaient peu tous les deux, en tout cas tant que j'étais réveillé, mais ils étaient terriblement complices. Ils se comprenaient du regard.

Ils ont soigné dans leurs silences communs toutes les violences de leur vie. Il régnait un calme entre ces deux êtres qui était déroutant. Comme si chacun s'était fait religion de ne plus jamais connaître la colère ou la révolte.

- Qu'est-ce qu'il est devenu ?

Replié dans le bureau, là où ils avaient installé le corps de Lauren, il avait survécu dix ans à Lili.

Antoine avait passé la fin de sa vie à entretenir la maison. Lilli lui avait laissé de l'argent, c'était son style de tout prévoir, même l'imprévisible. En cela Antoine lui ressemblait. Il décéda à l'hôpital au début d'un hiver. Un matin ensoleillé et frais, il s'était réveillé fatigué. En graissant les gonds du portail, une douleur sourde s'était insinuée dans sa poitrine. Il avait marché entre les arbres pour chercher l'air qui lui manquait tout à coup. Le vieux pin sous lequel il faisait ses siestes de printemps et d'été l'avait accueilli sous ses branches quand il était tombé sans pouvoir se retenir. Terrassé par la douleur, il avait rampé jusqu'à la maison et appelé des voisins au secours. Conduit aux urgences médicales de Monterey, il s'y était éteint le lundi suivant. On aurait pu croire qu'il avait préparé son départ. À

son décès, le notaire de famille avait contacté Arthur pour lui demander ce qu'il fallait faire de la maison.

- Il m'a dit qu'il avait été sidéré en s'y rendant.

Antoine avait tout rangé, comme s'il partait en voyage le jour de son malaise.

- C'est peut-être ce qu'il avait en tête ?

- Antoine, partir en voyage ? Non, déjà pour le faire se rendre à Carmel faire des courses c'était une négociation qu'il fallait entreprendre plusieurs jours à l'avance. Non, je pense qu'il a eu cet instinct du vieil éléphant, il a senti venir son heure ou bien peut-être en avait-il assez et s'est-il abandonné.

Pour expliquer son point de vue il rapporta la réponse de sa mère à une question qu'il lui avait un jour posée sur la mort. Il avait voulu savoir si les grandes personnes en avaient peur, elle lui avait formulée cette réponse dont il se souvenait par cœur, elle avait dit : « Lorsque tu as passé une bonne journée, que tu t'es levé tôt le matin pour m'accompagner à la pêche, que tu as couru, travaillé aux rosiers avec Antoine, tu es épuisé le soir, et finalement, toi qui détestes aller te coucher, tu es heureux de plonger dans tes draps pour trouver le sommeil. Ces soirs-là tu n'as pas peur de t'endormir.