Conformément au plan établi par Arthur, il leur fallait encore retourner chez lui transférer le corps dans sa voiture. Tandis que Paul rapporterait le véhicule emprunté au garage de son père, Arthur des-cendrait toutes les affaires préparées pour le voyage et le séjour à Carmel. Le matériel de pharmacie avait été soigneusement emballé et stocké dans le grand frigo General Electric.

En arrivant devant le garage, Paul actionna la télé-

commande de la porte coulissante, rien ne se produisit.

- C'est toujours comme ça dans les mauvais polars, dit-il.

- Que se passe-t-il ? questionna Arthur.

- Non, dans les mauvais polars, le voisin prend un air plus macho et moins maniéré et dit : « C'est quoi ce bordel ? » Là, en l'occurrence, c'est ta porte télécommandée qui ne s'ouvre pas, et c'est une ambulance du garage de mon père, avec un corps dedans, qui est garée devant ton immeuble à l'heure où tous tes voisins vont aller faire pisser leur chien.

- Merde alors !

- C'est à peu de chose près ce que je disais, Arthur.

- Passe-moi la télécommande !

Paul s'exécuta en haussant les épaules. Arthur appuya nerveusement sur le bouton, sans que rien se produise.

- Et en plus il me prend pour un débile.

- La pile est morte, enchaîna Arthur.

- C'est la pile bien sûr, argua Paul sarcastique, tous les génies se font piquer à cause d'un détail comme ça.

- Je cours en chercher une, fais le tour du pâté de maisons.

- Tu peux prier pour en avoir une dans tes tiroirs, génie !

- Ne réponds pas et monte, enchaîna Lauren.

Arthur descendit de l'ambulance et gravit l'escalier à toute hâte, il entra en trombe dans l'appartement, et commença à fouiller tous les tiroirs.

Aucune pile en vue. Il vida celui du secrétaire, ceux de la commode, ceux de la cuisine, pendant que Paul enchaînait son cinquième tour de pâté de maisons.

- Là, si je ne me fais pas repérer par une patrouille, je suis le mec le plus cocu de la ville, maugréa Paul en entamant son sixième tour, juste au moment où il croisait une voiture de police. « Ben non, je ne suis pas cocu et là pourtant ça m'aurait bien arrangé ! »

La voiture s'arrêta à sa hauteur, le policier lui fit signe de baisser sa vitre, il s'exécuta.

- Vous êtes perdu ?

- Non, j'attends un collègue qui est monté chercher des affaires et on ramène Daisy au garage.

- Qui est Daisy ? demanda le policier.

- L'ambulance, c'est son dernier jour, elle a fait son temps, dix ans qu'on tourne ensemble, elle et moi, c'est dur de se séparer, vous comprenez ? Des tas de souvenirs, tout un pan de vie.

Le policier hocha la tête. Il comprenait, il lui demanda de ne pas trop traîner. Ils allaient générer des appels au central. Les gens étaient d'une nature curieuse et inquiète dans ce quartier. « Je sais, j'y habite, monsieur l'agent, je prends mon collègue et on rentre. Bonne nuit ! » L'agent lui souhaita également bonne nuit et la voiture de patrouille s'éloigna. À l'intérieur le conducteur paria dix dollars avec son coéquipier qu'il n'attendait personne.

- Il ne doit pas se résoudre à ramener sa guim-barde. Dix ans dedans, ça doit faire de la peine quand même.

- Ouais ! Et d'un autre côté ce sont les mêmes qui manifestent parce que la mairie ne leur donne pas de fric pour changer de matériel.

- Mais quand même dix ans, ça crée des liens.

- Ça crée des liens, oui...

L'appartement était presque aussi sens dessus dessous qu'Arthur. Soudain il se figea au milieu du salon en quête d'une idée qui les sauverait.

- La télécommande de la télévision, murmura Lauren.

Stupéfait, il se retourna vers elle et se jeta sur le boîtier noir. Il arracha littéralement la trappe à l'arrière et en retira la pile carrée qu'il mit rapidement dans la commande du garage. Il courut à la fenêtre et appuya sur le bouton.

Paul fulminant entamait son neuvième passage quand il vit la porte s'ouvrir. Il s'engouffra en priant pour qu'elle se referme plus vite qu'elle ne s'était ouverte. « C'était vraiment la pile, mais qu'il est con ! »

Pendant ce temps, Arthur redescendait les escaliers jusqu'au garage.

- Ça a été ?

- Pour moi ou pour toi maintenant ? Je vais t'étriper !

- Aide-moi plutôt, on a encore du boulot.

- Mais je ne fais que ça de t'aider !

Ils transportèrent le corps de Lauren avec beaucoup de délicatesse. Ils l'assirent à l'arrière, le bocal de la perfusion coincé entre les deux accoudoirs et l'emmitouflèrent dans une couverture. Sa tête reposait contre la portière, de l'extérieur tout le monde aurait cru qu'elle dormait.

- J'ai l'impression d'être dans un film de Taran-tino, pesta Paul. Tu sais, le truand qui se débarrasse...

- Tais-toi ! Tu vas dire une connerie.

- Pourquoi, on en est à une connerie près ce soir ? C'est toi qui vas ramener l'ambulance ?

- Non, mais c'est parce qu'elle est à côté de toi et tu allais être blessant, voilà tout.

Lauren mit la main sur son épaule.

- Ne vous engueulez pas, vous avez eu une dure journée tous les deux, dit-elle d'une voix apaisante.

- Tu as raison, continuons.

- J'ai raison quand je ne dis rien ? maugréa Paul.

Arthur enchaîna :

- Va au garage de ton père, je passe te prendre dans dix minutes, je monte chercher les équipe-ments.

Paul monta dans l'ambulance, la porte du garage s'ouvrit cette fois sans caprice, et il sortit sans dire un mot. Au croisement d'Union Street il ne vit pas la voiture de patrouille qui l'avait interpellé tout à l'heure.

- Laisse passer une voiture et suis-le ! dit le policier.

L'ambulance tourna dans Van Ness, suivie de près par le véhicule 627 de la police municipale.

Lorsqu'elle entra dix minutes plus tard dans la cour du garage, les policiers ralentirent, et reprirent leur ronde normale. Paul ne sut jamais qu'il avait été filé.

Arthur arriva un quart d'heure plus tard. Paul sortait dans la rue et monta à l'avant de la Saab.

- Tu as visité San Francisco ?

- J'ai roulé doucement, à cause d'elle.

- Tu as prévu que l'on arrive à l'aube ?

- Exactement, et détends-toi maintenant, Paul.

Nous avons presque réussi. Tu viens de me rendre un service inestimable, je le sais, ce que je ne sais pas, c'est comment te le dire, et tu as pris des risques, je le sais aussi.

- Allez roule, j'ai horreur des remerciements.

La voiture sortit de la ville par la route 280 sud.

Très vite ils bifurquèrent vers Pacifïca, avant de s'engager sur la route n° 1, celle qui longe les falaises, celle qui mène à la baie de Monterey, vers Carmel, celle qu'aurait dû emprunter Lauren un matin du début de l'été dernier, au volant de sa vieille Triumph.

Le paysage était spectaculaire. Les falaises semblaient se découper dans la nuit, comme une dentelle noire. Une lune inachevée dessinait les contours de la route. Ils roulaient ainsi au son des harmonies du concerto pour violon de Samuel Barber.

Arthur avait confié le volant à Paul, il regardait par la fenêtre. Au bout de ce voyage l'attendait un autre réveil. Celui de bien des souvenirs endormis pendant si longtemps...

Arthur avait fait ses classes d'architecture à l'uni-versité de San Francisco. À vingt-cinq ans il avait revendu le petit appartement que sa mère lui avait légué et partait en Europe, à Paris, pour suivre deux années d'études à l'école Camondo. Il s'installa dans un petit studio rue Mazarine et vécut deux années passionnantes. Il partit ensuite poursuivre une année d'études à Florence avant de retourner dans sa Californie natale.

Bardé de diplômes, il entra chez Miller, architecte designer réputé de la ville, y fit ses deux années de stage, travailla à mi-temps au MOMA1. C'est là qu'il y retrouva Paul, son futur associé, avec lequel il créa deux ans plus tard un atelier d'architecture.

Porté par le développement économique de la région, le cabinet acquit d'année en année une petite notoriété, employant près de vingt personnes. Paul faisait « des affaires », Arthur dessinait, meubles, immeubles, maisons et objets. Chacun son domaine et jamais d'ombre entre ces deux amis que rien ni personne n'éloignait l'un de l'autre plus de quelques heures.

1. MOMA : Musée d'art moderne.

Beaucoup de points communs les réunissaient.

Un sens commun de l'amitié, du goût de vivre et des enfances chargées d'émotions comparables. De manques identiques.

Comme Paul, Arthur avait été élevé par sa mère.

Si le père de Paul avait abandonné sa famille quand il avait cinq ans sans jamais reparaître, Arthur avait trois ans quand son père était parti pour l'Europe.

« Son avion est monté si haut dans le ciel qu'il en est resté accroché aux étoiles. »

Tous deux avaient grandi à la campagne. Tous deux avaient connu le pensionnat. Tout seuls ils étaient devenus des hommes.

Lilian avait attendu longtemps, puis avait fait son deuil, en apparence tout du moins. Les dix premiè-

res années de sa vie, Arthur les passa hors de la ville, au bord de l'océan, près du délicieux village de Carmel, où Lili, c'était le surnom qu'il donnait à sa mère, possédait une grande maison. Tout en bois blanc, elle surplombait la mer, perchée en haut d'un vaste jardin qui plongeait jusqu'à la plage.

Antoine, un vieil ami de Lili, vivait dans une petite annexe de la propriété. Artiste échoué là, Lili l'avait accueilli, « recueilli », disaient les voisins. Il entretenait avec elle le parc, les clôtures et les façades en bois repeintes presque chaque année, et de longues conversations le soir. Ami, complice, il était pour Arthur la présence masculine qui avait disparu quelques années plus tôt de la vie de l'enfant. Arthur fit ses premières écoles à la communale de Monterey. Le matin, Antoine l'y déposait, le soir vers seize heures sa mère venait l'y rechercher. Ces années-là furent précieuses dans sa vie. Sa mère était aussi sa meilleure amie. Lili lui apprit tout ce qu'un cœur peut aimer. Elle le réveillait parfois tôt le matin, simplement pour lui apprendre à regarder les levers du soleil, à écouter les bruits du début du jour. Elle lui enseigna les essences des fleurs. Au seul dessin d'une feuille elle lui faisait reconnaître l'arbre qu'elle habillait. Dans le grand parc qui borde la maison de Carmel et qui se jette dans la mer, elle l'emmenait découvrir chaque détail d'une nature qu'elle «poliçait» par endroits, qu'elle laissait volontairement sauvage en d'autres lieux. Aux deux saisons que marquent le vert et l'ambre, elle lui faisait réciter le nom des oiseaux qui venaient faire halte sur les cimes des séquoias durant leur long voyage.