Quelques jours plus tard (c’était le valet qui conduisait) elle vit de nouveau surgir le cycliste et cette fois ordonna :
— Arrêtez !…
Le ton était si tranchant et si autoritaire que l’homme n’osa pas désobéir alors qu’il aurait dû, normalement, demander l’avis de la dame d’honneur. Mais Louise avait totalement oublié sa gardienne. Sautant vivement à bas de la voiture, elle courait déjà vers son ami sans se soucier de ses gardiens et sans vouloir remarquer que Mlle Von Gebauer s’était lancée à sa poursuite.
Celle-ci la rejoignit au moment où elle atteignait Mattachich. Elle voulut la retenir de force mais la princesse lui jeta un tel regard que l’autre n’osa pas insister ni la brutaliser. Mattachich d’ailleurs ne l’eût pas laissée faire.
— Vous avez trois minutes… concéda-t-elle enfin de mauvaise grâce, et vous ne parlerez qu’en ma présence.
Haletante, Louise s’adossa à un arbre et tendit les deux mains à Geza. Ni l’un, ni l’autre n’avait envie de parler, surtout sous l’œil de granit de la femme. Ils préféraient savourer en silence le bonheur de se retrouver après tant d’années, tant de souffrances. Même la présence cependant odieuse de la gardienne s’effaçait… Et si Mlle Von Gebauer avait espéré surprendre des secrets, des projets, elle fut déçue. Louise et Geza n’avaient besoin que de leurs yeux pour se parler.
Pourtant, comme, les trois minutes achevées, ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre pour s’embrasser, il chuchota à l’oreille de Louise :
— Espérez !…
— Il y a donc un Dieu !… répondit-elle tout haut…
Ce fut tout. Mlle Von Gebauer ramena sa prisonnière à la voiture et Mattachich reprit son vélo pour s’éloigner et jeter les bases d’un plan d’évasion. De son côté, Louise ramenait au Lindenhof un cœur empli d’espoir car elle était persuadée que leur réunion était, à présent, toute proche.
Il allait pourtant falloir attendre encore et le bonheur n’était pas pour tout de suite. En effet, Mlle Von Gebauer signala immédiatement la rencontre avec le cycliste et les promenades hors de la propriété furent interdites. La princesse Louise gardait seulement le droit de se promener dans le parc, à pied et sous la surveillance d’une escouade de gardiens. On supprima également toutes distractions prises en dehors de la clinique, comme le théâtre et les concerts, et toute communication avec l’extérieur fut sévèrement défendue : Geza Mattachich n’avait plus aucun moyen d’atteindre celle qu’il aimait et le désespoir, peu à peu, se glissa dans le cœur des deux amants à mesure que coulaient les mois sans que la surveillance tissée autour de Louise se relâchât.
Ce fut deux ans plus tard, un matin de l’été 1904, que Mattachich vit arriver Marie Stoeger dans la petite maison de Dresde où il avait trouvé asile, chez un socialiste allemand. L’ancienne cantinière rayonnait de joie :
— La princesse va quitter le Lindenhof, s’écria-t-elle à peine entrée, on lui ordonne les eaux de Wiesbaden…
— Cela veut dire qu’elle est malade, alors ? fit Mattachich, inquiet.
Elle était, en effet, malade. À la suite de la déception éprouvée et de l’internement plus étroit, la santé de Louise s’était altérée à tel point que le docteur Pierson, refusant une si lourde responsabilité, avait demandé à Vienne de lui envoyer une sommité médicale. Le professeur qui vint examiner Louise ordonna les eaux de Wiesbaden…
Hélas, Wiesbaden, c’était impossible. La station rhénane était beaucoup trop mondaine et beaucoup trop fréquentée pour que le gouvernement autrichien se risque à étaler aux yeux de tant de monde le scandaleux spectacle d’une princesse que l’on essayait vainement de faire passer pour folle.
Après maintes cogitations, on repoussa donc Wiesbaden au profit de la petite station bavaroise de Bad-Elster dont les eaux possédaient, selon la faculté viennoise, les mêmes vertus curatives…
Et la princesse Louise reçut enfin la permission de quitter le Lindenhof…
VII Le retour à la vie
Dans le courant du mois de juillet 1904, la princesse Louise quitta donc la clinique pour effectuer une cure aux eaux selon la prescription de la faculté de Vienne. Elle partit naturellement en compagnie de Mlle Von Gebauer, des serviteurs attachés à sa personne et d’un psychiatre qui avait ordre de ne la quitter sous aucun prétexte.
Ainsi escortée, elle s’installa dans un hôtel relativement modeste où la porte de sa chambre se trouvait, commodément, au fond d’un cul-de-sac entre celle de Mlle Von Geabauer et celle du psychiatre. Des policiers en civil étaient installés dans la maison et, le soir venu, on ôtait à la princesse jusqu’à ses chaussures avant de l’enfermer dans sa chambre. Enfin un veilleur arpentait les couloirs de l’hôtel toute la nuit.
Les précautions étaient donc bien prises. C’est pourtant de ce lieu si bien gardé que Mattachich et ses amis décidèrent d’enlever la prisonnière fût-ce contre vents et marées. L’un d’entre eux prit pension à l’hôtel comme curiste et, une fois dans la place, entreprit de gagner certains membres du personnel. Ce fut plus facile qu’on ne l’avait craint.
C’est ainsi qu’un soir, au moment du dîner entre ses deux gardiens dans la salle à manger de l’hôtel, la princesse sentit que l’un des serveurs la frôlait, puis sous couleur de parfaire le couvert, passait deux fois la main sur la nappe, tout près de son assiette, comme pour la lisser.
L’esprit de Louise était trop en éveil pour qu’elle ne vît pas, dans son comportement, quelque chose d’inhabituel et, tandis que les deux autres attaquaient le potage, elle glissa doucement la main sous son assiette et trouva un petit papier qu’elle réussit à faire passer sous sa jupe et à insérer dans sa jarretière.
Le repas terminé, elle regagna, le cœur battant, son appartement et se retira dans la salle de bains pour y déchiffrer le message. Ce fut vite fait et le papier compromettant avait disparu dans les toilettes quand la princesse rejoignit ses gardiens pour leur souhaiter le bonsoir. Mais ces quelques instants avaient suffi à lui rendre tout son courage car le billet disait que la délivrance était prochaine et indiquait les noms de ceux qui étaient gagnés à sa cause. Parmi eux : le veilleur de nuit. Louise devait, dès à présent, se tenir prête à fuir.
Quelques jours plus tard, nouveau billet, parvenu de la même façon. Cette fois, on l’avertissait que c’était pour cette nuit. Aussi, quand on vint l’enfermer dans sa chambre, comme chaque soir, le cœur de la princesse battait-il à se rompre. Ses préparatifs, heureusement, étaient faits. Elle avait même réussi à cacher une paire de chaussures, ce qui lui éviterait de s’enfuir pieds nus. Et l’attente commença…
Les nerfs à vif, elle entendit sonner dix heures, puis onze, puis minuit. Rien ne venait et l’espoir s’amenuisait quand, enfin, peu avant une heure une clef tourna doucement, tout doucement, dans la serrure. Il était temps, Louise était au bord de la crise de nerfs.
La porte s’ouvrit sans un grincement et la figure du veilleur de nuit apparut dans l’entrebâillement. Il fit un signe. La princesse saisit son sac, ses chaussures et se glissa hors de sa chambre.
— Allez ! chuchota le gardien. Je vais refermer derrière vous : j’ai une fausse clef…
Sans demander son reste, elle se faufila jusqu’à l’escalier, descendit en croyant que son cœur allait s’arrêter, traversa le salon, le vestibule… et aperçut, derrière la porte vitrée, les deux préposés qui, chaque nuit, montaient la garde devant l’hôtel.
Elle eut alors si peur qu’elle faillit bien rebrousser chemin mais, après avoir jeté un coup d’œil indifférent, les deux hommes, avec un bel ensemble, tournèrent le dos et s’éloignèrent de la porte. Celle-ci s’ouvrit, libérant une bouffée d’air frais et la princesse s’élança au-dehors en prenant bien soin de rester dans l’ombre.
À l’abri d’un bosquet, elle retrouva Mattachich et sans un mot les deux amants s’embrassèrent avant même que Louise eût songé à se rechausser… Mais il eût été fou de s’attarder. Saisissant Louise par la main, Geza l’entraîna jusqu’à une haie derrière laquelle attendait une voiture. Ils trouvèrent là Marie Stoeger et l’ami dévoué qui avait pris pension à l’hôtel. Quelques instants plus tard, la voiture démarrait emportant la fugitive jusqu’à la gare de Hof où allait s’arrêter l’express de Berlin. Et l’on imagine sans peine avec quelle joie la princesse délivrée monta dans ce train qui l’emmenait enfin vers la vie.
À Berlin, Marie Stoeger avait trouvé pour ses amis un refuge chez le chef socialiste Südekum qui acceptait de les cacher quelque temps pour leur permettre de se retourner et de prendre une décision pour l’étape suivante. Mais cette décision la princesse l’avait déjà prise.
— Nous ne pouvons pas rester en Allemagne. J’y serais reprise trop facilement. N’oubliez pas que des médecins allemands ont contresigné le diagnostic de folie établi par leurs confrères autrichiens. On peut me reprendre sans difficulté et, cette fois, rien ne me sauvera…
— Peut-être, dit Marie Stoeger, mais mieux vaut tout de même laisser s’apaiser les remous de votre fuite. Les frontières risquent d’être surveillées. Ici vous ne craignez rien, qui donc irait chercher une princesse royale chez un socialiste ?
En y réfléchissant c’était la sagesse et, bien qu’elle souhaitât quitter l’Allemagne au plus vite, Louise s’inclina. On laissa passer quelque temps et, quand les journaux cessèrent leurs commentaires et leurs recherches, les deux amants décidèrent de gagner Paris où, cette fois, ils seraient totalement en sûreté. Quelques jours plus tard, ils débarquaient à la gare du Nord et s’installaient à l’hôtel Westminster…
Pourtant, ils n’étaient pas encore tout à fait libres. Restait le fameux constat médical qui exigeait que la malheureuse « folle » fût enfermée en quelque endroit où elle se trouvât. Pour qu’elle pût jouir pleinement de sa liberté il fallait un autre constat et, patiemment, la princesse se soumit à une autre série d’examens.
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