Grâce à Marie Stoeger qui lui passait quelques cigarettes et même, de temps en temps, un journal, Geza finit par trouver sa prison à peu près supportable. Mais il remarqua bientôt que le fameux journal, toujours le même, était l’Arbeiter Zeitung, l’organe du parti social-démocrate autrichien. Et comme c’était Marie qui le lui donnait, il finit par lui poser la question inévitable :

— Appartenez-vous donc à ce parti ? demanda-t-il en appréhendant la réponse.

En effet, il avait toujours considéré, jusque-là, les sociaux-démocrates comme un ramassis de révolutionnaires assoiffés de sang et bien incapables de tout sentiment humain.

— Bien sûr, admit Marie souriante. Est-ce que cela vous fait peur ?

— Pas du tout… Vous êtes si bonne pour moi que…

— … que vous avez peine à croire que nous sommes les démons rouges dont l’organe de la Cour parle à tout bout de champ ? Vous voyez bien que non : j’ajoute même que si vous arriviez à recouvrer votre liberté plus tôt que prévu, c’est à nous que vous le devrez. Car autant vous dire à présent : on s’occupe de vous à Vienne… Chez nous j’entends !

C’était vrai. Mis au courant par Marie Stoeger du traitement infligé à un homme coupable d’être l’amant d’une princesse de sang royal, l’Arbeiter Zeitung prit l’affaire Mattachich en main et en fit peu à peu son fer de lance. Geza n’était-il pas l’éclatante victime de la tyrannie impériale ?… Par les soins de la cantinière, le journal social-démocrate n’ignora bientôt plus rien de ce qui concernait le comte Mattachich et publia sur lui une série d’articles qui firent le bruit que l’on devine.

Le résultat ne se fit guère attendre. Marie Stoeger fut chassée de Môllersdorf. Elle eut tout de même le temps de faire ses adieux au prisonnier qui réussit à lui glisser une lettre « pour une personne chère », et partit en pleurant et en promettant de se dévouer pour un si grand amour.

Malheureusement, son départ marqua pour Mattachich le début de cruelles représailles destinées à lui faire payer le bruit fait autour de lui. On le mit d’abord dans un cachot complètement obscur, on lui fit faire les plus rebutantes corvées tout en lui imposant trois jours de jeûne total par semaine. Il devait y laisser sa santé qui, jamais, ne s’en remettrait. Pourtant, soutenu par son amour, il subit le tout sans fléchir, sa pensée occupée tout entière par ce que devait souffrir, de son côté, sa chère princesse.

À Vienne cependant, les sociaux-démocrates ne baissaient pas les bras. Le 8 février 1902, un député au Reichsrat, Ignace Daszynaki, interpellait, en plein parlement, le ministre de la Guerre pour réclamer la révision du procès de Mattachich en termes d’une extrême violence.

Cette fois, il n’était plus possible de laisser s’établir, de nouveau, un silence commode autour du prisonnier. La révision du procès ne fut pas accordée mais l’Empereur fit grâce et, au début du mois d’août, Geza Mattachich fut enfin libéré après avoir tout de même purgé quatre ans et demi de détention.

Il prit à peine le temps de se réjouir de sa liberté retrouvée, car pour lui aucun bonheur ne pouvait avoir de valeur s’il ne le partageait avec Louise. Le chevalier Tristan était toujours le chevalier Tristan…

Geza avait trop craint, pour la princesse, la colère du mari, les mesquineries de la Cour, pour n’avoir pas redouté le pire. Sans perdre un instant, il se mit à sa recherche.

Aussi bien, elle était le seul bien qui lui restât encore sur la terre. Dans cette horrible aventure, il avait tout perdu : fortune, honneur, famille, carrière. Il ne lui restait que son amour…

Ses nouveaux alliés socialistes l’aidèrent à relever la trace de la disparue. Les divers journaux étrangers ne s’étant guère privés de publier des articles sur cette incroyable histoire d’amour, il fut relativement facile à Marie Stoeger (que Mattachich avait retrouvée immédiatement en sortant de prison) et à ses amis de situer la princesse. Geza apprit ainsi que Louise était enfermée, et étroitement surveillée, dans la maison de santé du docteur Pierson, près de Dresde.

Possédé par un espoir tout neuf, il partit aussitôt pour la capitale de la Saxe…

VI Le cycliste

Au Lindenhof, la maison de repos du docteur Pierson, la princesse Louise était nettement mieux traitée que dans l’asile viennois de Döbling. La clinique, en effet, se composait de plusieurs maisons disséminées dans un grand parc agréablement planté d’essences diverses, ombragé, fleuri… et très vigoureusement clôturé. Ce qui n’empêchait pas le site d’être d’une grande beauté.

En compagnie de Mlle Von Gebauer, sa pseudo-dame d’honneur, la princesse occupait l’une de ces maisons.

C’était une très confortable demeure où les serviteurs ne manquaient pas mais, en dépit de leur parfaite correction, ils n’étaient, visiblement, que des gardiens camouflés, des gardiens chargés d’appliquer les consignes les plus strictes.

Ces consignes, le docteur Pierson ne les avait données qu’à contrecœur. Il avait dû céder à des ordres venus de trop haut pour être ignorés sans mettre en danger sa clinique et même son travail normal. Mais il croyait si peu à la folie de sa pensionnaire forcée qu’un soir, un de ces soirs où l’on éprouve le besoin de laisser s’échapper la vapeur sous pression, il confia à un ami :

— Sa maladie s’appelle Mattachich.

Oh, les apparences étaient parfaitement respectées. Ainsi, la princesse avait à sa disposition une automobile qu’elle conduisait elle-même et recevait, parfois, l’autorisation de se rendre au théâtre, dans une loge discrète et sous bonne garde. Mais, chaque soir, la porte de sa chambre était verrouillée et ses fenêtres, grillées, étaient vérifiées et calfeutrées par les soins des domestiques.

De même, le courrier qui pouvait arriver n’était pas remis à sa destinataire mais bien à Mlle Von Gebauer. Évidemment, ce courrier n’était ni très abondant ni très fréquent car Louise, vilipendée par son mari, mise au banc de l’aristocratie européenne, était, de surcroît, abandonnée par sa famille. Elle n’avait plus revue sa mère qui pourtant avait longtemps tenté de la ramener à la raison, essayé de la soutenir mais avait fini par abandonner, vaincue par cet amour trop tenace et, aussi, par la maladie qui n’allait plus tarder à l’emporter. Pas davantage sa fille à présent mariée, ni ses sœurs dont l’une, la plus jeune, Clémentine, était tenue trop étroitement en tutelle par leur père, le roi Léopold II, pour pouvoir quelque chose, et l’autre, Stéphanie, avait bien trop à s’occuper avec ses propres affaires sentimentales pour plaider en la faveur de Louise qui avait bien failli, d’ailleurs, lui causer de gros ennuis. Quant à son fils, Léopold, il haïssait sa mère et soutenait son père… Autour du Lindenhof, c’était le silence…

Pourtant, en septembre 1902, la princesse Louise apprit la mort de sa mère mais reçut, en même temps, l’interdiction formelle de paraître à l’enterrement. Interdiction inutile : jamais les gardiens de la pauvre femme ne lui auraient accordé l’autorisation de se rendre à Spa où la reine Marie-Henriette venait de mourir, simplement entourée de deux religieuses. Elle avait choisi de vivre là, retirée de la Cour, avec quelques personnes et, surtout, les animaux qu’elle aimait. Et, seule de ses filles, Clémentine fut autorisée à suivre ses funérailles, le roi Léopold II n’ayant pas voulu rencontrer non plus Stéphanie à qui il ne pardonnait pas son remariage avec un simple gentilhomme, le comte de Lonyay que, cependant, François-Joseph avait fait prince. À sa faible décharge, Léopold II venait de tomber sous la coupe d’une aventurière sans scrupules, Blanche Delacroix, qui allait devenir baronne de Vaughan.

Aussi l’on put voir, aux funérailles de la reine, ses deux filles aînées représentées toutes deux par leurs maris : le prince de Lonyay et Philippe de Cobourg, énorme, ventripotent et plein de morgue…

Louise, cependant, n’avait marqué, en apparence, aucune émotion devant les interdictions paternelles car il lui fallait éviter soigneusement toute manifestation, joyeuse ou douloureuse, qui pût contribuer à accréditer la légende de sa folie. Plus tard elle devait confier à ses Souvenirs :

« Telle était ma maîtrise de moi que, lorsque j’étais seule, je me regardais dans la glace en me jurant de résister à l’ambiance créée par la promiscuité des fous, de garder mon sang-froid jusqu’au jour de ma délivrance. »

Ce sang-froid, à vrai dire, allait être mis à rude épreuve car elle ignorait, naturellement, qu’un mois avant la mort de sa mère, Geza Mattachich avait été libéré et cherchait à la retrouver.

Un jour donc, alors qu’elle conduisait sa voiture, dans les forêts voisines, sous l’œil vigilant de Mlle Von Gebauer, elle vit soudain paraître un cycliste qui, au risque d’un accident, vint frôler les roues de sa voiture. Sept ans auparavant, un cavalier et sa monture s’étaient ainsi approchés dangereusement de sa calèche dans les allées du Prater…

Le cœur de Louise bondit et elle eut le plus grand mal à retenir le cri de joie qui lui montait aux lèvres car, en dépit d’une séparation de près de cinq ans et des ravages causés par la vie carcérale, il ne lui avait fallu qu’un coup d’œil pour reconnaître l’imprudent : c’était Geza…

Il était là, tout près d’elle, il l’avait retrouvée et tandis qu’elle ramenait sa voiture en essayant de garder un calme apparent, se contentant de commenter l’accident qu’elle venait d’éviter, la princesse sentait une joie immense l’envahir avec la violence d’une grande marée. Ce fut si fort, si intense, qu’elle crut, un instant, qu’elle allait réellement devenir folle. Le bonheur ayant rarement ces effets dévastateurs, Louise, avertie de la présence de Geza dans les environs, se promit d’être attentive et de guetter la prochaine apparition de celui qu’elle aimait.