Juliette Benzoni
Dans l'ombre de Mayerling
LA PASSION SCANDALEUSE DE LOUISE DE BELGIQUE ET GEZA MATTACHICH
I Un lendemain de noces…
À l’aube du 5 février 1875, la sentinelle chargée de garder les serres du château royal de Laeken, qui comptaient parmi les plus belles du monde, crut entendre des sanglots qui paraissaient venir de l’orangerie.
Inquiet et ne sachant trop que faire, le jeune soldat se décida enfin à pousser tout doucement la porte, avança un peu, tendit le cou et ouvrit des yeux effarés à la vue d’une belle jeune fille blonde en robe de chambre qui se tenait assise sous un oranger en fleur, une bougie allumée à ses pieds, et qui pleurait à perdre haleine sous l’abri d’une somptueuse chevelure dorée.
Elle pleurait si fort qu’elle ne sentit même pas le courant d’air froid qui venait de la porte entrouverte. Le jeune soldat se hâta d’ailleurs de la refermer et s’interrogea sur ce qu’il convenait de faire. Il était déjà étrange de trouver une jeune fille en larmes dans une serre au petit matin mais quand cette jeune fille — qu’il avait parfaitement reconnue — n’était autre que la fille aînée du roi Léopold II de Belgique, la princesse Louise, que l’on avait mariée la veille et en grande pompe à un prince étranger, cela passait les facultés d’assimilation d’une honnête sentinelle et risquait de toucher au secret d’État.
Après quelques réflexions, le brave garçon pensait qu’il y avait là ample justification à un abandon momentané de poste. Les orangers n’allaient pas s’en aller tout seuls ! Il prit ses jambes à son cou, entra dans le palais, grimpa jusqu’aux appartements de la reine, réveilla la dame d’honneur et demanda humblement la permission de parler à la souveraine pour une affaire grave ne souffrant aucun retard.
La reine Marie-Henriette, élevée à la dure école des archiduchesses d’Autriche, était une femme calme, voire froide mais douée d’un grand contrôle sur elle-même. Elle écouta ce qu’avait à lui dire son garde, le remercia, le congédia puis demanda son manteau.
— J’y vais ! déclara-t-elle seulement.
Quelques instants plus tard, Louise qui pleurait toujours vit entrer sa mère et, sans autre explication, se jeta dans ses bras pour y pleurer de plus belle.
— Oh ! Maman ! C’est affreux !… C’est trop affreux !…
La reine laissa passer le plus gros de l’orage et, tout en berçant sa fille, employa ce laps de temps à réfléchir. Elle savait, d’expérience personnelle, que la recherche du bonheur ne préoccupe guère les chancelleries et n’entre pas dans les négociations d’un mariage royal, mais le désespoir de Louise l’inquiétait tout de même parce qu’il trahissait un désarroi auquel il était difficile de s’attendre d’une enfant normalement gaie et vivante.
En effet, quand on lui avait présenté le prince Philippe de Saxe-Cobourg comme un époux éventuel, Louise n’avait manifesté aucune répugnance ni aucune hostilité. Bien qu’il fût de quatorze ans son aîné, Philippe était grand, de belle prestance, brun avec de beaux yeux, une barbe soyeuse. C’était en outre un homme du monde et un sportif. Il jouissait à la cour de Vienne d’une situation privilégiée non seulement auprès de l’empereur François-Joseph mais surtout auprès de l’archiduc héritier Rodolphe dont il était le plus habituel compagnon de plaisir. Marie-Henriette avait donc accueilli Philippe avec faveur, séduite par la pensée que sa fille aînée vivrait dans cette ville de Vienne dont elle avait gardé une secrète nostalgie. Et voilà qu’au matin de sa nuit de noces, au lieu de dormir paisiblement au côté de son époux, Louise sanglotait dans l’orangerie comme une fillette abandonnée !…
Au bout d’un moment, la reine releva doucement le visage tuméfié de sa fille :
— Qu’est-ce qui est si affreux, Louise ?
— Tout !… Le mariage ! Cet homme ! Oh, ma mère… C’est une brute ! Il m’a… Oh ! Je ne pourrais jamais vous dire ! C’est trop ignoble !…
Inutile d’en dire plus, la reine avait compris et retint un soupir. Le malheur voulait que son gendre fût l’un de ces hommes trop habitués au plaisir et aux filles faciles. Devenu incapable de faire la différence avec une adolescente de dix-sept ans. Il ne s’était certainement pas donné la peine d’entourer son désir, légitime car Louise était belle, de ces soins, de ces marques de tendresse, de ce tact enfin pour éviter que l’initiation, toujours un peu amère quand l’amour n’y est pas, ne transforme, par la suite, le devoir conjugal en une effroyable corvée.
Hélas, le mal était fait. Souhaitant qu’il ne fût pas irréparable, la reine essaya patiemment de recoller les morceaux. Elle s’efforça d’expliquer que la première nuit est souvent décevante, plaida de son mieux la cause d’un mari trop pressé, tenta d’expliquer la part de sauvagerie qui se déchaîne parfois chez l’homme au moment de l’amour. Ensuite, elle parla devoir : Louise était mariée devant Dieu et devant les hommes ; c’était une situation irréversible. Elle devait à présent tenter honnêtement l’expérience de la vie conjugale avec celui auquel, la veille, elle avait juré obéissance, fidélité… et amour.
— Je vais te ramener chez toi, dit-elle en conclusion, mais avant que vous ne partiez pour l’Autriche, je te promets de parler à ton mari et de lui faire comprendre qu’il est de son intérêt de se montrer plus doux, plus patient aussi. Ceci n’est qu’un simple malentendu, mon enfant. Tu en riras peut-être plus tard… et il se peut même que tu trouves le bonheur dans cette union.
Il n’y avait pas grand-chose à redire à cette sagesse maternelle. Louise, séchant enfin ses larmes, se laissa docilement reconduire à la chambre nuptiale. Mais, en dépit des souhaits encourageants de sa mère, elle savait bien que jamais elle ne trouverait aucun plaisir dans l’accomplissement du devoir conjugal…
Ce fut avec une apparente tranquillité mais sans illusions qu’elle prit le chemin de Vienne où l’attendait une nouvelle existence.
Au palais Cobourg, comme dans le domaine hongrois de l’époux, la vie s’organisa tant bien que mal. Cynique, viveur, brutal et foncièrement égoïste, Philippe ne voyait guère dans sa jeune femme qu’un joli animal qu’il avait plaisir à retrouver le soir dans son lit, quand, toutefois, il ne passait pas la nuit chez les tsiganes en compagnie de Rodolphe ou chez l’une ou l’autre de ses nombreuses maîtresses, ce dont, d’ailleurs, Louise se souciait peu, ayant plutôt tendance à bénir lesdites maîtresses.
Philippe n’en entreprit pas moins de donner à sa jeune épouse une éducation d’un genre particulier, indispensable selon lui pour tenir dignement sa place à ses côtés mais qui n’avait pas grand-chose à voir avec ce qu’on lui avait enseigné à Bruxelles. Louise apprit à demeurer de longues heures à table, à distinguer un bourgogne d’un bordeaux, à boire sans rien perdre de sa dignité et à supporter d’un front impavide les plaisanteries, d’un goût souvent douteux, de son seigneur et maître.
Pour se consoler, car elle avait peu d’aptitudes à la beuverie, Louise découvrit les joies de l’élégance. Très dépensière de nature, elle fit bientôt preuve d’une passion immodérée pour les toilettes, les chaussures et les sacs qu’elle assortissait soigneusement à ses robes et à ses manteaux, et surtout pour les fourrures et les bijoux. Elle dépensait largement. Philippe payait en rechignant mais payait tout de même pour ne pas se voir appliquer par la Cour l’étiquette de pingre. Noblesse oblige !
Des nuits sans joie de la princesse de Cobourg, deux enfants naquirent : un fils, Léopold, qui ne s’entendit jamais avec sa mère, et une fille, Dorothée, dite Dora, qui allait être le grand amour de Louise… Et les années commencèrent à couler, tantôt claires, tantôt affreusement sombres.
Cinq ans après son mariage, Louise avait eu la joie de voir sa sœur cadette, Stéphanie, épouser l’archiduc Rodolphe devenu un véritable ami. C’était merveilleux de se retrouver ensemble à Vienne, bien que l’impitoyable étiquette de la Hofburg eût tendance à cloîtrer la princesse héritière dans la meilleure tradition espagnole.
D’ailleurs, Louise s’entendait fort bien avec la famille impériale. François-Joseph, et même Elisabeth, trouvaient plaisir à rencontrer cette grande jeune femme blonde dont la beauté claire et paisible évoquait celle des belles Flamandes jadis peintes par les grands maîtres de son pays. Elle était élégante, spirituelle, foncièrement bonne et généreuse et, dans un salon, sa seule présence suffisait à éclairer la plus morne des réunions. Pour Rodolphe elle devint une sœur affectueuse. Enfin, elle avait su faire de sa dame d’honneur, la comtesse Marie Fugger, une amie à toute épreuve.
Tout compte fait, s’étant une bonne fois résignée à vivre sans amour, Louise de Cobourg réussit à se faire une existence assez agréable.
Au milieu de ce ciel clément, le drame de Mayerling éclata comme un coup de tonnerre et frappa la princesse Louise au plus profond. Depuis longtemps, déjà, la conduite de l’archiduc Rodolphe l’inquiétait. Comme tous ses intimes, elle savait son idylle avec la jeune baronne Vetsera et, si elle était assez large d’esprit pour comprendre l’attrait exercé par la jeune fille, elle ne s’en inquiétait pas moins pour sa sœur Stéphanie qui n’ignorait rien elle non plus et souffrait de cette histoire trop tapageuse. Mais elle ne s’attendait pas au dénouement brutal du 30 janvier 1889 et elle pleura sincèrement son beau-frère.
L’énigme de cette double mort allait, curieusement, relâcher encore les liens conjugaux entre Louise et son mari. Philippe de Cobourg se trouvait à Mayerling avec le comte Hoyos, la fameuse nuit où les deux amants trouvèrent la mort. Il savait la vérité mais refusa toujours farouchement de la révéler à sa femme. Ni les larmes, ni les supplications ne purent parvenir à bout de cette détermination.
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