Le soir même, Madame de Chalais prenait à son tour la route de l’Espagne sans se douter que ce pays, pour le moment lieu de refuge, deviendrait un jour pour elle tout autre chose et qu’elle y serait presque reine. On voyagea à cheval : Marie-Anne en garçon bien entendu et Émilie aussi, malgré la peine qu’elle avait eue à s’introduire dans un vêtement masculin. Un seul valet qui menait un mulet chargé des bagages servait d’escorte.
En parcourant ainsi les routes de France, Marie-Anne de Chalais sentait s’éveiller en elle d’étranges sentiments. Avec son sang poitevin, elle avait toujours senti couler dans ses veines un bizarre goût de l’aventure et, plus d’une fois, elle avait regretté de n’être pas un garçon pour pouvoir aller à la guerre ou bien encore s’occuper de ces grandes affaires par lesquelles on mène les royaumes.
— J’aurais voulu être homme d’État ! disait-elle à son mari qui ne faisait qu’en rire, trouvant, à juste titre, que sa ravissante épouse, si jolie avec ses épais cheveux brun foncé et ses yeux bleus, pouvait trouver d’autres manières d’occuper ses jours et ses nuits que de pâlir sur des grimoires et d’ardus documents officiels.
De plus, aux yeux de Marie-Anne, cette actuelle situation de fugitive poursuivie par toute la police du Royaume avait quelque chose d’extraordinairement excitant. Pour un peu, la belle Poitevine se serait prise pour une héroïne de roman.
Pourtant, elle faisait erreur. Le Roi n’avait nullement donné ordre qu’on lui courût après. Le fameux duel dont, au moment de son départ, elle ignorait à peu près tout, avait en réalité mis face à face huit combattants : Chalais, Noirmoutiers, Flamarens et le frère aîné de Monsieur de Montespan d’un côté et, d’autre part, Argenlieu, les deux La Frette et le chevalier de Saint-Aignan. S’il avait fait un vacarme énorme, Sa Majesté avait bien autre chose à faire que de s’occuper d’une jolie femme amoureuse qui galopait, déguisée en garçon, à la recherche de son époux bien-aimé.
Marie-Anne arriva donc à Madrid sans encombre, sinon sans fatigue, et y retrouva avec joie son époux, qui avait reçu asile chez un diplomate de ses amis, l’abbé Portocarrero. Elle y fut accueillie avec toute la joie que l’on imagine… et une certaine émotion de la part de l’abbé, qui, homme de gouvernement beaucoup plus qu’homme d’Église, se montra sensible au charme de cette jolie femme cultivée, aimable, pleine d’esprit et qui apportait avec elle tout le parfum de ces salons du Marais parisien où régnait le bel esprit.
Grâce à Portocarrero, le couple fut très vite introduit à la Cour, où Marie-Anne remporta de très vifs succès. Le roi Philippe IV, père de la reine de France, fut plein d’attention pour elle et, tant qu’il vécut, la cour de Madrid eut, grâce à Madame de Chalais, un petit air français. Malheureusement, deux ans après l’arrivée des fugitifs, le 17 septembre 1665, le monarque mourait. Il n’avait pas été un très grand roi par lui-même. En fait, le véritable roi avait été le duc d’Olivarès mais Philippe IV, ami des arts, n’en avait pas moins été le roi de Velázquez, ce qui, en fait de titre, en valait bien un autre.
Celui qui lui succédait, Charles II, était son fils. C’était aussi le produit de huit mariages consanguins et, comme tel, il était totalement dégénéré et maladif. L’Histoire, toujours pudique, devait lui attribuer le titre d’Ensorcelé, comme s’il était besoin de l’intervention des forces occultes pour produire un échantillon humain de ce genre.
Quoi qu’il en soit, quelque temps après son accession au trône, les choses se dégradèrent quelque peu avec la France et Blaise-Adrier de Chalais, peu désireux de tirer l’épée pour le lamentable Charles II, décida de quitter l’Espagne.
— Vous irez à Rome, ma mie, où nous avons des parents, lui dit-il. Quant à moi, j’irai offrir mon épée au doge de Venise.
— Vous souhaitez que nous nous séparions ? Mon ami… Est-ce que vous ne m’aimez plus ?
— C’est justement parce que je vous aime plus que jamais que je refuse de continuer cette vie stupide, toute de Cour et si éloignée de celle que doit mener un gentilhomme de mon nom. Je suis et ai toujours été un soldat, Marie-Anne. Je dois vivre de cette façon. Et je n’en puis plus de cette existence oisive. Allez à Rome, je vous y rejoindrai plus tard, je vous le promets.
Les deux époux quittèrent donc l’Espagne pour l’Italie et, tandis que la jeune femme se dirigeait vers Rome, Blaise prenait le chemin de Venise. Malheureusement, il ne devait jamais y arriver. Terrassé par une fièvre putride, l’époux bien-aimé de Marie-Anne mourut avant de seulement apercevoir les clochers de Saint-Marc.
À Rome, cependant, la jeune veuve ne se trouva pas isolée le moins du monde. Son cousin, le cardinal d’Estrées, et le cardinal de Bouillon la prirent sous leur protection et l’installèrent d’abord dans un couvent proche du Vatican, non pour qu’elle y prît l’habit mais pour qu’elle y vive dans cette sorte de semi-retraite confortable et mondaine si pratique pour les femmes seules, de bonne naissance et point désireuses de mener justement une existence trop monacale. À Santa Maria in Portico, Madame de Chalais reçut la bonne société romaine, dont de nombreux princes de l’Église.
L’un des premiers à venir lui porter ses hommages fut justement le cher Portocarrero, tout récemment promu cardinal et dont les sentiments pour la belle veuve n’avaient pas diminué d’intensité. Il estimait qu’il était vraiment dommage qu’une femme aussi belle et aussi brillamment douée sur le plan de l’intelligence se contentât de couler des jours paisibles dans un joli couvent romain.
— Elle est faite pour occuper les sommets de la société, déclara-t-il un jour au cardinal d’Estrées, qui éprouvait d’ailleurs envers Marie-Anne des sentiments analogues à ceux de son collègue. C’est une pitié qu’une telle femme végète ainsi dans un couvent.
— Vous savez ce que sont les lois du monde. Madame de Chalais ne saurait vivre seule sans se déconsidérer. Son unique chance de quitter le couvent est de trouver un époux.
— Sa grâce et son charme sont capables de conquérir les plus grands ! s’écria fougueusement l’Espagnol.
Le cardinal français se permit un sourire.
— La grâce et le charme sont peu de chose sans argent, de nos jours ! Madame de Chalais est jeune et belle. Elle n’a pas d’enfants… mais elle n’est pas riche non plus ! Il faudrait lui trouver un mari riche.
On le trouva sans trop de peine. Hormis un caractère atrabilaire, une violente propension à la jalousie, un âge certain (il avait cinquante-cinq ans) et un aspect assez négligé, le prince Flaviano Orsini, duc de Bracciano, avait tout ce qu’il fallait pour faire un mari modèle. Il était en effet veuf, sans enfants, d’une Ludovisi, et, tant en terres qu’en or et en joyaux… fabuleusement riche.
Traîner Orsini au couvent de Santa Maria, le présenter à Marie-Anne et le persuader qu’il en était follement amoureux fut un jeu d’enfant pour les deux diplomates. Il fut moins facile de persuader la jeune veuve. Marie-Anne gardait au fond de son cœur l’image de son cher époux et, si elle n’estimait pas devoir lui garder une fidélité éternelle, du moins souhaitait-elle trouver un compagnon agréable. Mais là encore, la dialectique des cardinaux fit merveille. On lui démontra que, devenue princesse Orsini, elle pourrait aisément retourner en France, chose qui était toujours impossible à Madame de Chalais. Elle pourrait également amener au Roi, en la personne de son riche époux, un nouveau fidèle dans la cité de Rome, elle pourrait… mais que ne pourrait faire une femme de son intelligence et de son esprit avec le secours d’un vieux nom connu dans toute la Méditerranée et d’une grande fortune !
Quoi qu’il en soit, ces habiles hommes gagnèrent la partie et, en février 1675, Marie-Anne devenait princesse Orsini et duchesse de Bracciano. Aussitôt, elle se mit en devoir de tenir salon dans l’antique, fastueux et étrange palais Orsini, bâti non loin du Tibre dans les vestiges de l’ancien théâtre de Marcellus. Ce fut une réussite absolue : bientôt, tout ce qui, à Rome, avait un nom, un état quelconque, une fortune, ou tout ce qui pouvait passer d’illustre dans la ville Éternelle, se donna rendez-vous chez la nouvelle princesse. Son salon devint le lieu de rencontre des beaux esprits, un centre artistique mais aussi politique, où l’on débattait toutes les grandes questions européennes. Le vieux rêve de Marie-Anne prenait vaguement corps. Elle ne régnait pas sur un État, pas encore, mais elle régnait déjà sur une foule de gens importants dans plusieurs États. Tant et si bien que l’écho en parvint jusqu’en France et que le Roi fit parvenir à Flaviano Orsini les cordons de ses ordres royaux.
Évidemment, à cette belle façade, il y avait une doublure peu agréable. Le ménage marchait vaille que vaille, Flaviano faisait des scènes ridicules, quand elles n’étaient pas odieuses, et vint le moment où Marie-Anne se déclara incapable de supporter plus longtemps l’humeur massacrante de son époux. Elle parla de séparation. Le cher Portocarrero s’en émut.
— Rien ne vaut une séparation momentanée pour limer les angles un peu trop abrupts d’un ménage, lui dit-il. Allez donc faire un tour à Paris. Il y a des années que l’on ne vous y a vue et vous y rencontrerez, je gage, un grand succès qui vous fera oublier vos déboires conjugaux. Pendant ce temps, votre époux lui aussi se calmera.
Le conseil était bon. Marie-Anne se mit en route, après des adieux assez froids à son mari, qui boudait, et, avec un grand train de maison, se dirigea vers son pays qu’elle n’avait pas revu depuis si longtemps. Elle en éprouvait une joie profonde, un peu grisante. Si souvent, à Madrid comme à Rome, elle avait évoqué les beaux jours de Paris, quand tout y était jeune, brillant, un peu fou. Sous sa joie cependant, se glissait un peu d’inquiétude. Comment la recevrait le plus grand roi du monde ? En rebelle repentie ou en hôte de marque ?
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