Il poussa même le cynisme jusqu’à menacer Luynes d’en faire un incident diplomatique. Furieux mais battu, le duc ne put que se retirer, mais non sans avoir donné à sa fille un étrange conseil :
— Appelez-en au duc Victor-Amédée, ma fille ! Lui seul possède le pouvoir de juguler ce furieux !
— Mais, mon père, je suis venue ici justement pour fuir les entreprises du duc !
Luynes haussa les épaules.
— C’est possible ! Mais c’est à vous de voir quel danger vous paraît le plus redoutable d’un prince jeune, séduisant et tout-puissant ou d’un vieil abbé rusé prêt à aller jusqu’au crime peut-être pour vous posséder !
Ces paroles firent leur chemin dans l’esprit de Jeanne. Son père reparti et, cette fois, ne sachant plus à quel saint se vouer, elle déclara qu’elle en avait assez de Bourbon et voulait rentrer chez elle. L’occasion, d’ailleurs, était belle : tout justement, elle venait de recevoir une lettre de Victor-Amédée qui la suppliait de revenir en lui redisant son amour.
« Vous avez toute puissance sur mon cœur, écrivait le duc. Je vous ferai si grande que nul n’osera lever les yeux jusqu’à vous… »
C’était juste ce qu’il fallait dire. Son parti une fois pris, et sans vouloir écouter les objections de son mentor, Jeanne fit ses malles et reprit le chemin de Turin. Huit jours plus tard, elle était la maîtresse du duc.
Et une maîtresse singulièrement remuante. Cette jeune femme qui avait défendu sa vertu avec tant d’acharnement sembla prendre une sorte de plaisir à étaler sa situation irrégulière. Elle fut en effet presque reine et rien, en Savoie, n’égala sa puissance car le duc en était absolument fou.
Il la comblait de toutes les manières. Non seulement elle fut nommée dame d’atour de la duchesse et eut au palais un appartement proche de celui du duc, mais il la noya sous l’or, les bijoux et les dignités. Bien plus : il l’associa à ses conseils et bientôt chacun sut, à Turin, que c’était elle qui distribuait les postes et que la politique suivie était la sienne. Cela lui valut de nombreuses inimitiés et quelques haines, mais la toute-puissance ne va jamais sans.
Il y avait un autre revers à l’étincelante médaille : le caractère du duc. Victor-Amédée, beau et séduisant, était doué d’un caractère irascible et d’une jalousie quasi maladive qui le poussait parfois à faire enfermer sa maîtresse dans son appartement pendant des semaines. Esclave de ses charmes, il la soupçonnait incessamment d’en user largement avec d’autres et la soumettait à une surveillance que Jeanne supportait de plus en plus mal.
Elle découvrait que, décidément, l’amour est une affaire bien difficile. Certes, elle était débarrassée de l’abbé, qui avait fini par mourir, et même de son mari et de sa belle-mère qui, cette fois ridiculisés publiquement, avaient pris le parti de quitter Turin et de passer en France, c’est-à-dire à l’ennemi car, malheureusement, les relations se détérioraient si bien entre Victor-Amédée et Louis XIV, malgré les efforts de Jeanne, qu’en 1690, ce fut la guerre.
Un véritable déchirement pour la jeune femme. Malgré son mariage, malgré sa liaison, elle était demeurée française jusqu’au bout des ongles. Ses sympathies pour son pays étaient telles qu’elle n’hésita pas à se mettre au service de son Roi, entretint avec Monsieur de Tessé une correspondance qui, vis-à-vis de Turin constituait une trahison pure et simple, et pendant dix ans endura l’enfer.
À mesure que passait le temps et qu’augmentaient des richesses bien près de devenir fabuleuses, la gaîté naturelle de Jeanne et, ce qui est plus grave, sa santé, allaient déclinant. Peu à peu, elle fut hantée par l’idée de son pays, du château paternel et par cette claustration, toujours plus étroite, où la tenait son amant. Timidement, elle essaya d’obtenir de lui qu’il la laissât partir mais, naturellement, il fit la sourde oreille. Alors, insensiblement, l’idée de la fuite s’empara de cette femme comblée mais tragiquement démunie.
Pour cela, elle demanda la seule aide dont elle pût être certaine : celle de son frère. Le chevalier de Luynes, toujours attaché à sa sœur par les liens les plus affectueux, accepta volontiers de devenir son complice pour l’aider à revenir chez elle. Au mois d’octobre 1700, il lui fit savoir qu’il se tenait caché, sous des habits de domestique, aux environs de Turin et qu’il l’attendrait à certain endroit.
De son côté, Jeanne quitta la ville en carrosse comme pour une promenade. Le but en était, officiellement, une charmante maison que possédait son amie la comtesse de Sales non loin de la ville. Personne ne s’était opposé à cette excursion, le duc s’étant absenté pour la journée. Un peu avant d’arriver chez Madame de Sales, la comtesse descendit pour se dégourdir les jambes sous de beaux ombrages et, gentiment, envoya ses gens se rafraîchir dans un cabaret voisin.
À peine seule, elle gagna un chemin de traverse et rejoignit son frère qui l’attendait avec des chevaux et un habit de cavalier. Sans prendre le temps de s’abandonner à la joie des retrouvailles, ils galopèrent jusqu’à Suze, où une litière attendait toute prête. Avec celle-ci ils gagnèrent Exiles, où ils prirent une chaise de poste qui à toute allure les ramena vers la France.
Jeanne était souffrante. Cette fuite avait été une rude épreuve et elle dut s’arrêter à Grenoble toute une nuit, vaincue par la fièvre. Mais elle ne voulut pas demeurer plus longtemps et, possédée par le désir forcené de rentrer chez elle, atteignit Fontainebleau en quatre jours. De là, elle se rendit dans son cher Dampierre.
Hélas, les Luynes ne lui réservèrent pas l’accueil qu’elle espérait. Qu’elle fût la maîtresse du duc, bien, mais une maîtresse en fuite était plus encombrante qu’autre chose, même si, faisant preuve de beaucoup d’esprit, elle s’était fait précéder de sa fortune.
Ulcérée, elle se retira dans un couvent de Poissy. Elle y demeura jusqu’en 1704 où, à la bataille de Hondschoote, un boulet la fit veuve d’un mari avec lequel elle était brouillée depuis trop longtemps pour le regretter.
Libre et riche, elle s’installa rue du Regard et mena sa vie comme elle l’entendait. Son salon fut le rendez-vous des artistes et des intellectuels. Amie du duc et de la duchesse de Bourbon, elle devint leur confidente et leur meilleure conseillère.
L’amour, néanmoins, lui joua encore un tour. Elle s’éprit d’un certain Glucq, beau garçon des Gobelins enrichi dans la teinture, qui, grâce à une terre qu’il avait acquise, se faisait appeler Monsieur de Saint-Pol. Éperdument amoureuse, elle alla jusqu’à l’épouser… morganatiquement, comme l’aurait fait une reine.
C’est à Paris, le 18 novembre 1736, que mourut, à soixante-six ans, celle qui un jour, par amusement, avait composé elle-même son épitaphe :
« Ci-gît dans une paix profonde
Cette dame de volupté
Qui, pour plus grande sûreté,
Fit son paradis de ce monde… »
Marie-Anne de la Trémoille, princesse des Ursins
Elle était le meilleur des agents secrets
Il n’y avait pas tellement longtemps que Louis XIV avait commencé son règne, en cette année 1663, mais nul n’ignorait déjà, dans la haute noblesse française, qu’il valait infiniment mieux ne pas contrarier les volontés de ce jeune homme, ou plutôt sa volonté, qui s’annonçait implacable. Le surintendant Fouquet en savait quelque chose !
Aussi la jeune et charmante comtesse de Chalais ne parvenait-elle pas à comprendre ce qui avait pu passer par la tête de son époux bien-aimé pour avoir osé braver de façon aussi éclatante les édits royaux en se battant en duel en pleine place Royale et en sortant d’un bal chez Monsieur, frère du Roi, où l’altercation devait avoir eu pour témoins la grande majorité des amateurs de cancans, si nombreux à Paris. Elle-même ne s’y était pas rendue, une indisposition l’avait retenue au lit, mais elle s’était étonnée de ne point voir rentrer son mari.
Au lieu de Blaise, c’était une lettre qui était arrivée, portée par un coureur. Une lettre brève, affolée : Blaise s’était battu en duel malgré les édits du Roi, il avait tué son adversaire et s’il ne voulait pas, comme jadis Montmorency, porter sa tête à l’échafaud, il lui fallait mettre une frontière entre la hache du bourreau et lui. Cette frontière, à cette heure, il se dirigeait vers elle à bride abattue et c’était celle d’Espagne. Aussi suppliait-il sa femme de faire ses bagages sans plus tarder, de réunir tout ce qu’elle pourrait trouver d’or et de bijoux et de le rejoindre à Madrid où, grâce à quelques amis, il était sûr de trouver refuge et bon accueil.
Depuis qu’elle avait épousé, cinq ans plus tôt, Blaise de Talleyrand-Périgord, comte de Chalais, Marie-Anne de La Trémoille, fille du duc de Noirmoutiers, n’avait eu d’autre volonté, d’autre plaisir que ceux de cet homme, épousé par amour autant que par raison. Elle avait alors dix-sept ans et n’avait jamais regretté ce mariage car Blaise lui rendait son amour au centuple. Mauvaise tête, bretteur, joueur mais fidèle à sa femme et n’en regardant jamais une autre !
La seule idée qu’il courait les routes, déjà très loin d’elle sans doute, affola la jeune femme. Elle fourra la lettre dans son corsage, appela Émilie, sa camériste, et lui ordonna de préparer les coffres puis de lui procurer un vêtement d’homme.
— Si le Roi me cherche, il ne trouvera qu’un jeune seigneur voyageant pour son plaisir. Et il faut faire vite…
— Madame ne ferait-elle pas mieux de rester ici, au contraire ? plaida Émilie, qui n’avait aucune envie de courir les grands chemins. Elle pourrait voir le Roi qui lui veut du bien, plaider la cause de Monsieur le comte.
— Quand il s’agit de l’échafaud, dit la comtesse, on n’examine les causes qu’après, ou presque. Le Roi doit être furieux que mon époux ait bravé ses édits. Il l’enverra au bourreau. Et moi, il m’offrira un bon couvent pour y pleurer tout à loisir en m’assurant de la part très grande qu’il prend à ma peine et en faisant appel à ma fidélité à la cause royale. Non, Émilie. Nous partons, et ce soir même. Mon époux m’appelle, et moi je n’imagine pas de vivre même un moment sans lui.
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