Sa belle-mère, la comtesse douairière, une vraie celle-là, était une femme revêche, austère, pieuse naturellement, d’esprit étroit et de corps desséché qui n’avait pour les atours et les colifichets qu’un penchant fort mince et qui, se fournissant sans doute en eaux de toilette et produits de beauté à la sacristie de l’église voisine, répandait autour d’elle une odeur qui était peut-être celle de la sainteté mais qui n’en demeurait pas moins regrettablement terrestre ! En outre, cette haute et noble dame était, si l’on peut dire, tirée en double exemplaire : entendez par là qu’elle avait un beau-frère, l’abbé de Verrue, personnage aussi respectable que considérable, d’âge plus que mûr et qui, bien qu’ancien ambassadeur et ministre d’État, n’en ressemblait pas moins de redoutable façon à sa belle-sœur, en vertu sans doute de cette espèce de mimétisme qui sévit chez les gens qui ont longuement vécu ensemble.
Mise en présence de ces deux réfrigérants personnages, la petite comtesse soupira, fit une belle révérence et gagna joyeusement avec son mari l’appartement qui leur était réservé, fermement décidée, pour l’amour de son cher Charles, à faire contre mauvaise fortune bon cœur et à se consacrer attentivement à ses devoirs d’épouse.
Les choses, dans les débuts, allèrent assez bien. Si austères qu’étaient les Verrue, ils ne pouvaient qu’être satisfaits d’un mariage qui unissait à leur famille la fille du Grand Fauconnier de France qui comptait dans sa parenté des Chevreuse et des Soubise. Jeanne, d’ailleurs, quand elle n’était pas retenue au logis par les malaises puis par les soins d’une première maternité, passait beaucoup de temps à la Cour, où elle ne comptait que des admirateurs.
Les fêtes d’ailleurs avaient redoublé d’éclat au printemps qui avait suivi son mariage, pour les noces fastueuses du jeune duc Victor-Amédée II avec la nièce de Louis XIV, la princesse Anne-Marie d’Orléans, fille de Monsieur et de la pauvre et charmante Henriette d’Orléans, morte quatorze ans plus tôt.
La jeune comtesse de Verrue prit une large part aux bals. Dans une cour si jeune et si frivole, une légère atmosphère de galanterie flottait en permanence et Jeanne reçut plus d’une déclaration enflammée, opposant d’ailleurs un refus souriant qui savait ne pas blesser. Qu’avait-elle besoin de l’amour des autres quand son cher époux était toujours aux petits soins pour elle ? De plus elle s’était fait une amie véritable en la personne de la jeune comtesse de Sales et elle ne demandait rien d’autre au destin que de continuer longtemps une existence aussi agréable. Elle en arrivait à oublier belle-maman et l’oncle abbé !
Malheureusement, si Charles de Verrue était un mari fidèle, le trop séduisant Victor-Amédée ne l’était guère. Depuis qu’il avait atteint l’âge d’homme, il n’avait guère rencontré de cruelles, et une fois passés les premiers temps du mariage, il ne vit aucun inconvénient à revenir à ses nombreuses maîtresses. Il en avait une belle collection mais ne demandait qu’à y ajouter d’autres charmants spécimens. Or, un beau jour, il regarda attentivement Jeanne de Verrue.
Elle avait alors dix-huit ans et son éclat était tel qu’il frappa le prince, bien qu’il connût la jeune femme depuis cinq ans. Mais ce soir-là (c’était à un bal à Moncalieri), il la regarda comme s’il ne l’avait jamais vue.
— Comment ai-je pu, Madame, être aveugle au point de n’avoir pas compris, jusqu’à cette minute, que vous êtes la plus merveilleuse des femmes ?
— C’est, Monseigneur, répondit Jeanne, que dans la forêt il est difficile de distinguer un arbre !
— Quand il les dépasse tous, on est impardonnable !
La Cour retint son souffle. Il ne faisait aucun doute que Victor-Amédée venait d’entamer une nouvelle passion. Il y avait des signes qui ne trompaient pas. Restait à savoir comment réagirait la jolie petite comtesse de Verrue.
Heureusement, cinq ans passés à la Cour avaient appris bien des choses à Jeanne, notamment l’art d’accueillir les hommages sans trop promettre mais aussi sans trop décourager. Pourtant, les assiduités de Victor-Amédée se firent bientôt plus pressantes, puis embarrassantes. Le duc, que Jeanne n’osait guère repousser ouvertement, se piqua au jeu et le désir se fit amour véritable, amour ardent et exigeant. Bientôt, Madame de Verrue se trouva acculée à une impasse.
— J’aime mon mari et ne veux point le tromper, confia-t-elle à son amie, la comtesse de Sales. Cependant, si le duc se fâche, mon pauvre Charles risque de faire les frais de cette colère !
— Il y a bien une solution, répondit la jeune femme, c’est de trouver un prétexte pour quitter Turin. Mais encore faut-il que la famille de votre époux soit d’accord !
Au fond, il y avait là une idée à creuser. Décidée à tout pour sauver son honneur et se garder toute pour son cher époux, Jeanne, un beau soir où toute la famille était réunie, déclara froidement que le prince la recherchait comme maîtresse… et qu’elle s’y refusait.
— J’aimerais mieux mourir, déclara-t-elle dans le meilleur style de l’époque, que manquer à mes devoirs d’épouse !
Elle s’attendait à des cris indignés devant la conduite du duc, émis par la comtesse douairière et par l’abbé. Elle s’attendait aussi à ce que son « cher époux » prît feu et flammes et la suppliât de partir le soir même pour une terre lointaine. Il n’en fut rien.
La comtesse douairière la regarda d’un air à la fois surpris et vaguement scandalisé.
— Jusqu’ici, ma chère, lui dit-elle, je n’aurais jamais supposé que vous fussiez vaine à ce point ! Mais je constate que vous ne manquez pas de prétention ! Ainsi, le prince vous recherche, vous ? Alors qu’il est ici tant de femmes d’une éclatante beauté qui ne demandent qu’à lui plaire…
— J’ignore, Madame, si je suis prétentieuse, riposta la jeune femme, outrée, mais je vous dis ce qui est : le duc m’a fait des propositions très précises et je désire quitter Turin !
— Il n’en est pas question ! Quoi, vous fuiriez pour quelques sourires, quelques madrigaux que vous avez eu la sottise de prendre au sérieux ? Mais toute la ville se moquerait de vous. Vous resterez.
L’abbé, lui, promit des prières, et quant au mari, il fut impossible d’en tirer une opinion claire et précise. Il tergiversa, se déroba et finalement prit la porte en déclarant qu’il lui fallait aller inspecter une place de la frontière, ce qui était une manière comme une autre de laisser sa femme se débrouiller comme elle l’entendrait.
Cette fuite ulcéra Jeanne. L’amour qu’elle avait éprouvé jusque-là pour le comte s’en trouva considérablement atténué. Elle en vint à se demander s’il ne voyait pas dans une éventuelle aventure de sa femme avec le souverain une source de faveurs et de rentes. La pauvre Jeanne en fut si révoltée qu’elle décida de lutter seule, avec ses propres moyens. Le départ de son époux avait en effet rendu Victor-Amédée encore plus pressant ; Jeanne savait qu’il lui faudrait céder rapidement.
Elle décida de se retrancher derrière sa santé, se déclara atteinte de rhumatismes particulièrement douloureux, bouda les grandes soirées de la Cour et fit tant et si bien que les Verrue commencèrent à envisager sérieusement d’envoyer Jeanne se faire soigner là où courait tout ce que l’Europe comptait de rhumatisants huppés : à Bourbon-l’Archambault, la ville d’eaux à la mode.
Ce lieu, Jeanne l’avait soufflé sans en avoir l’air parce que, Bourbon se trouvant en France, elle y serait momentanément à l’abri des entreprises du prince. Mais elle s’y prit de telle façon que la comtesse douairière crut tout de bon que cette brillante idée était née sous sa coiffe de dentelle.
Malheureusement pour Jeanne, la vieille dame émit une condition sine qua non : une jeune dame ne pouvait voyager sans chaperon, et celui-ci était tout trouvé : ce serait l’abbé, qui justement avait lui aussi quelques rhumatismes à soigner.
Jeanne fit la grimace : le remède qu’on lui offrait était pire que le mal, et la médecine fort désagréable à prendre. En effet, elle soupçonnait fort les rhumatismes de l’abbé d’être d’aussi douteuse qualité que les siens et elle n’aimait pas du tout l’idée de partir en voyage avec lui, pas plus qu’elle n’avait aimé la lueur de joie qui avait brillé dans ses yeux froids quand le départ avait été décidé. Depuis quelque temps, il se montrait envers elle d’une amabilité qu’elle jugeait suspecte. Et elle ne se trompait pas : ce vieillard s’était pris en effet pour sa trop charmante nièce d’une passion qu’il avait su assez bien dissimuler jusque-là mais qu’il paraissait avoir de plus en plus de mal à endiguer.
À peine à Bourbon, il donna libre cours à cet amour sénile et poursuivit la malheureuse Jeanne d’aveux enflammés et d’assauts nocturnes contre la porte de sa chambre des plus pénibles à supporter. Affolée de se voir ainsi livrée sans défense à cet homme qui plus qu’un autre aurait dû veiller sur elle et la respecter, Jeanne appela son père à son secours.
Le duc de Luynes, alarmé, accourut sans se faire prier et eut avec sa fille une longue conversation.
— Si vous ne me tirez de là, mon père, gémit la malheureuse, je serai obligée de lui céder : il ne se passe pas de nuit qu’il ne vienne prier à ma porte ou ne cherche à se cacher dans ma chambre ; tôt ou tard, par surprise ou par violence, il arrivera à ses fins. Emmenez-moi !
Le Grand Fauconnier ne demandait pas mieux, jugeant la situation véritablement grave, et il informa l’abbé de son intention d’emmener sa fille à Paris. Il pensait que l’autre, un peu honteux peut-être, céderait sans peine à l’autorité paternelle ? Il n’en fut rien. Rendu à peu près enragé par la passion insensée qu’il éprouvait, l’abbé déclara fort roidement au duc que Madame de Verrue étant sa nièce et sujette de Monseigneur le duc de Savoie, il ne saurait être question pour elle de rentrer chez son père, et surtout d’y rentrer sans lui, son chaperon.
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