Le visage de Racine se figea tandis que son œil se glaçait.
— Tu me chasses ?
— Je ne te chasse pas. Je te demande de me laisser seule un moment… Au surplus, tu peux très bien venir souper avec nous à Auteuil, je t’invite.
— Grand merci… je n’aime pas partager.
Sur cette méchanceté, Racine s’en fut en claquant la porte, laissant Marie, plus soulagée qu’inquiète, achever de se démaquiller.
Ces petits soupers d’Auteuil étaient la bête noire de Racine. Depuis que les Champmeslé avaient acheté une petite maison champêtre dans ce village aimable et vert pour s’y reposer des fatigues de la scène, ils aimaient y recevoir leurs amis, surtout à la belle saison. Le village était de plus en plus à la mode depuis une cinquantaine d’années que l’on y avait découvert des eaux curatives, et nombre de personnalités du monde et des arts y prenaient terre. Molière y logeait fréquemment.
Chez les Champmeslé, toute une bande joyeuse de gais lurons et de jeunes femmes aussi jolies que peu farouches se réunissait souvent pour des soupers qui se terminaient parfois fort tard. Mais de grands jardins entouraient les maisons et le bruit ne gênait personne. La règle était de bannir la tristesse, l’hypocrisie et la pruderie et, parfois, la fête dégénérait en orgie, ce dont Racine avait une profonde horreur. Il refusait toujours d’y paraître.
Ce soir-là pas plus que les autres il ne rejoignit la riante compagnie. S’il l’eût fait, il eût été rassuré, car Marie n’assista pas davantage au souper. Comme elle allait quitter le théâtre pour monter en carrosse et rejoindre ses invités, une femme, vêtue comme une servante de bonne maison mais masquée, sortit d’une encoignure et s’approcha d’elle.
— Une personne de haut rang, qui ne vous veut que du bien, souhaiterait s’entretenir avec vous sans témoins, Mademoiselle. Voulez-vous me suivre ?
— Comment ? Tout de suite ? s’étonna la comédienne. J’ai des amis qui m’attendent et ma soirée est prise. Ne peut-on remettre à demain !
— Demain, la personne en question ne sera pas libre. Et elle est de celles que l’on ne peut faire attendre. Venez-vous ?
Marie jeta un coup d’œil vers son époux, qui à cet instant la rejoignait. Le brave Charles était toujours le même mari affectueux, attentionné et d’une infinie discrétion. Elle lui chuchota quelques mots à l’oreille en désignant la messagère.
— Va sans moi, lui dit-elle. Et excuse-moi auprès de nos amis.
Charles était réellement bien dressé. Il ne protesta même pas pour la forme, baisa le bout des doigts de sa femme et monta dans la voiture qui attendait. Marie se tourna vers sa visiteuse.
— Est-ce à pied que je dois vous suivre ?
— Non pas, Mademoiselle. Ma maîtresse vous a envoyé un carrosse qui vous attend tout près d’ici.
Un carrosse en effet attendait. Mais sur les portières artistement décorées, Marie ne distingua aucune sorte d’armoiries. Une rose peinte les remplaçait.
La messagère n’avait pas cru utile de cacher à Marie le but du voyage, et quand le carrosse franchit le portail d’un majestueux hôtel de la rue Vieille-du-Temple, la comédienne sut à quoi s’en tenir. Comme tout Paris, elle connaissait l’hôtel de Turenne-Bouillon et comprit que la grande dame qui la faisait demander avait une grande chance d’être la duchesse de Bouillon en personne.
Marie ne se trompait pas. Quand elle franchit le seuil de la chambre fastueuse où la messagère l’introduisit, elle reconnut aussitôt la jeune femme, l’une des plus remarquables beautés de la Cour.
Comme ses sœurs, Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon, avait une beauté très italienne : des cheveux de nuit, des yeux de feu, un teint de fleur joints à une grâce inimitable et à une grande vivacité de gestes et de langage. Elle portait ce soir-là un négligé de satin couleur d’aurore qui la faisait ressembler à quelque rose géante.
Elle accueillit la révérence profonde de la comédienne avec un sourire chaleureux qui était peut-être son plus grand charme et, sans lui laisser le temps de se confondre en politesses, lui indiqua un fauteuil tiré auprès du sien, dans l’angle de la cheminée.
— Si je vous ai fait venir avec quelque secret, lui dit-elle, ce n’est pas pour assouvir une vaine curiosité. Bien souvent, je vous ai applaudie, Mademoiselle, et me plais à rendre un hommage éclatant à votre grand talent.
— Madame la duchesse est trop bonne.
— Du tout, du tout. C’est d’ailleurs l’admiration que je porte à une actrice de votre classe qui m’a dicté la démarche où vous me voyez. Je vous veux du bien, Mademoiselle, et serais désolée qu’il vous arrive malheur.
La Champmeslé s’étonna sincèrement :
— Malheur ? À moi ? Madame, je suis trop petite pour que le malheur, qui est une grande chose, se soucie de moi.
— Vous êtes la plus grande comédienne de Paris. Et si je parle de malheur, c’est que je sais ce dont je parle. Il vous arrivera malheur si vous ne rompez pas toute relation avec ce Monsieur Racine.
Le nom de son amant tombant des lèvres fines de la duchesse mit instantanément la comédienne sur ses gardes. Elle n’ignorait pas combien Marie-Anne Mancini détestait Racine, auquel elle tentait d’opposer une foule d’écrivains plus ou moins heureux. Elle avait même pris la tête d’une cabale dirigée contre le poète. Marie réfléchit un instant. Sa réponse pouvait être grosse de conséquences, avec une nature aussi bouillante que la duchesse.
— Malheur par lui ? fit-elle avec un air d’innocence admirablement joué. Madame la duchesse doit se tromper. Que Madame la duchesse considère que je l’aime et qu’il ne peut rien arriver de mal puisque lui aussi m’aime.
La duchesse se pencha sur le bras de son fauteuil. Son éventail de dentelle vint se poser sur le bras de sa visiteuse.
— Avez-vous déjà entendu parler de la Du Parc… et de sa mort étrange ? Ne saviez-vous pas qu’une tendre idylle la liait à votre Racine, qu’il en était fort jaloux… autant, j’imagine, qu’il l’est de vous-même. Elle était, elle aussi, la plus grande à cette époque. Or, un beau jour, subitement, en pleine gloire, en pleine jeunesse car elle n’avait que trente-cinq ans, elle est morte. Et, pour beaucoup, ce mal mystérieux qui l’enleva portait un nom.
Rouge soudain jusqu’à la racine de ses beaux cheveux, la comédienne s’était levée. Elle luttait difficilement contre la colère mais se maîtrisait tout de même.
— Je ne puis croire une chose pareille. Qui oserait affirmer cela ?
— Ceux, apparemment, qui ont de bonnes raisons de le faire. Connaissez-vous cette devineresse qui fait courir tout le Bel Air, ma chère ? On la nomme la Voisin.
— J’en ai entendu parler, mais je ne la connais pas.
— C’est dommage. Si j’étais vous, j’irais lui faire visite. Elle pourrait vous dire de fort intéressantes choses sur la mort de la Du Parc. Au nombre de ses clientes, elle a compté la Du Parc pendant fort longtemps et elle compte encore la marquise de Gorla, la belle-mère de la comédienne. Madame de Gorla possède, paraît-il, les preuves de l’empoisonnement.
Toujours debout à quelques pas d’elle, la Champmeslé regardait la duchesse. Il n’y avait rien d’inquiétant sur ce charmant visage, rien d’autre que la plus visible sympathie pour elle. Mais elle ne pouvait se défendre d’un sentiment de méfiance. Il était peu naturel que cette belle dame, si haut placée, se souciât de la vie d’une simple comédienne, même célèbre. Elle voulut en avoir le cœur net.
— Que souhaiteriez-vous donc me voir faire ? demanda-t-elle, oubliant dans son trouble de parler à la troisième personne.
Marie-Anne Mancini ne releva pas la faute de protocole.
— Peu de chose. Pour vous mettre à l’abri, il suffirait de rompre dès maintenant une liaison… inquiétante. Je n’ignore pas que Monsieur Racine est des auteurs de l’hôtel de Bourgogne auquel vous appartenez, vous et votre mari. Mais ce serait la chose la plus simple du monde que vous faire entrer à l’hôtel de Guénégaud, dont la réputation est aussi grande, sinon plus, à mon sens, que ce théâtre. Vous y seriez reçue en reine… Qu’en dites-vous ?
— Qu’il faut que je réfléchisse. En tout cas, je prie Madame la duchesse de croire que je lui suis bien reconnaissante de l’intérêt qu’elle me montre et dont j’espère me rendre digne.
Marie de Champmeslé n’avait aucunement l’intention de changer de théâtre mais elle connaissait trop les femmes de la Cour, et singulièrement, par ouï-dire il est vrai, cette étrange et turbulente clique des Mancini pour attaquer de front la duchesse de Bouillon. Elle ne comprenait que trop ce que souhaitait sa belle hôtesse : retirer à Racine sa principale et prestigieuse interprète, donc l’affaiblir en quelque sorte au profit de la troupe rivale de Guénégaud.
En quittant l’hôtel de Turenne-Bouillon, elle se promit bien de continuer ses relations avec son poète… et aussi de se garder soigneusement de rendre visite à la devineresse nommée Voisin. Elle n’attachait aucune importance à ce qu’avait dit la duchesse de la mort de la Du Parc. Un simple et vil ragot formé par les jaloux, voilà tout ce que cela pouvait être.
Et, avec le bel esprit de contradiction que cultivent beaucoup de femmes, surtout en matière d’amour, Marie n’en aima que plus ardemment, plus visiblement Racine. Bientôt, ensemble, ils préparaient la nouvelle tragédie du poète, Bajazet.
La duchesse de Bouillon n’était pas femme à renoncer quand quelque chose lui tenait au cœur. Bientôt coururent dans Paris cent couplets plus ou moins grivois sur le ménage à trois que formait avec Racine le couple Champmeslé et dont le moins méchant était :
« Champmeslé cet heureux mortel
Ne quittera jamais l’Hôtel
Sa femme a pris Racine là
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